Les philanthropes au secours du journalisme américain

23 juin 2018 20:21 Mis à jour: 23 juin 2018 20:21

Les philanthropes américains investissent désormais dans l’écosystème médiatique. Preux chevaliers défenseurs d’un journalisme de qualité, le gousset bien garni, ils sèment à tout vent dans le cyberespace, créant des sites d’information au pays du Premier Amendement et du Watergate. État des lieux.

Quand les financiers réparent les dégâts de la crise de 2008

Le journalisme n’est pas à l’article de la mort, mais il connaît un véritable passage à vide. Depuis la crise financière de 2008, plus d’une centaine de quotidiens américains ont disparu, et le « quatrième pouvoir » a perdu 25 % de ses effectifs en dix ans. Les bons Samaritains de la finance ont donc décidé d’intervenir : chaque année, les magnats de Wall Street se délestent d’au moins 200 millions de dollars pour soutenir le journalisme à but non lucratif. Richard Tofel, président de ProPublica, est clair :

« Leur soutien est crucial pour le journalisme d’enquête, qui coûte cher, ne rapporte pas toujours et que les grands médias délaissent »,

Située en plein cœur de Manhattan, la rédaction de ce site d’investigation fondé en 2008 a déjà récolté trois Pulitzer. Du 1er au 9 juin 2015, nous l’avons visitée, ainsi que celle d’Inside ClimateNews (New York), du Texas Tribune et du Texas Observer (Austin) ainsi que de Crosscut (Seattle). Tous les cinq ont la même mission : miser sur le « pourquoi » plutôt que sur le « comment » d’une information devenue un produit manufacturé comme un autre.

En 2014, le Pew Research Center dénombrait 172 start-ups non lucratives. À l’entrée de chaque site est affiché le même mot : donate (« donnez »). La liste des gros donateurs est également énumérée. Les fondations richement dotées considèrent leur implication financière comme un investissement social. Ainsi que le résume Herbert Sandler, magnat de l’immobilier, contributeur généreux au Parti démocrate et grand mécène de ProPublica (où il a investi 35 millions de dollars depuis 2008), leur rôle se limiterait à dire

« Voici un chèque, embauchez des pointures et faites du bon journalisme »

ProPublica, Inside ClimateNews, le Texas Tribune, le Texas Observer et Crosscut ont tous un code d’éthique affiché sur leur site et ne font montre d’aucune opacité quant aux dons reçus. Crosscut, par exemple, affiche la liste de ses donateurs qui va de Boeing à JPMorgan Chase. La transparence, pour eux, est aussi importante que l’objectivité.

Dick Tofel, président de ProPublica, expliquait en 2013 pourquoi le soutien des donateurs est important (vidéo en anglais).

Diversifier ses financements et accroître sa notoriété

Pour ne pas être entièrement dépendants de leurs mécènes ou des fondations (qui assurent en moyenne le tiers de leur financement), les cinq rédactions visitées font parfois appel au crowdfunding. On le sait, depuis le développement du Web 2.0, le financement participatif est populaire dans le journalisme. Amener les internautes à payer pour un reportage qui les intéresseraient fait aussi partie, selon les responsables des sites visités, de la nouvelle architecture médiatique. La publicité fait également son apparition sur leurs sites Internet.

Afin d’accroître leur notoriété, ces sites d’actualité offrent gratuitement leurs reportages aux médias traditionnels, à condition que l’intégrité de leurs contenus soit respectée. Cela leur assure une plus grande visibilité sur la place publique, accroît leur crédibilité et renforce leur imperméabilité rédactionnelle.

Leurs contenus, produits via un journalisme basé sur une approche multiscalaire, font également la différence. Les reportages sont longs, fouillés, contrairement à ceux des quelque 1 400 quotidiens américains. Soumis depuis plus de 10 ans à des coupes budgétaires (leurs revenus publicitaires ont baissé de moitié depuis 2010), ces derniers sont au contraire contraints à produire moins, et toujours plus court.

