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Rencontre avec le prix Nobel Gao Xingjian

Écrit par Epoch Times
23.03.2014
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  • Le prix Nobel Gao Xingjian. (Getty image)

E.T. Vous avez commencé comme peintre, puis à votre arrivée en France, en voyant les peintures à l’huile dans les musées vous avez décidé de passer à l’encre. Pourquoi?

Gao Xingjian: J’ai commencé la peinture dans mon enfance, et à l’âge de 12 ans, j’ai débuté la peinture à l’huile. En 1978, je suis arrivé en France comme interprète dans une délégation d’écrivains chinois. J’ai visité le Louvre. L’année suivante nous avons visité l’Italie, les grands musées et les chefs d’œuvres de la peinture occidentale. Devant ces œuvres, je me suis dit que ce n’était plus la peine de faire de la peinture à l’huile.

Il faut savoir qu’en Chine la peinture occidentale, la peinture à l’huile, a été introduite il n’y a que cent ans. Les premiers peintres étaient des peintres italiens, invités à la cour impériale pour y peindre les portraits de l’empereur et de l’impératrice. Dans les musées, il n’y avait pas de peinture de bonne qualité. Nous ne connaissions pas la richesse de la peinture occidentale. Quand je me suis retrouvé devant ces chefs d’œuvre, en Europe, j’ai eu un grand choc. Par ailleurs, j’ai vu aussi les encres de Picasso. Mais Picasso ne connaissait pas le potentiel de l’encre et sa richesse, il l’utilisait de façon très simple et cela était une autre référence pour moi.

En rentrant, j’ai donc arrêté la peinture à l’huile et commencé à réfléchir à ma propre voie. Je ne voulais pas non plus revenir à la tradition. En Chine, il y a une tradition de plus de mille ans pour l’encre, depuis la dynastie Song. C’était une tradition très solide et codifiée. Donc je ne voulais pas répéter la même chose. J’ai commencé à faire ma recherche, à utiliser l’encre mais avec une autre vision. C’est là que ma vraie carrière d’artiste a commencé.

En 1987, je me suis installé à Paris et j’ai été témoin des courants et des modes de l’art contemporain. Là aussi, il y a eu une conception bien définie, voire idéologique, avec des déclarations très révolutionnaires sur ce qu’était l’art contemporain: «La fin de la peinture!», «La fin des deux dimensions sur la toile!» À cette époque, l’art contemporain  était en plein essor. Mais cela ne m’intéressait pas de suivre ces courants, de faire du design, de l’art conceptuel ou des performances: j’ai continué la peinture. J’ai persisté à chercher une image en deux dimensions. Mais de quel genre? C’était la grande question. Est-ce que je devais revenir à la figuration et à la représentation de la réalité qui a une riche tradition ou prendre une autre orientation, plutôt moderne, à l’occidentale – l’abstrait. Finalement, j’ai trouvé ma voie entre les deux. Ni vraiment abstraction, ni vraiment représentation, figuration. Je cherche plutôt une vision intérieure entre figuration et abstraction, entre représentation et expression. J’appelle cela l’évocation. La peinture est une évocation, une suggestion. La peinture évoque l’expérience visuelle vécue de la part du peintre comme de la part du public.  Chacun, avec sa propre expérience visuelle, et peut interpréter à sa façon. C’est mon orientation de la peinture.

E.T. Vous êtes toujours en train de chercher?

G. X.: Oui, toujours.

E.T. Avec quels matériaux travaillez-vous?

G. X.: J’utilise des matériaux traditionnels: le pinceau chinois, le papier. Mais depuis que je suis en France, je peins aussi sur toile. Car sur le papier, on ne peut pas produire de grands formats et quand on expose dans les musées et que l’on veut faire de grandes œuvres, le papier traditionnel chinois ne suffit pas. C’est pourquoi je cherche aussi une autre matière. Dans ce cas j’utilise tous les outils, les chiffons, les brosses, même le balai pour le grand format.

E.T.: Comment expliquez-vous le passage aux grandes toiles?

G. X.: Je veux entrer dans les grands musées. Chaque artiste veut que son œuvre entre dans un musée. Et puis, il faut penser à une matière bien solide et aux grandes dimensions.

E.T.: Quand on regarde vos œuvres, on a l’impression de se retrouver au milieu d’un événement, de quelque chose qui est en train de se passer. À part le fait qu’il s’agit d’un art traditionnel chinois, le passage à l’encre n’est-il pas également un rapprochement du mot écrit? De la narration?

