ASIE / PACIFIQUE

Pourquoi la Chine, plus que la guerre en Ukraine, menace la sécurité alimentaire mondiale

février 13, 2023 7:41, Last Updated: février 13, 2023 7:44
By Antoine Bouët, Christophe Gouel et François Chimits (CEPII)

En ce début 2023, la flambée des prix agricoles, qui a marqué l’année qui vient de s’écouler, semble derrière nous. Les prix des produits les plus affectés, comme les céréales et les oléagineux, ont en effet retrouvé leur niveau de fin 2021. Les prix de l’énergie et des fertilisants sont eux redescendus de leur pic de 2022 sans toutefois revenir à leur niveau de 2021.

Ce retour des prix à des niveaux plus bas ne doit cependant pas faire oublier que les prix étaient déjà très élevés en 2021, ce qui montre bien que l’invasion de l’Ukraine par la Russie n’était pas la cause première de cette crise, mais un facteur aggravant d’une situation tendue qui lui préexistait.

Le prix des céréales était, en effet, 44 % plus haut en décembre 2021 qu’un an plus tôt ; l’augmentation était encore plus spectaculaire pour le blé, dont le prix avait augmenté de près de 80 % entre ces deux dates. Or en 2021, ces niveaux inquiétaient déjà les organisations internationales travaillant sur la sécurité alimentaire, car ils mettaient en péril les approvisionnements en nourriture dans de nombreux pays pauvres dont les finances sortaient très affaiblies de la crise sanitaire.

Le maintien de prix à des niveaux aussi élevés pendant maintenant plus de deux ans menace fortement les progrès réalisés en matière de sécurité alimentaire depuis deux décennies.

Bien entendu, les causes de ces évolutions sont multiples, mais l’une d’entre elles, pourtant majeure, est rarement évoquée : la politique menée en Chine pour assurer sa sécurité alimentaire. Celle-ci s’est matérialisée par la constitution de stocks de céréales et par la mise en place de restrictions aux exportations de fertilisants, mesures qui ont contribué à la hausse des prix mondiaux et aux difficultés pour sortir de cette crise.

La Chine dépendante depuis 2003

Avec 18 % de la population mondiale pour seulement 8,6 % des terres arables en 2020, la Chine fait face à un défi quasi structurel de sécurité alimentaire. D’autant que ses terres arables ont diminué de 6 % de 2009 à 2019 (ministère des Ressources naturelles) sous la pression de l’urbanisation et offrent une productivité moyenne relativement modeste.

Cette situation délicate est aggravée par la pollution des eaux et des sols, particulièrement saillante par le passé du fait d’une administration peu regardante. Jusqu’au début des années 2000, la consommation alimentaire chinoise était assurée principalement par des approvisionnements locaux, le commerce avec le reste du monde étant extrêmement limité.

L’enrichissement de la Chine s’est traduit par une transformation de son régime alimentaire : plus de calories et de protéines consommées et plus de produits d’origine animale ; d’après FAOSTAT, en Chine, la part des protéines d’origine animale dans le total des protéines consommées est passée de 32 % en 2001 à 39 % en 2018.

Ce supplément de demande n’ayant pas pu être satisfait par la production intérieure, les importations de produits alimentaires chinois ont commencé à augmenter en 2002, le déséquilibre entre consommation et production s’accélérant même depuis 2013 jusqu’à conduire la Chine à devenir le premier importateur mondial de produits agricoles et alimentaires en 2012.

À ces transformations structurelles s’est ajouté l’épisode d’épizootie de peste porcine africaine qui a détruit la moitié du cheptel porcin chinois en 2018. La reconstitution de ce cheptel à partir de 2020-2021 a conduit la Chine à importer beaucoup plus de maïs : plus de 29 millions de tonnes, contre jamais plus de 8 millions par an auparavant. Un tel accroissement de demande, qui correspondait à 2,5 % de la production mondiale, a significativement contribué à l’augmentation des prix mondiaux en 2021.

Politique nationale, conséquences mondiales

La sécurité alimentaire est en Chine un souci de longue date, comme en témoignent les niveaux de stocks très élevés à la fin des années 1990. Les réserves agricoles publiques sont constituées à la fois des réserves stratégiques nationales, des stocks des différents échelons administratifs (répondant pour partie à des minimas fixés par le gouvernement, dont six mois de consommation pour les provinces consommatrices nettes et trois pour les autres) et des réserves temporaires issues des programmes de soutien des prix.

