Éco-conception et économie solidaire: «Remettre les pieds sur Terre»

Écrit par David Vives, Epoch Times
09.10.2013
  • Romain Ferrari, président de l’entreprise franco-suisse de matériaux souples Serge Ferrari. (Amabilité de Romain Ferrari)

L’entreprise Serge Ferrari existe depuis 1970. Quelle est son histoire?

Nous sommes deux frères à diriger l’entreprise, Sébastien et Romain, notre père l’a fondée en 1973. Nous fabriquons des membranes composites dans le domaine du souple. Dans les années 70, à l’époque de la crise du pétrole, le domaine du textile cherchait à se diversifier, cela devenait difficile.

Mon père a pensé que si l’on faisait comme les autres, on serait fichu. Ainsi, l’entreprise n’a pu se développer qu’en creusant des singularités fortes. Aujourd’hui, nous avons poursuivi dans cette direction. Sur l’aspect technique, nous avons inventé un procédé de fabrication qu’on appelle le précontraint. Il a des propriétés mécaniques très particulières. Concernant l’aspect commercial, on a aussi essayé de développer des singularités pour pouvoir émerger. Nous avons pensé: «Ce n’est pas compliqué, il suffit de rendre prospère le territoire de nos client!» Pour cela, il faut éviter que le territoire s’appauvrisse. Comme un territoire de biodiversité, s’il s’appauvrit, petit à petit, il ne sera pas résilient et sera beaucoup plus fragile par la suite.

Mon père a été le premier à réunir tous ses clients. Ils étaient une soixantaine en France. Ses clients achetaient ses matériaux et les confectionnaient pour en faire des bâches de camions – jusqu’alors l’application principale. Il leur a fait comprendre que dans dix ans, les bâches de camions deviendraient une commodité, ainsi il n’y aurait pas de place pour soixante acteurs sur le territoire français. C’est inévitable quand on est sur ce type de marché: il y a une concentration qui s’opère, et donc un appauvrissement qui émerge. Il y avait donc un choix à faire: soit la concentration des clients – de 60 à… 2 – et l’appauvrissement du marché, soit on se diversifiait à 60 en prenant de nouveaux territoires de marché. On a alors proposé à nos clients de se faire une place ailleurs, d’aller explorer l’architecture textile, le monde agricole, les protections pour le monde industriel, le service aux collectivités et les services aux particuliers. Dans le même temps, on leur a suggéré de partager entre eux, en réseau, toutes les nouvelles innovations applicatives qu’ils trouveraient, de partager leur savoir et les meilleures pratiques.

Une autre idée était de partager le travail en cas de saturation. Ainsi, on a formé, sans le savoir à l’époque, ce qu’on appellerait de nos jours un réseau d’économie solidaire. Aujourd’hui, il y a toujours soixante confectionneurs «généralistes» en France, ils ne font plus beaucoup de bâches de camions et sont sur une multitude de marchés. Ce sont toujours des entreprises artisanales, familiales, qui vivent bien, qui ont formé un réseau. Ils ont un site internet – relais-textile.com – capable de faire une offre unique pour chaque demande. Ils sont satisfaits de leur façon de vivre, et nous, nous sommes également contents que nos clients soient heureux. Si on avait suivi la concentration du métier, on n’aurait que deux clients et on ne parlerait plus que de prix, on évoquerait peu l’innovation, la performance, etc. C’est vraiment l’esprit de base de notre entreprise, de pouvoir créer cette singularité. Ce principe a été repris sur d’autres territoires comme l’Allemagne, la Pologne, l’Espagne, l’Italie, etc.

Vous avez mis en place un fonctionnement écologique très complet dans le traitement de vos produits, notamment dans le recyclage, et vous avez ainsi diversifié vos activités. D’où vous est venue cette idée, et qu’est-ce qui vous a poussé à la mettre en œuvre?

C’est une logique de pérennité, de résilience, et cela passe par une prise de conscience de l’empreinte de nos activités.

