Introduire des valeurs humanistes dans le système financier

The Epoch Times
20.04.2015
  • L'économiste Philippe Dessertine est intervenu au Sénat sur la régulation financière le 14 avril dernier. (Kan Zhongguo)

Faisant écho au 70e anniversaire de la création des Nations unies, la question de réformer l’ONU a été abordée au Sénat mardi dernier dans le cadre d’une conférence organisée par M. André Gattolin, sénateur des Hauts-de-Seine et conjointement par Marie-Françoise Lamperti, présidente de l’association Agir pour les Droits de l’Homme. Cette conférence a donné lieu à plusieurs interventions, dont celle de l’économiste et directeur de l’Institut de haute finance, Philippe Dessertine, qui a abordé le thème de la régulation financière.

Aujourd’hui, en ce 14 avril 2015, nous pouvons considérer que nous sommes probablement dans une zone de préparation d’une faillite ou d’un choc en matière financière au moins équivalent à celui de Lehman Brothers du 15 septembre 2008.

Le shadow banking

À l’heure où je vous parle, se tient à New York une réunion internationale concernant la problématique et les risques créés par ce qu’on appelle le shadow banking – les banques de l’ombre – c’est-à-dire le système financier non régulé par les instances internationales bancaires.

Nous sommes aujourd’hui à l’aube, à nouveau, de grands cataclysmes financiers probablement plus violents et avec encore plus de conséquences que ceux que nous avons connus il y a sept ans.

Alors, à quoi le choc Lehman Brothers a-t-il donné lieu? tout d’abord, à une réflexion sur la régulation financière internationale. Je crois que nous devons avoir conscience que, à la suite de Lehman Brothers, un certain nombre de mesures importantes ont été prises à l’échelle mondiale pour encadrer toute l’industrie financière internationale. Nous avons considéré la possibilité de mettre en place une organisation et une réaction correspondante.

G20 et régulation financière

Concrètement, cela s’appelle le G20. Comme vous le savez, on a tous les deux ans le G8 et le G20. La France l’avait accueilli en 2011. Il est ensuite parti en Australie, en Russie, au Mexique. Le G20 a justement pour but, normalement, de faire le point sans arrêt sur la question de la régulation financière. Il a été constitué pour cela, même si les dernières réunions du G20 ont été rapidement plus géopolitiques que financières et économiques. Ce qui était assez étonnant dans la mesure où nous avons les Nations unies pour les questions géopolitiques et que les travaux préparatoires du G20 sont systématiquement autour de la régulation financière.

Le grand organisme qui a été créé par le G20 pour réguler la finance mondiale s’appelle le FSB (Financial Stability Board). Ses locaux sont hébergés dans la ville de Bâle dans l’immeuble où est également installée la BRI, la Banque des Règlement Internationaux (ou BIS en anglais, Bank for International Settlements) qui est l’un des grands organismes créés après la guerre pour la régulation économique mondiale, en complément de la Banque Mondiale et du FMI. La BRI date d’ailleurs en réalité des années 30, c’est-à-dire au moment de la crise de 29.

Encadrer la finance bancaire

La régulation a donc été mise en place. L’idée d’essayer de contrôler et de regarder le mode de fonctionnement de la finance mondiale a largement progressé depuis 2008 et pourtant, vous l’avez entendu, dès le départ, nous sommes dans un risque de plus en plus fort par rapport à la finance, pourquoi? eh bien parce que cette régulation financière que nous avons vu se mettre en place notamment à partir de 2009-2010, a eu un certain nombre d’effets importants et particulièrement autour de l’encadrement de la finance bancaire.

Cet encadrement de la finance bancaire a eu une conséquence forte et tangible, regrettée d’ailleurs par beaucoup, y compris beaucoup de politiques, quelle que soit leur obédience. Du coup, les banques et la finance ont beaucoup moins participé au processus d’investissement et au processus de relance des économies occidentales dans ce qu’on a voulu être l’après-crise.