Avec la montée en puissance des importations de produits alimentaires à partir de 2003, l’enjeu de sécurité alimentaire est réapparu dans les préoccupations des autorités chinoises en 2006. Au-delà d’une présence nouvelle dans les discours de politique générale, un premier Plan-Cadre spécifique a été publié en 2008, fixant un objectif d’autosuffisance sur le blé et le riz à l’horizon 2030, ainsi que la sanctuarisation d’une certaine surface de terres arables au niveau national et aux différents échelons administratifs.

En parallèle, les autorités ont progressivement déployé, à partir de 2006, un programme de soutien aux prix, particulièrement généreux pour les producteurs, au point de donner lieu à un différend porté à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et perdu par la Chine. Ce programme aurait été un élément important de la hausse des réserves chinoises temporaires jusqu’à 2010. Enfin, depuis 2014, les obligations et la responsabilité des autorités locales en matière de réserves minimales ont été renforcées pour plusieurs produits agricoles de base.

Résultat, au cours de la période 2010-2017 la Chine a procédé à une fantastique accumulation de stocks de grains, de sorte qu’aujourd’hui les stocks de l’ensemble des céréales et oléagineux sont estimés à près de 500 millions de tonnes, pour une consommation annuelle de 780 millions de tonnes (graphique 2). Même si ces stocks ont été pour beaucoup accumulés à partir de productions domestiques, ils ont nécessité d’augmenter les importations : les stocks actuels correspondent à près d’un tiers des importations chinoises depuis 2000.

La politique de stockage chinoise illustre bien les effets secondaires d’une politique nationale sur la sécurité alimentaire mondiale. Du fait de la taille du pays, le stockage chinois de céréales et d’huiles végétales a des répercussions significatives sur les équilibres globaux. Concernant le blé, les stocks chinois représenteraient aujourd’hui environ 20 % de la consommation mondiale (graphique 3), soit 54 % des stocks mondiaux. La situation serait encore pire pour le maïs (69 %) et le riz (64 %).

En plus de la taille de ces stocks, leur détention par la Chine représente un enjeu particulier pour la sécurité alimentaire mondiale. En effet, en règle générale, les stocks de céréales sont considérés comme cruciaux car ils permettent d’absorber les chocs temporaires d’offre et de demande : ils contribuent à stabiliser les prix, limitant aussi bien leur baisse, lorsque les récoltes sont bonnes, que leur hausse, lorsqu’elles sont mauvaises.

Une crise différente

La théorie économique nous enseigne que les pics de prix sur les marchés agricoles devraient survenir lorsque les stocks sont au plus bas et qu’il n’y a plus que très peu de marges de manœuvre pour faire face à une mauvaise récolte. Historiquement, cela a bien été le cas : les flambées des prix des années 1970 et 2000 correspondent par exemple à des stocks mondiaux historiquement bas.

La crise actuelle est différente car elle intervient à un moment où les stocks sont historiquement hauts. Mais c’est l’importance des stocks chinois qui expliquent l’abondance mondiale car, dans les principaux pays exportateurs, ces stocks sont au plus bas après le minimum de 2007-2008, autre année de flambée des prix.

Or, les stocks chinois ne jouent pas aujourd’hui un rôle régulateur pour la sécurité alimentaire mondiale car ils ne réagissent pas aux signaux de prix et aux autres tensions sur les marchés. Les stocks ont normalement vocation à absorber les chocs temporaires ou à permettre de bénéficier des hausses de prix.

Mais dans le cas chinois, cela est différent. Lorsque la demande pour l’alimentation animale augmente en Chine à partir de 2020-2021, c’est avant tout les importations qui y répondent, pas les stocks, pourtant abondants. Lorsque les prix flambent en 2022 et que les grands pays exportateurs vident leurs stocks, les stocks chinois ne bougent pas, malgré les opportunités de profits.

Les stocks chinois réagissent donc à des objectifs de politique intérieure : assurer un volant de réserves alimentaires au seul bénéfice de la population chinoise. Le fait que la Chine ait accumulé d’importants stocks, loin de contribuer à une meilleure sécurité alimentaire pour tous, a au contraire diminué les quantités disponibles sur les marchés, les laissant beaucoup plus sensibles aux chocs.