On est capable aujourd’hui de faire des analyses de cycles de vie sur nos produits, mais aussi sur les applications de nos clients de manière à prendre conscience que derrière un usage, il y a une empreinte; si on peut fournir un service avec moins de ressources, et mobiliser ces ressources le plus longtemps possible, on allège le poids du cycle de vie. Pour moi, c’est le premier enjeu, bien avant le recyclage. Des études montrent très bien qu’à 3% de croissance, le recyclage ou l’économie circulaire, contrairement à ce qu’on entend partout, ne permet pas de reporter significativement l’échéance de rareté des ressources. Ce n’est pas cela du tout, c’est bidon! Si on veut le faire, il faut limiter la croissance des demandes des matériaux à 1% par an. C’est seulement là que le recyclage pourrait être intéressant car il permettrait de reporter l’échéance de rareté à plus de cent ans.

Nos applications sont très diversifiées, allant de l’ensemble des grands bâtiments, des protections solaires à haute performance thermique, aux structures itinérantes. Nous travaillons également sur des barrages antipollution, des réserves d’eau ou des lacs de haute montagne. Chaque fois que l’on calcule l’empreinte de nos activités, on s’aperçoit que 80 % des impacts se créent en amont de nos usines, dans la production de la matière plastique de synthèse. Nos confrères industriels font en général le même constat : la majorité des impacts environnementaux provient de l’extraction des ressources, de l’affinage et de la fabrication des matières premières. En ce qui nous concerne, nous travaillons beaucoup sur la légèreté dans toutes nos applications.

En interne, nous avons aussi découvert que le recyclage pouvait amener certains avantages en termes de management, d’entreprise. D’abord, c’est très motivant pour nos collaborateurs, qui sentent que dans leur métier, ils peuvent agir. Ensuite, cela permet d’absorber les fluctuations et les charges sur nos activités à flux tendu (car le recyclage est gérable en flux « distendu »). Cela nous a donné une résilience sociale à l’intérieur de groupe, c’est important. Ce n’est pas très rentable de recycler, mais cela fait partie d’une offre de valeur. Il y a des marchés qui sont sensibles à cette offre.

On voit beaucoup de projets d’entreprises solidaires et participatives qui se construisent aujourd’hui autour d’un projet visant à améliorer la qualité de vie, l’entraide dans la société ou le respect de l’environnement. D’où vient selon vous cette nouvelle tendance de l’entrepreneuriat, et à quels développements peut-on s’attendre dans le futur?

Ce développement de l’économie collaborative, c’est probablement une des rares possibilités de rebond et de redémarrage des activités dans le futur. J’y attache beaucoup d’importance.

Aujourd’hui, ces économies collaboratives viennent exploiter de toutes petites niches qui sont laissées vacantes par le territoire de l’économie traditionnelle. Prenons l’exemple du Japon. Il existe là-bas 200 monnaies complémentaires, qui vivent en parallèle avec le yen. Elles sont là pour accompagner les activités économiques complémentaires dont les fonctions n’ont pas pu être desservies et remplies par l’économie classique. Par exemple, le système d’aide à la personne âgée. Le principe est simple: si avant l’âge de la retraite, vous assistez des personnes âgées, vous cumulez un certain nombre de points. C’est une monnaie électronique (Fureai-Kippu) tout à fait officielle et reconnue par les institutions, qui dépend du nombre d’heures que vous consacrez aux personnes âgées et de la difficulté de la tâche. Une fois atteint l’âge de la retraite, vous avez ce compte à disposition. Il vous permet de rémunérer des services aux personnes âgées. Vous pouvez également transférer une partie de ce compte à une personne de votre famille qui en aurait plus besoin. Ce système est un système complémentaire, qui a sa propre valeur temps, qui ne sera pas touché par la fluctuation de la valeur monétaire, et qui crée une forme de communauté d’engagement.

Culturellement, au Japon, si on est une personne âgée, on ne se fait pas aider par une personne qui n’est pas de la famille, cela ne se fait pas. Mais avec cette monnaie, cela passe, les Japonais ont confiance en ce système-là. Il y a comme cela, plus de 200 monnaies qui vont accompagner certains secteurs collaboratifs. Car le problème de tout système collaboratif qui est connecté à la monnaie en subit les règles.

C’est ainsi qu’en Suisse, ou en Bavière, il existe le Franc WIR ou le Chiemgauer. Ces monnaies facilitent l’échange de biens et de services à l’intérieur du territoire. Cela a une vocation écologique. De fait, on va plutôt consommer, produire ou échanger sur le territoire sans faire faire des distances très importantes à l’ensemble des biens.

