Les attaques russes contre les installations énergétiques ukrainiennes sont-elles licites au regard du droit international humanitaire ?

Par Julien Ancelin, Université Côte d’Azur
7 juin 2023 23:58 Mis à jour: 7 juin 2023 23:58

La destruction, le 6 juin, du barrage hydroélectrique de Nova Kakhovka sur le fleuve Dniepr, non loin de la ville de Kherson, dans une zone active de combat située au sud de l’Ukraine, produira des conséquences certaines pour les populations civiles et l’environnement de la région.

Cet acte de guerre démontre, à nouveau, que les installations énergétiques ukrainiennes sont au cœur des rapports de belligérance. Bien que l’attribution de cette attaque à la Russie ne puisse, à l’heure de l’écriture de ces lignes, être établie avec certitude (les parties s’accusant mutuellement d’en être à l’origine, l’analyse des conséquences stratégiques de cette destruction semble indiquer que l’État russe en est le commanditaire. Si tel était le cas, il s’agirait alors d’un nouvel acte de ciblage et de destruction volontaire d’une infrastructure énergétique ukrainienne – une pratique déjà mise en œuvre par les forces russes à de multiples reprises depuis le début de la guerre.

La Russie a en effet multiplié, depuis le début de l’automne, les frappes de missiles contre des installations énergétiques ukrainiennes. Cette orientation des opérations militaires russes plonge périodiquement des parties entières du pays dans le noir. La rupture du réseau énergétique entraîne non seulement l’arrêt des systèmes de chauffage – qui nécessitent, quelle que soit la source de leur approvisionnement, de l’électricité pour produire de la chaleur – mais aussi le dysfonctionnement des réseaux de distribution d’eau courante et d’assainissement, ou encore la mise en péril du système de santé.

L’OMS a indiqué, dès le 22 novembre 2022, que « la moitié des infrastructures énergétiques de l’Ukraine sont endommagées ou détruites », ce qui participe à priver un quart de la population du pays d’électricité. Sur la base de ce constat, l’organisation onusienne a lancé une alerte inédite sur les conséquences de frappes qui « ont déjà des effets dévastateurs sur le système de santé et sur la santé de la population ».

Ce constat s’inscrit dans la continuité de celui dressé par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme en octobre dernier, qui pointait les risques de violations du droit international humanitaire (ci-après DIH) qu’implique la destruction d’« infrastructures civiles vitales – y compris au moins 12 installations énergétiques – [qui] ont été endommagées ou détruites dans huit régions ». Par ailleurs, le président ukrainien a, dans son adresse au Conseil de sécurité du 23 novembre 2022, qualifié les bombardements russes sur l’infrastructure énergétique de son pays de « crime contre l’humanité » en raison des souffrances qui allaient être endurées, « avec des températures en dessous de zéro, [par] plusieurs millions de gens sans fourniture d’énergie, sans chauffage et sans eau ».

La Russie rappelle à l’envi que ces frappes sont conformes au droit international humanitaire. Ces affirmations résistent-elles à l’examen ?

Une installation énergétique peut-elle constituer une cible légitime selon le droit international ?

Cette question trouve sa réponse dans le DIH, dont l’objet premier est d’humaniser la guerre en recherchant un subtil équilibre entre les nécessités militaires et les considérations élémentaires d’humanité. Ces règles internationales prescrivent aux belligérants des règles de conduite déterminées.

Le ciblage d’un objectif militaire n’est donc pas libre et doit répondre aux normes du DIH conventionnel et coutumier (notons à ce propos que la Russie est partie aux conventions de Genève de 1949 et à ses deux protocoles additionnels de 1977). Celles-ci interdisent de diriger une attaque contre des populations civiles (Protocole additionnel I, art. 48, 51§2 et 52§2) et oblige les belligérants à faire, en tout temps, la distinction entre civils et combattants, ainsi qu’entre les biens de caractère civil et les objectifs militaires. Au delà de l’affaiblissement de leur position dans l’ordre international, les États qui violent leurs engagements internationaux sont susceptibles de faire l’objet de recours devant les juridictions internes et internationales et/ou de sanctions internationales. Les attaques ne peuvent donc être dirigées que contre des combattants et des objectifs militaires, et non contre le moral de l’ennemi que la crainte des rigueurs du froid hivernal pourrait atteindre.

Installation de stockage de pétrole visée par des frappes russes à Lviv le 26 mars 2022. (YURIY DYACHYSHYN/AFP via Getty Images)

L’article 52§2 du premier protocole additionnel aux Conventions de Genève adopté en 1977 et la coutume internationale (règle coutumière n°8 dans les travaux du Comité international de la Croix-Rouge) prévoient ainsi que « les objectifs militaires sont limités aux biens qui, par leur nature, leur emplacement, leur destination ou leur utilisation apportent une contribution effective à l’action militaire et dont la destruction totale ou partielle, la capture ou la neutralisation offre en l’occurrence un avantage militaire précis ». Ces règles n’interdisent donc pas, mais limitent, que des biens civils puissent constituer des objectifs militaires.