Pékin effondre le marché des fertilisants

Une production mondiale abondante aurait été en 2022 un élément-clé pour sortir de la flambée des prix agricoles. Or, sur cette dimension aussi, une politique chinoise pèse : celle qui concerne les restrictions aux exportations de fertilisants. La Chine a mis en place le 28 août 2021, donc bien avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, une interdiction, jusqu’au 31 décembre 2022, d’exporter du phosphate rock, ainsi que des licences d’exportation de fertilisants. Avant cela, la Chine réalisait 11 % des exportations mondiales d’engrais azoté (1er exportateur mondial), 1,2 % de celles de potasse et 11 % de celles de phosphate.

Les restrictions à l’exportation sont peu régulées par l’OMC, qui grosso modo a pour seule exigence de réclamer aux pays qui les mettent en place d’informer les pays qui pourraient être affectés par ces instruments commerciaux et d’appliquer ces restrictions sans discrimination à tous les membres.

Dans un contexte d’augmentation des prix de l’énergie (énergie nécessaire à la production de fertilisants azotés) et des fertilisants, la Chine a mis en place ces restrictions à l’exportation pour que sa production de fertilisants soit majoritairement vendue aux fermiers chinois. Avec ces restrictions, l’offre de fertilisants sur le marché mondial s’est effondrée et leurs prix se sont envolés en août 2021 à partir d’un niveau déjà relativement élevé, dû à la hausse des prix de l’énergie à partir du premier semestre 2021. Ces restrictions à l’exportation se sont traduites par une baisse des exportations chinoises de fertilisants de 7 millions de tonnes entre 2021 et 2022 pour l’ensemble des fertilisants, soit une réduction de 23 %.

Les pénuries mondiales de fertilisants en 2021 et 2022 ont limité la production agricole mondiale. Si les hausses des prix de l’énergie sont un des principaux facteurs de ces tensions, les restrictions aux exportations chinoises ont aussi joué un rôle non négligeable et souvent omis. Les prix mondiaux des fertilisants ont baissé significativement depuis le premier trimestre 2022, tout en restant très élevés par rapport à janvier 2020 (graphique 1).

Le risque d’un « multi-bilatéralisme »

Cette situation est d’autant plus inquiétante que les prix des fertilisants ont augmenté beaucoup plus que ceux des produits agricoles, ce qui devrait amener les agriculteurs à en utiliser moins et donc peser encore sur la production agricole mondiale.

Ces dernières décennies, la Chine est devenue un acteur majeur sur les marchés agricoles internationaux, comme sur de nombreux autres marchés. Avec un poids plus important dans le commerce agricole et alimentaire mondial, on aurait pu espérer une conduite de sa politique commerciale coordonnée avec celles de ses partenaires.

Au contraire, ce poids plus important s’est accompagné de politiques internes de très grande ampleur conduites sans coordination avec ses partenaires et dans une relative opacité, affectant ainsi un système alimentaire fragile. Même si la Chine n’est pas seule responsable de la crise actuelle, ses politiques y ont contribué, alors même que la vente des stocks chinois pourrait mettre fin aux tensions.

L’importance de ces réserves chinoises rend d’ailleurs d’autant plus nécessaire l’engagement multilatéral de la Chine sur les enjeux de sécurisation des approvisionnements alimentaires des pays les plus vulnérables. Or, en dépit des initiatives de la France, de l’UE et du G7 en ce sens en 2022, au plus fort des tensions sur les marchés agricoles mondiaux, Pékin n’a fait état d’aucune volonté d’aller au-delà des mécanismes multilatéraux existants.

Dans le même temps, le sujet de la sécurité alimentaire a été bien plus fréquemment traité dans les échanges bilatéraux et plurilatéraux des dirigeants de la République populaire en 2022, pouvant laisser craindre une préférence de Pékin pour une forme de « multi-bilatéralisme », plus à même de permettre une exploitation géostratégique de sa puissance de marché.

Antoine Bouët, Directeur, CEPII; Christophe Gouel, Conseiller scientifique au CEPII, directeur de recherche, Inrae et François Chimits, Économiste, programme scientifique « politiques commerciales », CEPII

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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