La philanthropie, une tradition américaine

Les dons des fondations aux médias n’ont pas commencé avec la crise financière de 2008. Depuis leur création en 1970, la National Public Radio (NPR) et la Public Broadcasting System (PBS) sont sur la liste permanente du mécénat d’entreprise (corporate sponsorship) qui finance au moins 20 % de leur budget. Dans le monde de l’information numérique porté à bout de bras par le mécénat, ces deux médias de qualité sont souvent cités en exemple.

La philanthropie est profondément enracinée dans l’imaginaire collectif des Américains. Bon an, mal an, les bons Samaritains de la finance se délestent d’au moins 10 milliards de dollars. Sous l’influence de Bill Gates et de Warren Buffet, 40 milliardaires annonçaient publiquement en août 2010 qu’ils donneraient au moins la moitié de leur fortune de leur vivant ou à leur mort. Par intérêt personnel ou par altruisme ? Peu importe. Les médias en crise sont de plus en plus nombreux à faire appel au mécénat.

En 2012 par exemple, le Los Angeles Times, cinquième quotidien des États-Unis (qui vient d’être vendu pour 500 millions de dollars au milliardaire sino-américain Patrick Soon-Shiong) avait reçu plus d’un million de dollars de la part de la fondation Ford pour embaucher des journalistes. Ces recrutements devaient lui permettre d’accroître sa couverture de l’immigration, enjeu permanent du paysage politique californien.

Crédibilité et indépendance

À Austin, au Texas, un autre site numérique a gagné ses lettres de noblesse grâce à des fonds philanthropiques. Le Texas Tribune est à la capitale de l’État du pétrole ce que Politico est à Washington : un site consacré uniquement à la politique. « Pour nous, ce qui compte, c’est d’éduquer politiquement nos lecteurs, sans aucune partisanerie », note l’éditrice Emily Ramshaw, une ancienne journaliste du Dallas Morning News.

Les cinq sites visités insistent pour rappeler que le soutien financier (et « désintéressé ») du monde philanthropique contribue à redonner ses lettres de noblesse au journalisme d’enquête américain, en perte de vitesse depuis plusieurs années. Sur ce point, la position de David Callahan, fondateur et éditeur de Inside Philanthropy (un site d’actualité consacré aux grandes fondations et aux riches donateurs) est claire :

« Je ne pense pas que le journalisme puisse retrouver sa vigueur d’antan grâce à la philanthropie, mais je pense vraiment qu’elle peut le maintenir sous assistance respiratoire »

Selon lui, les « philanthrojournalistes » pourraient rencontrer un problème de crédibilité, surtout en cette période où le populisme ambiant génère une importante défiance vis-à-vis des élites.

À ce sujet, tous les sites financés par des mécènes se disent « objectifs ». Tous affirment avoir un « mur de feu » entre leur salle de rédaction et l’argent reçu sous forme de dons. Evan Smith, qui a fondé en 2009 le Texas Tribune avec l’aide du millionnaire John Thornton, l’assure.

« Nous évitons d’être influencés par nos donateurs de la même manière que les médias traditionnels cherchent à ne pas l’être par leurs annonceurs publicitaires. Pourquoi serions-nous plus susceptibles de l’être ? C’est absurde. »

L’information, un service public

Quoi qu’il en soit, pour les responsables des cinq sites visités, le « bon journalisme » doit être subventionné. Il ne peut être uniquement tributaire de la « religion du profit » et de la publicité, qui assure encore les trois quarts des revenus des médias américains.

En investissant dans les médias, secteur qui ne garantit guère de rentabilité, les organisations philanthropiques accomplissent une démarche citoyenne. Certes, les responsables et journalistes de ces sites à but non lucratif reconnaissent que l’information est un produit. Mais pour eux, il s’agit également d’un service public, au même titre que l’éducation ou la santé.

Le modèle d’affaires traditionnel (qualifié d’« industriel ») ne répondant plus aux besoins du marché, d’autres pistes doivent être explorées pour continuer à faire fonctionner la société civile. La philanthropie en est une. Longtemps, les médias avaient échappé à l’attention des mécènes. Aujourd’hui, le journalisme à but non lucratif financé par les philanthropes ou des fondations imprime sa marque sur la Toile américaine.

Antoine Char, professeur journalisme, Université du Québec à Montréal (UQAM)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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