ENTRETIENS EPOCH TIMES

« La France est directement menacée par Moscou » selon Philippe Fabry

mars 18, 2024 19:34, Last Updated: avril 15, 2024 14:06
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ENTRETIEN – Philippe Fabry est géopolitologue, historien des institutions et des idées politiques. Dans cet entretien, il décrypte la dernière interview d’Emmanuel Macron consacrée au conflit russo-ukrainien et plus précisément à l’envoi de troupes françaises en Ukraine.

Epoch Times – La semaine dernière, le président de la République était interviewé par nos confrères de France 2 et de TF1, Anne-Sophie Lapix et Gilles Bouleau à l’Élysée. Un entretien qui intervient plus de deux semaines après ses déclarations sur la possibilité de l’envoi de troupes françaises sur le front ukrainien. Emmanuel Macron n’a pas rétropédalé, il a même assumé et maintenu ses propos. Quel est votre regard sur l’éventualité de l’envoi de troupes sur le front ukrainien ?

Philippe Fabry – Je pense qu’il faut se replacer au début du conflit pour comprendre ce qu’il se passe aujourd’hui. On peut se demander si le refus de l’ambiguïté stratégique par les Américains à la veille de la guerre, n’a pas justement favorisé l’invasion de l’Ukraine. Je rappelle qu’à la fin de l’année 2021 et au début de l’année 2022, c’est-à-dire un moment où il y avait déjà une montée des tensions, Joe Biden avait dit que même en cas d’invasion, il n’enverrait pas de troupes au sol en Ukraine. Cela a naturellement envoyé un signal de faiblesse à la Russie. Si les Américains n’avaient pas dit ça, la situation serait peut-être différente aujourd’hui. En ce qui me concerne, je pense que les Russes auraient quand même attaqué, parce qu’il y avait des ressortissants occidentaux présents au moment de l’invasion et ils ont été évacués.

Ce rappel étant fait, nous sommes aujourd’hui dans la deuxième phase du conflit, avec une montée en puissance industrielle de la Russie, avec les divers problèmes causés par la guerre en Europe. Nous ne sommes plus dans la période où l’Occident pouvait espérer une victoire de Kiev. Et dans ce contexte, il y a cette volonté d’Emmanuel Macron de faire ce qui n’avait pas été fait en 2022, déployer des troupes à Kiev ou à Odessa pour arrêter les Russes.

Si on analyse la séquence au premier degré, on peut voir de la part d’Emmanuel Macron une forme de posture franche à l’égard de la Russie. Mais il y a une autre interprétation à envisager, en particulier, quand on lit les termes de l’accord de défense franco-ukrainien. Il est notamment écrit : « La prévention, la dissuasion active et les mesures à prendre face à toute nouvelle agression de la part de la Fédération de Russie ». Et cela soulève une autre hypothèse, qui voudrait que toute la séquence médiatique actuelle d’Emmanuel Macron soit faite pour donner du crédit à cet accord, ce qui serait un moyen d’expliquer aux Ukrainiens que s’ils négocient une sortie du conflit – avec éventuellement quelques concessions à la Russie, ils ne seront pas ré-envahis dans deux ans. Ce qui est une grande crainte des Ukrainiens.

Il est donc fort probable que l’on soit dans une phase de montée des tensions pour tenter une désescalade en négociant une sortie de conflit. Mais en même temps, il y a également le sujet d’une autre agression qui pose question puisque l’accord de sécurité prévoit un soutien à l’Ukraine en cas de nouvelle agression du Kremlin. Pour qu’il y en ait une nouvelle, il faudrait que celle en cours cesse et qu’une autre arrive ensuite. Donc quel est l’intérêt de ce texte si on envoie des troupes tout de suite ? J’ai du mal à voir la cohérence. L’interprétation la plus plausible, à mon sens, est que la récente détérioration de la situation ukrainienne, notamment depuis la chute d’Avdiivka, cause une certaine panique chez les dirigeants européens.

Au cours de l’entretien, Emmanuel Macron a aussi déclaré que « ce qui se joue en Ukraine, c’est une guerre ‘existentielle’ pour notre Europe et pour la France ». Considérez-vous également que la France soit directement menacée par la Russie ?

La France est directement menacée par Moscou. Rappelez-vous que la Russie s’en prend à nos intérêts en Afrique depuis des années. Pour parler simplement, nous avons été expulsés du Sahel. Nous sommes également victimes d’une cyberguerre et nous subissons les réseaux d’influence du Kremlin installés dans notre pays. J’ajoute que les médias russes ont adopté une posture très agressive à notre endroit et ils évoquent très régulièrement des possibilités de frappes sur notre territoire.

Maintenant, nous avons des intérêts à défendre au niveau européen et ce qui est très clair, c’est que dans la vision stratégique de la France depuis le Général de Gaulle, l’Europe est une forme d’extension de la France qui doit nous permettre de maintenir un statut de puissance à l’échelle mondiale, parce que la France seule serait isolée.

C’est le fameux levier d’Archimède qui est resté l’un des fondements de la vision française de l’Europe. Il est assez clair qu’au regard de l’engagement moral qui a été pris vis-à-vis de l’Ukraine, un échec des puissances européennes et plus particulièrement de la France serait une humiliation devant le reste du monde, notamment l’Iran, la Chine ou les États-Unis en particulier après une élection éventuelle de Donald Trump.

