La détresse agricole en France: une urgence vitale

Par Henri Mandel
26 février 2024 13:30 Mis à jour: 26 février 2024 16:44

Suicides, endettement massif, violences : des bénévoles et travailleurs sociaux venant en aide aux paysans témoignent d’une « explosion de la détresse agricole », aux échos souvent silencieux malgré des données sanitaires alarmantes.

« Parfois, c’est affreux ». Gabriel Laloux, bénévole à l’association d’entraide Solidarité Paysans (SP), se souvient par exemple de cette « veuve seule avec sa fille handicapée ». « Elle avait tout laissé depuis trois ans. Elle n’ouvrait même plus le courrier. Une fuite d’eau coulait depuis des années… », raconte ce fils d’agriculteurs de 67 ans.

« Tout laissé » : comme cet agriculteur qui, lui non plus, « n’ouvrait plus le courrier et ne savait même pas qu’on avait prononcé sa liquidation », se remémore Philippe Lapray, médecin à la retraite et également bénévole chez SP. « Il l’a compris quand il est allé faire des achats pour ses enfants : sa carte a été refusée. Il disait qu’il n’avait plus qu’une chose à faire : acheter une corde ». Philippe Lapray se dit alors que « le suicide ne s’annonce pas ». « Mais ce n’est pas toujours le cas ». Le paysan en question, pris en main, n’est pas passé à l’acte. Mais en France, un agriculteur se tue tous les deux jours, selon une étude sur ce sujet, réalisée en 2017 par Santé publique France.

Selon les derniers relevés du Système national des données de santé (SNDS), valable pour la période 2017-2021, la mortalité par suicide des agriculteurs est supérieure de 30,9% aux autres actifs.

« Oui, il y a des tendances suicidaires », confirme Philippe Lapray. « Quand on leur demande comment ça va, ils répondent : ‘‘ça fait 20 ans que je ne dors pas… Je prends des comprimés…’’ Un paysan m’a dit : ‘‘je ferais mieux de disparaître’’. ‘‘Vous êtes sûr que vous irez mieux après ?’’, lui ai-je répondu ». Philippe Lapray n’est jamais arrivé « trop tard » sur une ferme. Les suicides connus en Bourgogne – il n’existe pas de chiffres à ce sujet – ont touché des paysans qui n’étaient pas accompagnés par les nombreux intervenants du mal-être agricole : les associations, les services d’accompagnement des Chambres d’agriculture et la Mutualité sociale agricole (MSA, la sécurité sociale des paysans), qui offre des aides multiples, notamment un suivi psychologique.

Alerter aux premiers signes

« Les suicides, on ne les sait pas », lâche Céline Rathier, éleveuse devenue « sentinelle » de la MSA. Les « sentinelles », vigies du monde agricole, sont des actifs ou retraités chargés d’alerter les services compétents s’ils repèrent de premiers signaux qui pourraient mener à des suicides. « Dans ma commune voisine, un agriculteur s’est suicidé. Je ne savais pas qu’il avait un problème. Je me suis dis : t’as loupé. Mais comment j’aurais pu savoir ? », explique-t-elle, impuissante.

Le travail de repérage est d’autant plus difficile que l’agriculteur a tendance à faire « la politique de l’autruche », reconnaît une travailleuse sociale de la MSA sous couvert d’anonymat. « Ça va passer, ils disent toujours ».

Céline Rathier dit être devenue « sentinelle », poussée par le cas de cet ami qui, un soir, lui avait envoyé une photo, « le canon du fusil sous le menton ». « On a débarqué chez lui. Il avait reposé le fusil. Il était tout tremblant ». L’ami n’était pas agriculteur mais le besoin est alors né chez l’éleveuse de vouloir « sauver des gens ». C’est ce qu’elle a fait « une fois » depuis un an qu’elle est « sentinelle ». Un salarié agricole qu’elle employait occasionnellement « était de plus en plus noir », se souvient-elle. « Et il me dit : heureusement que t’es là, sinon, il y a longtemps que j’aurais passé l’arme à gauche ». « Je lui ai demandé si je pouvais le référer (aux services d’aide de la MSA, ndlr). Il m’a dit oui. Maintenant, il est suivi ». « Il était seul », résume Mme Rathier pour expliquer ses tendances suicidaires. La solitude, c’est aussi ce que pointe la travailleuse sociale de la MSA. « Avec la baisse du nombre d’exploitations, le voisin est parti en retraite et on se retrouve souvent seul avec ses vaches. Il n’y a plus d’échanges, plus de relationnel et plus d’entraide », dit-elle.

« Il disait avoir sept balles »

Sans aller jusqu’au suicide, la violence, quand elle n’est pas tournée sur soi, se dirige vers l’autre.

« Il disait avoir sept balles : une pour le président de la coopérative, de la Fédération, de … », raconte Jean Duclaux, l’unique salarié de Solidarité Paysans en Bourgogne.

Et cette « détresse agricole » connaît « une véritable explosion », avertit Marc Grozellier, président de SP en Bourgogne. Dans cette région, de 2021 à 2023, le nombre de dossiers suivis par les 40 bénévoles de SP a presque doublé (de 39 à 74), en raison principalement de l’endettement massif dont souffrent les campagnes, soulignent les aidants.

« Je ne savais pas que c’était à ce point-là », souligne Jean Duclaux, pourtant fils d’un agriculteur qui a eu, lui aussi, son lot de difficultés. « On ne peut pas sauver tout le monde », reconnaît-il, « parfois, on n’y arrive pas ».