Nous devons avoir conscience que le problème de la régulation est que l’on bride évidemment l’activité financière et que, de ce fait, on va remettre en cause une partie de l’activité financière majeure qu’est l’investissement. Quand on ne bride pas l’activité financière, on peut se retrouver dans une situation qui nous amène à un cataclysme de type Lehman Brothers.

Nous sommes vraiment dans une situation extrêmement compliquée où l’une et l’autre des solutions présentent d’énormes inconvénients, et lorsqu’on les gère l’un après l’autre, on a tendance effectivement à ne voir que l’inconvénient et à se précipiter dans l’autre sens.

Une finance qui se soustrait à la régulation

Alors, à quoi a conduit cette régulation très forte mise en place notamment par le FSB et par les autorités bancaires depuis 2009-2010? je le répète, à avoir un encadrement de plus en plus fort du monde bancaire, et du coup un développement absolument extraordinaire, incroyable de ce que l’on appelle justement cette finance de l’ombre, une finance qui va se soustraire à la régulation qui a été mise en place – j’insiste – se soustraire à cette régulation avec l’assentiment des autorités, que ce soient les autorités politiques bien entendu qui ont intérêt, les autorités financières, économiques et souvent même les autorités monétaires.

Nous devons avoir conscience que, par exemple, aujourd’hui, la Banque Centrale Européenne (BCE), confrontée à la difficulté de faire passer la finance à l’intérieur de l’économie réelle, de relancer l’économie alors qu’elle émet de la monnaie, entérine l’utilisation d’une finance non régulée qui permet justement ce transit plus facile de la liquidité créée par la banque centrale vers l’économie réelle.

On voit donc que les autorités monétaires, les autorités financières, les autorités politiques sont confrontées à cette énorme question: comment fait-on pour, en même temps, utiliser l’investissement et le financement associé au monde financier et l’encadrer suffisamment pour ne pas aboutir à des comportements aberrants qui conduiraient à des catastrophes de type Lehman Brothers?

Redisons-le, aujourd’hui cette finance de l’ombre se manifeste notamment par un grossissement de la sphère de ce qu’on appelle la gestion d’actifs avec aujourd’hui des acteurs qui sont absolument gigantesques et qui se sont constitués en quelques années.

On peut évoquer par exemple les 3 très, très grands fonds de gestion d’actifs que sont les fonds BlackRock, Vanguard et Pimko. Ces 3 fonds anglo-saxons rassemblés représentent, en volume de bilan, l’équivalent du PIB de la production de la zone euro, c’est plus gros que la Chine! Ce sont ces monstres qui sont apparus et qui proviennent, au fond, de la dérivation de la finance pour essayer de se sortir de la problématique de régulation.

 

Quelles actions en France et en Europe?

Alors cela m’amène à la deuxième question qui doit se poser à l’Europe et à la France: aujourd’hui, que fait-on?

La première chose évidemment, c’est de regarder la question financière dans sa globalité, c’est-à-dire dans sa dimension de risque – et la notion de risque doit être associée à cette notion qui est apparue depuis la crise de 2008 et la faillite de Lehman Brothers – ce qu’on appelle le risque systémique, le fait que la finance aujourd’hui peut faire exploser le système mondial. Lorsqu’on évoque les relations internationales, on doit avoir conscience que l’ensemble des relations internationales aujourd’hui est totalement relié, voire très souvent dominé, par les relations autour de la sphère financière.

Il y a donc cette dimension de risque, et en France notamment, on a une vision financière qui est focalisée sur cette question de risque. Puis il y a la deuxième dimension que j’évoquais et qui est absolument majeure, absolument majuscule, que nous devons comprendre en France: il s’agit de l’importance pour l’investissement à venir.

La fin du modèle occidental

Nous avons évoqué à la fin de la conférence précédente la question du sommet climatique qui va se dérouler à Paris. On voit bien que cela pose de nombreux problèmes du point de vue politique, y compris aux plus hautes autorités françaises. Très souvent, dans les programmes ou les projets que l’on peut présenter, la question climatique est finalement très peu présente.