N’y a-t-il pas, selon vous, un décalage entre cette option envisagée d’envoi de troupes sur le sol ukrainien et la réalité matérielle de l’armée française. Un rapport parlementaire publié l’an dernier pointait notamment du doigt le manque de munitions dans nos forces armées…

C’est clairement là que se pose la question et on se demande si Emmanuel Macron fait preuve de bonne foi quand il évoque la possibilité de l’envoi de troupes. Pendant l’interview, il a expliqué que la France avait doublé le budget des armées avec la loi de programmation militaire qui s’étend jusqu’en 2030. Mais nous en sommes encore très loin, nous sommes seulement en 2024, la situation mondiale peut avoir totalement changé d’ici 6 ans, la guerre peut avoir fini ou une autre peut avoir commencé.

Ou alors, on peut imaginer que le président de la République joue la carte de la montée en puissance tout en sachant qu’il ne peut pas aller plus vite. Parfois, on a envie de promettre quelque chose en sachant qu’on n’en a pas les moyens, mais on promet quand même en espérant qu’on les aura. D’où son idée de financer la guerre par les eurobonds et d’une certaine manière de faire payer les autres nations européennes, notamment l’Allemagne. C’est assez logique, à partir du moment où la France est « la première épée de l’Europe », les autres peuvent au moins financer les moyens militaires.

Aussi, il a suggéré de puiser dans les stocks de munitions d’autres puissances militaires. Même s’il n’a pas donné de noms de pays, par instinct, je dirais que nous allons nous tourner vers l’Inde. Je pense que c’est le pays qui, vraisemblablement, a le plus de stocks disponibles de munitions et qui a été très longtemps un client des Russes – mais qui maintient cependant sa neutralité à l’échelle mondiale.

Certains opposants politiques d’Emmanuel Macron, à l’instar du président des Républicains Éric Ciotti, lui reprochent de « souffler sur les braises d’un potentiel conflit mondial à des fins électorales ». Qu’en pensez-vous ?

Je pense que tout dirigeant politique utilise toujours tout à des fins électorales, mais ça ne fait pas des fins électorales les raisons déterminantes de ce qu’ils choisissent. La stratégie d’Emmanuel Macron est dictée par autre chose, notamment la réalité du terrain en Ukraine. Les Russes ont recommencé à grignoter des territoires, les Ukrainiens manquent de munitions et ça doit faire quinze jours qu’ils sont à quatorze contre un au niveau du rapport de feu. En plus, dans son interview, il n’a pas tellement joué la carte électorale, il n’a pas chargé le RN ou LFI. Je crois qu’il espère un effet de bord sur les élections mais ce n’est pas la raison principale de sa décision.

L’accord de sécurité entre Paris et Kiev a été approuvé par l’Assemblée nationale, puis par le Sénat. À la Chambre basse, les écologistes LR, le PS et le groupe Liot ont voté pour, LFI et le PCF contre et le RN s’est abstenu. Le conflit russo-ukrainien semble dessiner un nouveau clivage politique en France qui dépasse la droite et la gauche. Comment qualifieriez-vous ce nouveau clivage ? Est-ce une opposition entre les pro et les anti-américains ? Est-ce plus un peu plus subtil ?

C’est un peu plus subtil et profond à mon sens et c’est même quelque chose qu’on trouve dans beaucoup de démocraties aujourd’hui, avec ce qu’on a appelé la montée du populisme. Aujourd’hui, nous pouvons lire le clivage politique d’une manière différente de celui avec la droite et la gauche. C’est-à-dire qu’aux deux extrêmes, il y a un type de population que, dans un ouvrage sur la théorie des clivages que j’ai écrit il y a quelques années, j’appelais les « anticonformistes », autrement dit, des gens qui sont par nature hostiles au système et à tout ce qui en émane, notamment les décisions du gouvernement, jugées illégitimes par l’extrême-droite réactionnaire ou par l’extrême-gauche révolutionnaire.

Ensuite, vous avez les conformistes, ceux qu’on peut également appeler les modérés, qui vont de la gauche à la droite en passant par le centre. Ils sont très souvent d’accord avec le gouvernement et le critiquent de temps à autre, mais pas en tant que système. Ils sont pour le compromis.

En France, nous avons déjà connu ça dans l’histoire. Il y a cette tendance très française à former des coalitions de mécontents, c’est-à-dire des anticonformistes qui, souvent, communient dans les mêmes choses, en raison de leur détestation du gouvernement – comme au moment de la crise sanitaire il y a quatre ans, des gilets jaunes en 2018 ou des gens opposés à la Constitution européenne en 2005. Depuis le début de la guerre en Ukraine, c’est à nouveau très clair. Les gens modérés soutiennent l’Ukraine et les anticonformistes, qui ne sont pas forcément pro-russes, s’opposent au soutien à Kiev parce que c’est ce que fait le gouvernement et, par définition, ça leur semble suspect. Ils pensent qu’il y a des objectifs cachés, imposer un état de guerre etc…

Ces extrêmes se rejoignent dans ces moments précis de danger militaire pour une raisons simple : soutenir le gouvernement reviendrait selon eux à faire perdurer le système alors que leur priorité est que tout change.

Vous pouvez également retrouver les vidéos de Philippe Fabry sur sa chaîne YouTube

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