« Il y a tellement de problèmes d’argent que, parfois, on a du mal à demander les 20 euros de cotisation » à Solidarité Paysans, seule contribution réclamée par l’association lors d’une intervention, résume Gabriel Laloux.

« Un cas m’a réveillé plusieurs nuits », témoigne Thierry Mijieux, également bénévole aidant. « Une famille ne pouvait plus payer le loyer de son logement. Ils vivaient donc dans une caravane avec les enfants. Ils étaient interdits de chéquier. Le propriétaire réclamait les loyers des terres en fermage. Et, à notre premier rendez-vous, le courant a été coupé. Ils n’avaient pas payé. Ça fait mal aux tripes ». L’exploitation a été liquidée et, aujourd’hui, l’ancien agriculteur est devenu cantonnier.

La pauvreté au cœur de nos campagnes

D’après les dernières données publiées par l’Insee, dans un rapport de 2022, 26% des agriculteurs vivaient sous le seuil de pauvreté en 2019, c’est-à-dire environ un quart. Le seuil de pauvreté correspondait à l’époque à 1102 euros, soit 60% du revenu médian français. Ce résultat cache de fortes disparités. Si l’on examine les revenus des exploitants agricoles uniquement, et non des salariés agricoles, en 2021, selon l’Insee, les producteurs de fruits et légumes ou les vignerons touchent en moyenne 2800 euros par mois. Les éleveurs bovins, eux, gagnent en moyenne à peine 1500 euros, et les éleveurs de moutons ou de chèvres, moins de 700 euros.

La santé psychologique des agriculteurs

Deux études distinctes publiées en février 2019, la première conduite par Santé Publique France et la seconde par la Chambre d’Agriculture de Saône-et-Loire, ont dressé un constat édifiant de la santé psychologique des agriculteurs.

Chez les exploitants non-salariés, la dépression affecte 13,6% des hommes et 19,1% des femmes. Chez les salariés, elle affecte 14,7% des hommes et 21,2% des femmes. Pas moins de 46% des agriculteurs présenteraient un stress psychologique élevé, voire très élevé et 36% des agriculteurs présenteraient un risque d’épuisement professionnel (burn-out) plus ou moins aigu.

Par ailleurs, ce sont les éleveurs, en particulier les éleveurs bovins, qui montreraient le risque le plus élevé de burn-out.

Selon le psychiatre Fabrice Jollant, en 2016, 90 % des morts de suicide avaient vu un médecin dans l’année ; 30 % dans le mois. Or, dans tous les cas, un signe peut trahir un mal-être, comme un message, une confidence… Pour lui, « tout ce qui peut permettre de capter ces signaux est positifs (…) Il faut que tout le monde soit là. »

La MSA (Mutualité sociale agricole), dans un rapport datant d’octobre 2022,  précise que 529 agriculteurs affiliés se sont donné la mort en 2016, un taux 40 % supérieur à la moyenne de la population française. Ce sont les derniers chiffres publiés. Cela correspond à environ 1,5 suicide par jour. En 2015, la MSA avait dénombré 604 suicides parmi ses bénéficiaires. Mais ces chiffres, pourtant impressionnants, sont jugés comme sous-estimés, notamment parce que les victimes qui n’ont pas été remboursées par la Sécurité sociale agricole pour des soins ne sont pas considérées par l’étude comme affiliées à la MSA. Elles ne sont donc pas toutes comptabilisées.

Le surrisque de suicide 

Selon l’étude publiée par la MSA en 2022, les pathologies psychiatriques et en particulier la dépression, sont les affections entrainant le niveau de surrisque le plus élevé. Les personnes de 15 à 64 ans souffrant d’une dépression ont un risque de suicide multiplié par 12,6 par rapport à l’ensemble de la population des consommants du régime agricole de la même tranche d’âge. Les autres pathologies psychiatriques multiplient le risque par 10.
Pour les personnes de 65 ans et plus, souffrant d’une dépression, le surrisque est multiplié par 5. Ce risque est multiplié par 8 chez les retraités atteints de troubles bipolaires.

Ce phénomène est comparable à celui observé pour l’ensemble de la population. Toutefois, parmi l’ensemble des personnes de 15 à 64 ans atteintes par une maladie psychiatrique (ALD 23), les assurés du régime agricole présentent un risque supplémentaire de 64 % (+ 48 % pour les salariés et + 116 % pour les exploitants agricoles).

Par ailleurs, ce surrisque de mortalité par suicide est 2,1 fois plus élevé lorsque l’agriculteur non-salarié réside dans une commune dont l’activité dominante est l’élevage de bovins pour la production de lait. « En 2010, l’élevage bovins-lait présentait une surmortalité par suicide de 52 % », avait déjà observé dans son étude de 2016 Santé Publique France.

Les agriculteurs de plus de 65 ans semblent également plus à risque, et ce quel que soit le secteur d’activité agricole dominant de leur commune de résidence. « Au sein de la population des assurés du régime agricole de 65 ans et plus, le phénomène suicidaire est beaucoup plus fréquent que dans l’ensemble de la population (+63,5 %) à structure par âge et sexe identique », note la MSA.

Enfin, la MSA relève également une surmortalité plus importante dans les régions du nord-ouest de la France. Les agriculteurs âgés de 15 à 64 ans et résidant en Bretagne ont ainsi un surrisque de suicide supérieur à 50 % par rapport à l’ensemble des agriculteurs du même âge.

L’analyse des effets psychiques délétères de la modernisation agricole est loin d’être achevée et la mobilisation actuelle des agriculteurs témoigne, si besoin en était,  du retard pris dans ce domaine.

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