G. X.: J’écris et je peins depuis mon enfance. Après de longues années d’expérience, je comprends qu’il y a deux langages. Deux expressions pour exprimer la pensée. Kant l’a bien dit. Deux façons d’exprimer. Une, c’est par la langue, l’autre c’est par l’image, par la vision. Mon expérience m’a fait comprendre qu’il y a des choses qu’on ne peut pas exprimer par la langue mais par l’image. L’image est très nette, elle est immédiate. Par exemple, on ne peut pas décrire un trait par les mots. Même une couleur, on ne peut pas l’expliquer: au contraire plus on explique, plus c’est flou. Chaque mode d’expression a sa fonction. Quand je peins, il n’ y a pas d’idée, il n’ y a pas de sujet, il n’y a pas de mot, de concept. Ceux-ci sont liés à la langue, c’est du domaine littéraire. Quand je peins, ce n’est pas du tout de la littérature, c’est purement visuel. Ce qui m’inspire c’est plutôt la musique. Je me baigne dans cette musique que j’ai choisie à l’avance. Cela m’évoque immédiatement des visions intérieures et au fur et à mesure, l’image naît et se forme.

E.T. Quelle place occupe la musique dans votre vie? Souhaiteriez-vous composer de la musique?

G. X.: Quand j’écris et quand je peins, je prépare la musique d’avance. Car elle m’inspire beaucoup. Je suis amateur de musique. J’ai joué de la flûte et du violon. Mais je n’ai pas une formation ultérieure j’ai une passion pour la musique et je travaille souvent avec des compositeurs. J’ai travaillé pour l’opéra, dans Neige en août à l’Opéra de Marseille, en collaboration avec le théâtre National de Tai Pei. J’ai fait le livret, la mise en scène, la scénographie. Mais je ne compose pas la musique, je fais juste des tentatives (rire).

E.T. Vous êtes également dramaturge et cinéaste. Comment passez-vous d’un medium à l’autre, par quelle urgence ou nécessité? Qu’est-ce qui détermine ce choix?

G. X.: Si je fais autant de choses dans différentes disciplines, que je passe de l’une à l’autre, c’est parce que j’ai une passion pour tout genre d’art. Aussi, j’ai eu la chance de grandir avec des parents qui avaient un esprit très ouvert. Enfant, Je suis monté sur scène avec ma mère qui faisait du théâtre d’amateurs. Et quand j’étais étudiant à l’université, je faisais la mise en scène pour une troupe d’étudiants que j’avais organisée. Puis, j’ai travaillé dans le plus grand théâtre de Pékin comme ici, la Comédie française. C’est encore une carrière. J’ai une passion pour le théâtre. J’aime beaucoup le cinéma. Je viens de terminer mon troisième film de long métrage, Le deuil de la beauté. J’appelle cela ciné-poème. Il n’y a pas de narration. Il y a eu une projection à Strasbourg cet hiver et à l’INHA à Paris, il y a trois jours. Il sera projeté à Bilbao, à Taiwan et à Milan.

Ce n’est pas un cinéma pour le grand public. J’ai une passion pour exprimer, trouver et créer un autre genre de cinéma qui ne répond pas aux critères actuels du cinéma commercial.

E.T. Vous avez déclaré que vous pouvez passer très longtemps sur une œuvre. Souhaitez-vous nous en dire plus?

G. X.: Oui, très longtemps. Par exemple sur ce dernier film j’ai travaillé pendant 6 ans, trois ans sur le tournage. 40 comédiens-danseurs, 10 techniciens en trois langues: chinois, anglais et français. Tout était fait dans mon atelier car je n’ai pas de budget, des images que j’ai prises dans le monde entier. Quand je me lance dans une création, je prends bien le temps pour finir. J’ai mis 7 ans à écrire La Montagne de l’âme. À l’époque je ne pensais pas à publier, ni que ce serait publié de mon vivant. C’était une passion. Si je pratique plusieurs disciplines, c’est parce que je ne les considère pas comme des métiers. Je trouve que la distinction des métiers c’est plutôt une maladie de notre société qui crée des contraintes pour les artistes. A l’époque de la Renaissance, un artiste pouvait être peintre, penseur, ingénieur comme Léonard de Vinci, comme Diderot qui a écrit des pièces de théâtre, des essais philosophiques. Il n’y a avait pas de métier à l’époque. L’art n’est pas un métier.

E.T. Comment procédez-vous? Exercez-vous toutes les disciplines en même temps?

