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Désir de lire

Écrit par Armelle Chitrit
23.07.2011
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Une manifestation importante s’est déroulée ces derniers mois à Lyon, et dans toute la région Rhône Alpes: il s’agit des cinquièmes Assises Internationales du Roman du 23 au 29 mai, dans le site extraordinaire des Subsistances qui longe les bords de la Saône. Écrivains, comédiens, philosophes, grands reporters et scénaristes ont apporté une diversité de voix, une diversité de langues, pour toute une semaine d’échanges et de lectures avec un très large public. Le temps d’un instant, attardons-nous sur cet évènement.

Les Assises se sont ouvertes avec la présence d’un romancier, essayiste dont on ne peut plus ignorer l’œuvre: il s’agit de Pascal Quignard, révélé au grand public par Tous les matins du monde en 1991. Au roman, genre auquel je me sens à chaque fois une fausse débutante, il m’a ramenée avec Le Salon du Wurtemberg, Gallimard 1986. Il s’agit d’une écriture qui se partage entre l’élégance et la recherche érudite, entre la précision et l’océan où elle puise du grave qu’elle amène à la lumière, et du léger qui enfin nous frôle dans un mouvement d’aile. C’est le précieux d’un travail monumental et minutieux: à la hauteur de la curiosité, que l’auteur nous fait partager. S’efface-t-il? Sans doute: «Je ne peux pas penser que je suis à ma source», dit Quignard dans son entretien, pour signifier, il est vrai, qu’on n’écrit jamais seul. Il oppose «gravité» à «singularité» et plaide une position différente de celle des romantiques, avec l’idée que le romancier n’est pas le sujet de son histoire: que c’est plutôt l’histoire, celle d’une dépression nerveuse, par exemple, dans Carus (1979), son premier roman, qui en est le sujet. Ainsi démystifie-t-il l’image toute puissante de l’auteur, courante encore de nos jours, à qui la position d’archéologue conviendrait sans doute davantage. De cette toute puissance, il en écarte tout autant le lecteur, dont j’ai compris qu’il respecte la pudeur et l’hésitation à prendre le risque de se laisser perturber par un livre. Il vient nous ramener à l’extase que procure la lecture, cette sortie du temps à laquelle il ne faut pas forcer, surtout pas ! Il n’y a aucune raison qu’on ne s’y dispose immédiatement. 

Sortir de soi et partir en voyage

Ce serait violence que d’imposer la lecture pour tirer tout un chacun de son monde. Il faut être disponible à sortir de soi, et à sortir du temps sans doute, comme on partirait en voyage et aucune injonction de lire, ni même d’être libre, ne peut prévaloir sans motif majeur. C’est une sorte de consentement à cette extase qui s’élabore dans le dialogue que suggère la compagnie du livre. Quignard met à l’oeuvre tous les moyens de ce voyage. Son écriture se partage entre l’essai réflexif, attentif et le surgissement d’une histoire dont on va recréer les strates par une sensibilité, une perception dont l’auteur n’aura pas lissé les aspérités. Dans Les escaliers de Chambord (1989), la perception lacunaire «d’une petite barrette bleue» peut nous faire désirer une entrée psychanalytique de l’œuvre: à l’instar de Proust qui en a ouvert la voie. L’auteur de À la Recherche du temps perdu (1913-1927) n’est pas plus un sujet, au sens où il ne conduit pas son oeuvre, mais où il laisse remonter cette histoire des ténèbres pour, l’exécutant alors, renaître à lui-même et à son écriture: «Je suis de mon temps», ajoute Quignard annonçant son prochain livre Les solidarités. Dans ce dernier, le Buto qui s’inscrit comme une «danse des ténèbres pour essayer de renaître et renaître après la catastrophe» est le sujet qui permet à Quignard de boucler la boucle d’Hiroshima à Fukushima, en suivant cette trame de gravité. La singularité de son écriture nous invite souvent, tel un poème en prose, à «sortir du temps» pour en faire germer tous les possibles.

Entendre raisonner d’une chambre d’enfant un rire de lire... est un bonheur sans nom.

Arrêter le temps, «décélérer» propose Philippe Meirieu, pour donner aux jeunes «Le goût de lire», avec la table ronde du mercredi après-midi, le rendez-vous des enseignants auxquels de nouveaux défis s’imposent. S’arrêter pour lire? À condition d’avoir de «bons livres!»: c’est le cri que rapporte Timothée de Fombelle de son récent échange avec les libraires. Ce jeune auteur qui, dans son premier ouvrage Tobie Lolness (2006) nous a donné à rêver tout le XXe siècle à travers la fuite de son personnage. Ainsi, caché aux creux des écorces, courant parmi les branches, épuisé, les pieds en sang, Tobie qui ne mesure pas plus d’un millimètre et demi fuit. Son père a refusé de livrer le secret d’une invention révolutionnaire, sa famille a été exilée, emprisonnée. Son peuple habite «le grand chêne», lieu imaginaire pour visualiser toutes les catastrophes du XXe siècle dont nous sommes aujourd’hui les héritiers, et en particulier les enfants à qui s’adresse ce livre. C’est du Proust en bonbon, dont les adultes peuvent se régaler sans modération. Cette littérature «jeunesse» en lien avec des critères souvent commerciaux joue aussi de son talent pour nous réconcilier avec le rêve que la réalité du «devenir adulte» aura sans doute quelque peu embrumée. Pour ceux qui n’auraient pas eu la chance de surmonter «la petite Madeleine», il existe du Proust en jeunesse! Un Proust dont la transparence ne gâche pas les méandres de métaphores qui permettent aussi cette fuite, ces refuges. L’écriture ouvre des chemins, comme la main tendue d’un camarade et la lecture, en ce sens, constitue sans doute ce dont les «jeunes» peuvent bien se saisir pour  tirer sur, ou se tirer d’une ignorance (béante ou béate), pour ne pas rester la proie des vrais dangers qui les attendent au bout du chemin. Il faut saluer ces livres qui nous font savourer la reconquête d’un esprit critique au cœur de soi: cette forêt que l’on peut défendre contre le pilonnage, avec de bonnes idées, quand on s’y est soi-même aventuré.

