ARTS & CULTURE

« Pas de souci » : retour sur une expression mal-aimée

octobre 16, 2022 10:40, Last Updated: octobre 16, 2022 10:40
By Pierre-Yves Modicom, Maître de conférences en études germaniques, Université Bordeaux Montaigne

L’observation du comportement linguistique des Françaises et des Français est une source inépuisable d’articles, de chroniques et de controverses, aussi bien dans la presse que dans les discussions quotidiennes. Parmi les objets de cette critique, une expression semble susciter une opposition particulière, à l’aune de son succès : l’emploi de Pas de souci ! pour signaler que l’on prend bonne note de l’intention ou du propos exprimé par l’autre.

Client dans un café : Un allongé, s’il vous plaît.

Serveur : Pas de souci ! (entendu à Bordeaux, 12 juillet 2021)

Cette expression est souvent jugée « fautive » voire impolie. Mais elle suscite aussi des commentaires plus précis, instructifs pour s’intéresse aux discours sur la langue et sur le changement des langues. Dans un sketch, l’humoriste Blanche Gardin explique que Pas de souci ! serait l’expression d’un « cocktail parano-mégalo ». Les personnes employant l’expression auraient selon elle « la sensibilité affective d’un nourrisson de 6 mois ». On retrouve le même reproche sous la plume d’autres critiques. L’hypothèse sous-jacente ? Quand on dit Pas de souci !, on suggérerait qu’on aurait pu prendre ombrage de l’intention exprimée, et que dans ce cas, on aurait demandé à l’autre d’y renoncer. Cette formule serait donc très égocentrique.

Le souci sans l’affect

Cette interprétation rencontre deux problèmes. Le premier est que souci ne désigne pas forcément une émotion ou un état psychique. Ainsi, le souci de soi, ce n’est pas vraiment l’inquiétude de soi, mais plutôt une attention vigilante. De même, On a un souci ou Il y a un souci ne signalent pas d’affres psychologiques particulières, ni même d’inquiétude : souci, ici, veut manifestement dire « problème à résoudre ». Or, le Y a pas de souci qui a donné naissance à Pas de souci ! pourrait bien être tout simplement la négation de ce Y a un souci.

Enfin, au travail, envoyer un document à des collègues avant une réunion « dans un souci d’efficacité » ne signifie pas forcément qu’on se fasse sérieusement du souci pour l’efficacité de la réunion. Il s’agit de marquer une intention d’efficacité. Là où dans un but d’efficacité servirait à désigner un objectif vers lequel on veut aller (sans forcément l’atteindre), dans un souci de signale qu’on veut écarter un obstacle potentiel. Le sens global de souci a donc évolué, et pas seulement dans l’expression Pas de souci !. Aujourd’hui, sans même parler du care, souci désigne une attention tournée vers l’avenir, anticipant un problème éventuel pour l’écarter.

Un souci pour qui ?

Deuxième objection : Qui, au juste, « aurait un souci » s’il y avait un souci ? Il n’y a pas de marque de première personne (je, me, moi…) dans Pas de souci !. Rien n’autorise donc à paraphraser cette formule par « ça ne me pose pas de souci » ni à faire comme si l’on disait Pas de souci pour moi !. Aujourd’hui, les formes brèves de la langue sont considérées pour elles-mêmes, sans invoquer « l’ellipse » de tel ou tel mot (verbe, pronom sujet…). Si les marques ont un sens, leur absence aussi en a un. Il n’est pas anodin que notre expression ne nomme ni Je, ni Tu. Pas de souci ! ne veut pas dire que « je » n’ai pas de souci, mais qu’« il n’y a pas de souci », c’est-à-dire pas d’obstacle en perspective qui serait susceptible d’entraver la réalisation de l’action.

Il faut se garder de projeter spontanément les opérations de parole sur un « je » ou un « tu » participant à l’interaction. L’« interactionalisme » a une pertinence dans l’étude de la communication linguistique, surtout celle de l’échange spontané. Mais la valeur des tournures communicatives figées ne doit pas être automatiquement rabattue sur le psychisme des participants de l’échange.