G. X.: Non, pas en même temps. Chaque année, je dois programmer mon emploi du temps, à quel période je peins à quel période j’écris. J’ai un planning pour les expositions. J’ai déjà un programme jusqu’à 2016.  J’ai déjà tout programmé et je travaille d’après ce planning. Je travaille tout le temps si je n’ai pas de visite. Maintenant cela fait 27 ans que je me suis installé en France, mais je n’ai jamais eu de vacances d’été. Il y a tant de projets qui me poussent, tant de travail. Et encore j’ai refusé la plupart, mais j’ai quand même choisi ce qui m’intéresse. Si je travaille autant, c’est parce que c’est une passion. Je n’ai pas la notion de weekend, je travaille aussi le soir.

E.T.: Vous reprenez souvent la forme du cercle, de l’œil, du soleil... Que représente cette forme pour vous?

G. X.: Je ne précise pas. L’œil, cela peut être le regard, le regard intérieur, ça peut être soleil, la lune, une pierre ronde. Une lumière, c’est très varié. Ce n’est pas une reproduction de la réalité, donc ça peut être interprété librement.

E.T.: Dans votre recueil d’essais De la création vous dites que le rôle de l’écrivain n’est pas d’être «le sauveteur». Par contre, vous dites : «ce marcheur solitaire… il doit continuer son chemin», je dirais, comme un prophète, il y a aussi les titres bibliques de vos encres Les Auspices, L’Apocalypse. Est-ce que l’artiste serait un peu le prophète de sa génération?

G. X.: Je le prends plus humblement. C’est un observateur. Il observe ce monde, il ne peut pas le changer, mais il a son regard sur ce monde, sur la société, sur les êtres humains. Bien sûr, il a son jugement aussi. Il donne un jugement non pas «politiquement correcte», ni éthique: mais plutôt un jugement esthétique. Il peut écrire des scènes dramatiques, comiques ou tragiques, lyriques ou absurdes, ce sont des jugements esthétiques. On ne peut pas changer ce monde, mais on peut rajouter sa réflexion, son observation. L’artiste est le témoin de son époque, il laisse une trace de son époque, son témoignage. Ce n’est pas un témoignage, comme celui du journaliste des événements, mais plutôt de la condition humaine. Une fresque sur la société. Son rôle est de la rendre visible à sa façon.

E.T.: Et les noms bibliques?

G. X.: Oui, j’ai écrit un roman qui s’appelle La bible d’un homme seul (One’s Man Bible, et en français le titre exact est Le livre d’un homme seul). Pour moi, la Bible c’est mon livre de chevet comme La comédie divine de Dante ou Faust de Goethe. Je les feuillette. Je prends la Bible comme une grande littérature. C’est un livre d’une grande richesse littéraire.

E.T.: La solitude est-elle importante pour créer?

G. X.: La nécessaire solitude, c’était le nom d’un discours que j’ai fait. Seulement lorsqu’on est seul, on commence vraiment à réfléchir. À ce moment-là, on peut commencer à observer avec son propre regard. Sinon on répète les pensées communes, on est influencé par les idéologies, par la politique par les mass media. C’est quand on reste dans la solitude que commence la vraie pensée.

E.T.: Quel est le rapport entre liberté et art selon vous?

G. X.: C’est seulement dans l’art que l’on peut avoir une vraie liberté. En réalité, on ne peut pas avoir une liberté totale. Parce qu’il y a des contraintes sociales, politiques et économiques, on n’est pas vraiment libre. La liberté de la pensée trouve sa place seulement dans la création artistique, si la création ne dépend pas des intérêts économiques et politiques.

E.T.: Vous vous dites pessimiste ou optimiste?

G. X.: Oui, c’est vrai, dans mes toiles il y a des titres tel que La fin du monde, Apocalypse, Les ruines. Mais c’est d’ailleurs une réflexion assez réelle de notre société. Par exemple quand on pense à cette cité morte au nord des États Unis, Detroit, où il y avait une grande industrie automobile. C’est la réalité, on peut y acheter un bâtiment pour un dollar car personne ne veut y vivre. Ce n’est pas tout à fait fantastique, c’est la réalité. Je crois que ce n’est pas un cas particulier, c’est un cas parmi d’autres. Il faut réfléchir sur la condition humaine d’aujourd’hui: où va la société, nécessite une réflexion profonde. Si une ville industrielle est abandonnée, cela mène à réfléchir.

Propos recueillis par Michal Bleibtreu Neeman.

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