On doit comprendre que cette crise que nous vivons depuis 2007 est une crise beaucoup plus importante qu’une crise financière ou économique. Nous sommes à la fin d’un ancien modèle. Le modèle occidental qui est le nôtre, qui est celui que nous continuons de préconiser, de développer, ne tient pas s’il est appliqué à l’échelle du monde.

La Chine, aujourd’hui pays émergent majeur, deuxième puissance du monde, se rend compte tous les jours qu’il n’est pas possible d’envisager une consommation à l’américaine dans la population chinoise. Cela n’est pas tenable.

Nous avons à inventer un nouveau modèle. Ce nouveau modèle est possible dès aujourd’hui, car si l’on doit se féliciter de la mondialisation, dans un premier temps, cela doit être autour de l’avancée de la science. La science contemporaine fait des progrès absolument incroyables qui permettent très rapidement d’envisager des applications dans la constitution d’un modèle nouveau de fonctionnement des sociétés humaines et en particulier des sociétés économiques.

Investir dans un modèle d’avenir

C’est possible, mais cela signifie un investissement absolument massif, ça veut dire que la question financière que nous évoquions à l’instant et évidemment le problème du non dysfonctionnement financier doit permettre d’investir massivement, de constituer les éléments qui sont absolument nécessaires pour basculer très vite d’un modèle obsolète et ancien – mais qui néanmoins continue d’exister – vers un modèle qui soit réellement un modèle d’avenir.

Je crois qu’en France, nous devons comprendre que le rejet de la finance – donc de la logique d’investissement – que nous avons, aboutit, comme dans le reste de l’Europe, à des retards absolument tragiques! Notre économie est fondée sur de jeunes utopistes, des gens qui ont imaginé le futur, qui ont accepté le progrès, qui sont devenus leaders mondiaux en matière économique et en matière de développement scientifique… en 1900! Les grandes sociétés françaises sont des sociétés de jeunes gens formidables qui s’appelaient Peugeot, Citroën, Panhard, Dassault.

On vend depuis quelques jours des Rafale qui sont des avions qui ont été pensés par Marcel Dassault lui-même. C’est lui qui a pensé le concept du Rafale, même pas son fils qui est largement octogénaire aujourd’hui! C’est le père, Marcel, qui a eu cette espèce d’ultime vision géniale sur l’aéronautique militaire – pardonnez-moi ce raccourci de vision géniale en ce qui concerne de l’armement.

Nous sommes toujours avec une vision de l’ancien monde alors qu’actuellement, nous voyons se développer un peu partout des méga-sociétés parfois très inquiétantes! La plus grande capitalisation du monde aujourd’hui s’appelle Apple. C’est la première fois dans l’histoire que nous n’avons ni une entreprise pétrolière ni une entreprise automobile.

La deuxième qui est en train de monter très vite, et là nous parlons en centaines de milliards de dollars, c’est Google. Google est en train d’inventer une grande partie du nouveau monde, en tout cas de la nouvelle façon d’investir demain.

La finance au service de l’économie

Où sont les entreprises qui pèsent au minimum un milliard, au minimum dix milliards en Europe dans le nouveau monde? Eh bien, vous pouvez les chercher, il n’y en a aucune, aucune! Donc, là, cette question de la finance et cette nécessité d’aller et de réfléchir autour de la finance, de dire que nous avons besoin de réintégrer la finance à l’intérieur de la sphère européenne, c’est quelque chose qui doit nous ramener à la raison, à l’utilité de la finance. Et qui, bien entendu, ne doit pas être une finalité qui serait strictement, on va dire, interne, une stricte finalité financière.

Alors, ensuite, cela veut dire que si nous regardons et nous intégrons la finance réellement à l’échelle européenne et à l’échelle française, il y a un vrai changement d’état d’esprit de ce point de vue. Nous avons aussi alors à réfléchir ultra-vite à la manière dont nous allons participer à cette régulation.