Ces initiatives portent en elles le germe d’un certain nombre de renaissances importantes qui vont être nécessaires dans le domaine des activités humaines. Aujourd’hui, quand on parle de plan de relance, cela ressemble plus à de l’acharnement thérapeutique qu’à autre chose, c’est-à-dire qu’on veut réappliquer les méthodes du passé à un système qui est en train de défaillir justement parce ce qu’on y a appliqué ces méthodes.

Vous avez déclaré, lors de la création de la fondation 2019:

«En 2019, 50 ans après le premier pas de l’homme sur la Lune, je voudrais avoir aidé nos contemporains à remettre les pieds sur la Terre». Quels sont les objectifs de cette fondation?

C’est une fondation personnelle. On voit aujourd’hui, partout, des initiatives formidables, travaillant sur le social et l’environnemental.

J’ai voulu, à travers les travaux de cette fondation, m’attaquer à ce qui empêche ces initiatives d’émerger, voire de dominer sur les parts de marchés. L’idée est de lever les points de blocage. Parmi eux, celui qui me semblait le plus important était celui des externalités. En gros, quand on produit de façon responsable, quand on consomme en achetant de façon responsable, on le fait avec moins de dommages pour la collectivité. Mais parfois, cela passe par un coût de production un peu plus élevé, parce qu’on y a intégré toutes les contraintes, donc il arrive très souvent que le coût final soit un peu plus élevé. Ce qui pose un problème: un producteur ayant un coût de production un peu plus élevé, parce qu’il travaille bien, ne vendra rien. Sauf à des militants, mais cela ne représente pas la majorité.

Le consommateur, lui, s’il est obligé d’acheter plus cher un produit responsable, ne pourra pas le faire systématiquement, car il faut un certain pouvoir d’achat, et être engagé, ce qui fait deux conditions. Donc, on constate un phénomène de blocage. L’idée des travaux de la fondation est de pouvoir isoler la part des externalités dans les échanges. On va regarder une transaction – un producteur qui vend à un consommateur – et sur l’ensemble du cycle de vie, on va regarder s’il y a des externalités, ces coûts cachés qui n’auront pas été pris en compte au moment de la transaction. Ces coûts cachés, c’est la collectivité qui devra les assumer. L’une de nos idées principale s’appelle la «TVA circulaire»: une TVA réduite sur les produits et services à faible externalité. De cette manière, le producteur, même s’il est un peu plus cher dans le coût de fabrication, ne sera pas forcément plus cher in fine sur le marché, il ne perdra pas de parts de marchés – aujourd’hui, il les perd. Le consommateur avec une TVA réduite ne sera pas forcément obligé de payer plus chère une offre responsable, comme cela elle sera à sa portée.

Quant à la collectivité – c’est la partie la plus délicate à mettre en œuvre –, on doit la rassurer, lui dire: «Si on favorise ce type de transaction, acceptez de prélever moins de fiscalité, acceptez de moindres rentrées fiscales, parce qu’on va prouver que vous aurez moins de dépenses publiques par ailleurs, des dépenses sur la santé et l’environnement, de prévention, de restauration, de protection, de réparation, etc. L’ensemble de cette équation, si elle est mise en œuvre, permettra de donner raison sur le marché, avec les lois du marché, aux gens qui sont responsables quand ils produisent ainsi qu’aux consommateurs qui sont responsables dans leurs achats.»

Pourquoi 2019? C’est une boutade. En 1969, l’homme a fait le premier pas sur la Lune, 50 ans après avoir mis le premier pied sur la Lune, il serait temps de remettre les pieds sur Terre! (Rires). Vous savez, en 1970, l’économie était rentrée dans une apesanteur totale, parce qu’on pouvait imaginer une croissance illimitée, dans la mesure ou l’on pensait que les ressources étaient illimitées, et que si de toute façon les ressources allaient se tarir, le génie humain allait pouvoir remplacer la finitude des ressources par quelque chose de magique. Seulement voilà, on ne l’a pas trouvé. Pourtant, les solutions sont là! Il n’y a pas de problème technique, philosophique, humain ou culturel au sujet d’un futur qui soit viable. Il existe simplement aujourd’hui des règles économiques qui étouffent ces initiatives.

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