Comprendre les tournures figées

Le mot le plus important dans ce qui précède est sans doute « figé ». En linguistique, le figement renvoie à l’idée d’une forme stabilisée, routinière, soumise à peu ou pas de variation. On dit Pas de souci ! et non Pas de vrai souci !, ni Aucun souci !. Cette dernière forme existe, certes, mais son emploi ne s’est pas banalisé de la même manière, et son sens s’est probablement moins affaibli. De la même manière, dans un souci de est une tournure « figée ». On ne dit pas, dans les mêmes contextes, avec un souci d’information ni dans un souci pour l’information ni avec un sérieux souci d’information.

Une locution comme dans un souci de est en grande partie « grammaticalisée ». Cette notion de « grammaticalisation » désigne l’évolution de mots ou d’expressions en tournures figées avec un sens plus abstrait, donc plus « grammatical » : dans un souci de remplit un rôle qu’on peut comparer à celui de la préposition pour. De même, la préposition durant s’est « grammaticalisée » à partir d’une forme du verbe durer, ou à peine à partir du nom peine.

Pas de souci ! représente le deuxième type de spécialisation d’usage après la grammaticalisation : la « pragmaticalisation ». Ce terme un peu barbare désigne la spécialisation dans une valeur liée à la situation d’interaction, ou dans une fonction d’accompagnement de la communication. La pragmatique est la branche des sciences du langage qui étudie l’usage de la parole au prisme de l’action : que fait-on et que veut-on faire quand on parle ? La relation entre « grammaticalisation » et « pragmaticalisation » est complexe, avec de nombreux cas limites.

Mais il y a des exemples indubitables de cette « spécialisation dans une valeur pragmatique », qui sont les actes de langage stéréotypés. Pas de souci ! en fait partie. D’autres exemples en français seraient C’est du joli ! ou Tu parles ! ou encore La belle affaire !. Il s’agit d’unités figées et autosuffisantes associées à certains contextes de communication. Les actes de langage stéréotypés sont généralement des réactions à un propos ou à un événement dans la conversation. Leur emploi s’apparente à une routine. Leur but est d’exprimer un positionnement de la personne qui parle face à un élément nouveau. Mais lequel ?

Garder la face

Une forme comme Pas de souci ! est représentative de ce qu’on appelle le facework, le « travail de la face », à la suite du sociologue Erving Goffman. Cette expression désigne tout ce qui, dans l’interaction, permet à la personne qui parle de « garder la face », mais aussi de « ne pas faire perdre la face » à l’autre. La face renvoie au territoire symbolique qu’occupent les contributeurs de l’échange, mais désigne aussi leur visage, l’image qu’ils renvoient.

Le facework est un terrain de concurrence et de coopération, qui repose sur l’anticipation des petits désagréments que l’on pourrait infliger à autrui. Notre Pas de souci ! contribue à fluidifier l’interaction. Utiliser cette expression, c’est envoyer un signal à l’autre : accomplir l’intention signalée n’exposera personne à une situation d’où pourrait émerger un malentendu, un obstacle, ou toute cause de malaise. Pour reprendre l’exemple de l’allongé en terrasse de café : Pas de souci ! signifie que la commande sera transmise sans faute et apportée sans anicroche, qui serait pénible pour les deux parties.

L’absence de pour et de pour toi/pour vous prend tout son sens ici : ce Pas de souci ! dépersonnalisé désamorce tout risque de concurrence entre la face de l’un et de l’autre. T’inquiète ! n’a pas cette neutralité, ni cette flexibilité : il implique le tutoiement, et place la personne qui parle dans une attitude de surplomb presque paternaliste. Tranquille ! n’a pas de marque de personne, mais s’applique à un être humain et pas au déroulement d’une action : il est plus susceptible d’être interprété affectivement.

Pas de souci ! est donc une forme très dépersonnalisée et très peu affective. On peut certes prendre ombrage du glissement de sens que révèle cette expression, mais ce changement de sens de souci s’observe aussi ailleurs. Enfin, l’expression n’est ni irrespectueuse ni égocentrique : son but est de pacifier la communication. Les débats sur le changement linguistique gagneraient donc à s’inspirer de l’éthique du discours dont cette expression témoigne.

Pierre-Yves Modicom, Maître de conférences en études germaniques, Université Bordeaux Montaigne

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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