Tobie Lolness, prochainement adapté au cinéma, est aussi un roman pour les poètes, dont le défi est de rendre léger le lourd et de rapprocher le lointain pour retourner la catastrophe en énergie humaine. Si vous avez perdu le goût de lire ou si vous désirez le donner à vos enfants, sachez que tout le monde est d’accord chez Gallimard, comme chez les auteurs pour dire que cela passe par une immersion: la musique des mots, l’émotion... Françoise Jay a cependant jeté la pierre à l’école, au collège et d’une façon maladroite ravive son conflit avec l’institution. Pour les avoir traversés lors de nombreux remplacements, je soulignerais que les collèges me font plutôt dire que l’institution protège et castre! Mais que l’école soit louée! Tant que nous ne sommes pas obligés de mettre à la porte des adolescentes de 14 ans et ni de renoncer à la lecture dans l’espace du collège. Car, nous n’avons pas été livrés en pâture à toutes les violences, et nous avons été éduqués à nous détourner des corruptions aussi, grâce à Balzac et au Père Goriot. Hors de la réalité, nous oublions ce temps trivial, synonyme d’argent et de survivre. Les institutions qui autrefois garantissaient la lecture, permettent encore que les livres soient bien gardés, mais jamais autant que les enfants qui y trouvent souvent refuge, pour donner à ce qui nous échappe un terrain d’aventure.

Renouer avec le goût du lire

S’accrocher à des bribes de textes et que ces bribes existent simplement pour inventer sa propre histoire! Ainsi Philippe Meirieu nous encourage plutôt à lire lentement, donnant à l’activité de la lecture, un tout autre goût que celui du défi qui nous ferait tourner des pages. Du moins, plusieurs rythmes possibles et pleins de chemins différents: la lecture à haute voix dont on ne doit pas mépriser l’importance sociale et symbolique. Il évoque l’Almanach de Vermot qui a inspiré Perec et tant de générations rassemblées comme on l’a fait ensuite autour de la radio, autour de la télévision, autour d’une découverte qui impliquaient le groupe socialement et symboliquement. «De l’intime à l’universel sans violer cette intimité», la lecture, selon la définition à laquelle Philippe Meirieu veut nous rallier, permet de partager nos angoisses dans un face à face qui n’est pas individuel mais qui, livrée à d’autres, est un savoir partagé ou à partager. Lorsque l’on parle de plaisir, l’éditeur va chercher à définir ce terme autour de la séduction que représente le livre, mais c’est une séduction qui ne va pas obligatoirement dans le sens de l’entrée en lecture, laquelle constitue un encodage -décodage, moins «binairement» automatique que le code barre des achats.

Évidemment dans un double discours qui a aussi ses prémices et sa violence implicite, l’injonction de lire «Il faut lire» peut susciter une panique, comme l’insinuait Pascal Quignard; une inhibition qui va à l’encontre de la liberté et du plaisir que cette lecture devrait procurer. Est-ce toujours un temps de liberté que ce temps gagné sur l’angoisse, si nous exerçons sur nos jeunes la pression d’un plaisir que nous choisissons à leur place? Oui mais, on ne peut aimer que ce que l’on connaît. Donc il faut imposer des lectures au jeune pour qu’il puisse aussi faire des choix. La notion de plaisir au cœur du débat passe sous silence cette difficulté, facile à nier par les convaincus. Cette attitude fondatrice qu’est la lecture, et qui demande de «décélérer», présuppose aussi le désir de franchir cette difficulté. C’est aussi par l’acte d’écrire qu’on peut redonner le goût de lire: lire et écrire sont certainement les deux versants d’un même geste émanant d’une main qui œuvre. Pourquoi négliger la dimension contraignante, et par cela enrichissante, qui permet de transformer la réalité en ressource. Pourquoi cacher à nos jeunes que la pensée, l’imagination et la création ne sont pas que du plaisir. En somme, il s’agit de mettre les enfants dans une situation où lire a du sens, c’est-à-dire, de les mettre au défi de choisir de créer ce temps; cet espace propre à la décélération, impliquant certes enseignants et parents, mais aussi le geste et le corps dans une intimité où l’adulte n’a que faire! Il y a là, l’exigence implicite de vouloir quelque chose de soi pour ne pas tomber dans le piège d’une culture de l’immédiateté qui nous coulerait dans un temps «réel», une rivière qui ne laisserait pas de traces.

Initié par Guy Walter, la réussite des Assises Internationales du Roman provient d’une véritable ouverture sur le monde, ici soutenue par les pouvoirs publics (la région Rhône-Alpes, la ville de Lyon, le ministère de la Culture et aussi l’Académie), ainsi que différents quotidiens et les partenaires que sont Le Monde, Gallimard, France Inter... Sa plus récente ouverture sur la jeunesse, les ateliers, n’en dément pas le succès, bien au contraire. Le radeau pourra-t-il encore s’élargir à tous les efforts qui sont dus au livre comme au genre humain?

Plus de 204 718 434 personnes ont démissionné du PCC et de ses organisations.