L’application de cette règle aux installations énergétiques est complexe car l’énergie connaît potentiellement des usages multiples, tant civils que militaires. Il apparaît ainsi délicat, du fait de cette double destination, d’exclure, par principe, l’installation énergétique de la catégorie des objectifs militaires qui peuvent légitimement être ciblées. Notons à cet égard que l’axe principal de défense de Moscou est de justifier son intervention (et donc la licéité de celle-ci) par les menaces dont la Russie ferait l’objet.

On constate ici une instrumentalisation du droit international au profit d’une politique étrangère d’usage illicite de la force. Par ailleurs, la propagande russe est parfois complexe et confuse à saisir car certaines voix, par exemple le député (et général) Andreï Gourouliev, appellent à « détruire la capacité de survie de l’État ukrainien », des affirmations très éloignées de ce que le droit international est susceptible d’admettre.

Dans certains manuels militaires nationaux d’application du DIH (comme c’est le cas pour l’Australie et le Royaume-Uni), il est possible de trouver les installations énergétiques qui participent immédiatement à l’effort de guerre parmi les objectifs militaires pouvant faire l’objet d’un ciblage. Il convient aussi que la destruction de ces installations apporte un avantage militaire certain et qu’elle ne soit pas disproportionnée par rapport à l’objectif poursuivi. Le manuel russe ne dispose pas d’une telle précision à propos des installations énergétiques, mais la définition qu’il retient est suffisamment large pour les englober.

Il apparaît ainsi que ce type d’infrastructures peut constituer, dans les conditions fixées par le droit international, un objectif militaire. Encore faut-il que les attaques portées contre elles ne causent pas de dommages excessifs aux populations civiles.

L’attaque dirigée contre une installation énergétique risque-t-elle de causer des dommages excessifs pour les populations civiles ?

Cette condition découle directement du principe de proportionnalité des attaques. Cette exigence a pour but de limiter les effets des combats sur les civils à ce qui est strictement nécessaire pour poursuivre l’objectif militaire recherché (Protocole additionnel I, art.51§5). Ce principe doit être combiné avec une règle, celle de la précaution, selon laquelle la préparation d’une attaque implique de « prendre toutes les précautions pratiquement possibles pour réduire au minimum les pertes en vies humaines dans la population civile […] et les dommages aux biens de caractère civil qui pourraient être causés incidemment » (Protocole additionnel I, art.57§2,a,ii).

L’examen de la licéité des opérations menées par la Russie contre les installations énergétiques en Ukraine peut être réalisé, non sans difficultés, en mettant en balance les avantages militaires attendus et les dommages subis par la population civile. D’une part, s’agissant des avantages, le DIH exige qu’ils soient « concret(s), et direct(s) » – tel que l’obtention de terrains, ou la destruction ou l’affaiblissement des forces armées ennemies (Protocole additionnel I, art.51). D’autre part, s’agissant des dommages subis, le DIH impose qu’ils ne soient jamais considérables au regard des pertes humaines, atteintes à l’intégrité mais aussi aux biens qui sont causées par les opérations militaires.

Dans le contexte de l’hiver ukrainien, les attaques massives contre les infrastructures énergétiques ont d’ores et déjà engendré des dommages certains (à titre d’exemple les attaques du 4 février ont entraîné des coupures massives dans des villes très peuplées). En revanche, les gains militaires que la Russie a obtenus grâce à ces frappes restent, à ce jour, aléatoires. La stratégie militaire poursuivie semble tournée vers une volonté d’affaiblissement général et à moyen terme des capacités militaires et civiles de l’Ukraine, couplée à une volonté d’altérer la résilience dont a fait preuve la population jusqu’ici. Comme l’observent les analystes à propos, plus généralement, du ciblage des biens à caractère civil dans le contexte du conflit :

« L’ampleur des destructions rapportées dans certaines zones du territoire ukrainien laisse à penser qu’il y a peu de doute sur la violation répétée de [s] règles du DIH. »

Un tel constat amène par ailleurs à s’interroger sur la commission d’autres infractions graves du DIH attribuables à la Russie qui résulteraient de l’utilisation de l’attaque systématique des installations électriques comme véritable méthode de guerre.


Cet article a été coécrit avec Olivier Vidal, docteur en droit public, avocat au barreau de Bordeaux, chargé d’enseignement à l’Université de Bordeaux et rattaché au CRDEI (Centre de Recherche et de Documentation européennes et Internationales). Nous proposons des pistes de réflexion à ce propos dans une version plus étendue de cette analyse consultable sur le site LeRubicon.org.The Conversation

Julien Ancelin, Maître de conférences en droit public, Université Côte d’Azur

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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