La régulation de la finance mondiale aujourd’hui est anglo-saxonne. Dans une certaine mesure, elle est reprise aujourd’hui par un certains nombres de pays émergents dont la Chine. Les Européens en sont tragiquement absents, c’est-à-dire que les approches qui sont mises en place sont la plupart du temps des approches que les Européens vont appliquer mais sur lesquelles ils n’ont pas travaillé. Et la plupart du temps, pour des raisons idéologiques, à l’origine en disant «ça ne nous intéresse pas, c’est sale». Le résultat? on finit par appliquer des logiques de régulation qui sont clairement des logiques de régulation avec des limites.

Intégrer trois éléments fondamentaux

Par rapport aux enjeux de la finance et surtout les enjeux de l’invention du nouveau modèle économique qui est devant nous, nous avons alors de fait à accepter ou à intégrer trois facteurs, trois éléments fondamentaux.

Le premier, c’est que si nous participons à la finance avec les logiques et les valeurs de l’Europe, il faudra porter fort cette idée que nous voulons une finance régulée, mais nous ne voulons pas, par la régulation, manipuler la finance. Aujourd’hui, la régulation est un outil de pouvoir, et je le répète, le fait que l’Europe en soit absente est dramatique aussi pour cette raison là parce que ce pouvoir nous échappe. Nous avons apporté l’idée que la régulation est indispensable mais qu’elle peut et qu’elle doit déboucher sur une logique qui est une logique d’investissement, de régulation de l’investissement et donc d’acceptation de ne pas exercer le pouvoir sur cette sphère absolument majeure de l’économie mondiale.

Deuxième conséquence, cela veut dire que ce pouvoir sur la finance, nous allons jusqu’au bout de sa signification et que nous acceptons là aussi que la logique financière doit être une logique non seulement au service de ceux qui la gèrent mais même plus largement au service des échanges mondiaux. Cela veut dire que très concrètement, au cœur de la régulation financière, nous devons absolument avoir les banques centrales.

Aujourd’hui, les politiques menées par les banques centrales occidentales sont des politiques d’affrontement. Nous parlons de currency war, de guerre des devises. L’Europe est rentrée dans cette logique. C’est probablement la pire des idées possibles. L’avenir absolument indispensable au mode de fonctionnement d’une planète en matière économique qui serait un mode de fonctionnement le plus harmonieux, en tout cas le plus universel possible, suppose absolument une concertation des politiques de banques centrales. Une concertation, cela veut dire évidemment la non utilisation d’une manière très concrète de l’arme monétaire, dans le mode de fonctionnement du développement.

Faire passer des valeurs humanistes

Pour terminer, il faut aussi envisager de faire passer un certains nombres de valeurs. Je le disais tout à l’heure, la finance et l’économie ne sont pas des secteurs sales, dans lesquels il n’est pas possible d’aller sans se salir. La finance et l’économie sont des secteurs qui permettent de porter au plus haut des valeurs, des valeurs humanistes, y compris d’une civilisation.

Il faut absolument le comprendre et l’intégrer. Si vous ne le comprenez pas et ne l’intégrez pas, cela veut dire que nous laissons nos valeurs aux portes de l’économie. Aujourd’hui, c’est probablement la chose la plus grave. Et en même temps, la menace la plus forte que nous ayons au moment où je le répète, nous sentons revenir le temps des orages. Cela veut dire qu’il faudra assumer les mots et je les assumerai, en ce qui me concerne, je peux vous le garantir, y compris quand dans quelques jours, dans quelques semaines ou dans quelques mois, quand à nouveau nous aurons un crack  boursier, un crack financier et que l’opinion publique aura tendance à dire: «il faut écarter cette approche». Ce sera la pire des réactions possibles.

Nous aurons à regarder les choses en face. Nous dirons: «pourquoi avons-nous à nouveau des dysfonctionnements?» Parce que nous les avons créés, parce que nous n’avons pas voulu participer à la manière éventuellement de les éviter et je pense qu’en ce qui nous concerne, Français – j’essaie de faire passer ce message le plus souvent quand je le peux dans les médias – chacun doit l’intégrer, le comprendre. Je vous remercie.