Les bonnes manières peuvent-elles sauver le monde ?

Par Ludovic Genin
22 juin 2022 11:41 Mis à jour: 12 décembre 2023 19:58

Plus qu’un simple code de conduite, les bonnes manières incarnent un art de vivre, un soin apporté aux autres et à soi-même.

On considérait au XVIIIe siècle que les Français étaient « les plus sociables des hommes ». Cela n’était pas étranger avec le formidable raffinement du savoir-vivre du Grand Siècle, de la Renaissance et du Moyen Âge. L’essence des bonnes manières trouvait alors leur source dans l’idéal de la courtoisie et de l’honnêteté qui civilisaient le corps et l’esprit.

Aujourd’hui, les incivilités rentrent massivement dans notre quotidien. Que s’est-il passé entre-temps ? Que reste-t-il de ce formidable raffinement de l’esprit qui faisait de la France le pays des bonnes manières ? Revenons sur nos pas.

De l’Antiquité au Moyen Âge

Si la codification des bonnes manières apparaît à la Renaissance, on parle déjà de bienséance et de civilité dans l’Antiquité. Pour Platon, l’homme de la cité doit faire preuve de modération, condition essentielle à l’émergence de la civilisation. Quatre vertus cardinales devaient être au sommet de la cité : la Science (au sens de Sagesse), le Courage (de respecter les lois), la Tempérance et la Justice. Les vertus n’étaient alors pas érigées comme un dogme mais comme un travail sur soi, une recherche d’une harmonie personnelle et d’une harmonie avec les hommes. Pour parvenir à maîtriser les « mouvements de l’âme », l’homme devait chercher la mesure en toute chose, catégorie morale appelée le « juste milieu » par le philosophe Cicéron.

L’école d’Athènes, Raphaël, 1511. Au centre Platon tenant le Timée, considéré depuis l’Antiquité comme l’œuvre capitale du philosophe, montre du doigt le ciel à Aristote, tenant son traité sur l’éthique. (Domaine public)

Au Moyen Âge, la politesse revêt une dimension plus spirituelle. La courtoisie fait son apparition au XIIe siècle à la cour des seigneurs et s’organise autour des valeurs de la noblesse. Les expressions « noblesse oblige », « noblesse d’âme » ou « noblesse d’esprit » naissent à cette époque et évoquent le fait d’agir avec loyauté et honneur, plutôt que par intérêt.

La notion de courtoisie désigne à la fois des aspects intérieurs comme la modestie, l’humilité et le contrôle de soi, et des aspects extérieurs comme la modération des gestes, la domination des instincts et le respect des codes voulus par la société. Elle se fonde sur des principes de générosité, de dignité, de fidélité et de distinction, et se manifeste par l’expression de la bonté, de l’humilité mais aussi du refus du mensonge, de la trahison ou de la lâcheté.

Lorsqu’il fallait se saluer, il n’était pas banal de dire « Salut, de par Dieu », montrant l’importante présence du spirituel dans la structuration de la société au Moyen Âge. Le salut pouvait s’accompagner de poignées de main, de bises ou d’embrassades, comme on peut le lire dans La Courtoisie au Moyen Âge d’Henri Dupin. C’est à cette époque qu’apparaît aussi l’amour courtois, pratique venant d’Occitanie, apparue chez les seigneurs et les chevaliers, et où la passion amoureuse était sublimée et idéalisée.

L’Adoubement, huile sur toile, 1901, Edmund Blair Leighton (domaine public)

L’élaboration des règles de la civilité au XVIe siècle

On trouve le premier traité consacré aux bonnes manières en France au moment de la Renaissance. En 1530, le philosophe et humaniste Érasme écrit le Traité de civilité puérile destiné à l’éducation du jeune prince Henri de Bourgogne. Ce texte marque un changement majeur dans les codes de l’étiquette. La courtoisie se présentait jusque-là comme un modèle de perfection, idéal et théorique, là où la civilité érasmienne décrit en détail des règles du savoir-vivre à destination des enfants.

L’Europe au XVIe siècle était marquée par une tradition chrétienne dans laquelle le corps pouvait être considéré comme un obstacle à l’essor de l’âme. Or, à la Renaissance, on postule au contraire qu’il existe une correspondance entre le corps et l’âme et qu’il est possible d’éduquer le corps en même temps que l’esprit.

Le terme « civilité » dans le traité d’Érasme se référait au latin civilitas qui désigne la qualité du citoyen de la cité, au sens donné dans l’Antiquité. Tout au long de son manuel, Érasme veut faire quitter au jeune prince sa « barbarie » et le mener vers la civilité. Pour Érasme, l’homme civilisé est celui qui parvient à exprimer les valeurs de l’humanité présente dans sa nature, en l’arrachant aux maux de l’animalité. En apprenant à maîtriser son corps et son esprit, l’homme se civilise et acquiert son humanité. Ces règles de civilité n’ont cependant de sens que dans la perspective d’un travail intérieur et d’un souci égal de soi et des autres.

Jardin de la noblesse française, gravure, 1629. (Domaine public)

On peut lire ainsi que « l’enfant doit certes éviter la violence, l’effronterie, la méchanceté, l’arrogance mais aussi la sournoiserie, la légèreté, l’imbécillité, la lascivité. Il se doit d’être franc, respectueux, discret, silencieux et pudique. »

Selon Érasme, la règle la plus importante du savoir-vivre est qu’ « aussi irréprochable qu’on soit, d’excuser toujours les manquements de tes camarades et de chérir autant que les autres celui qui manque de soin et de tenue. Beaucoup de gens compensent la rudesse de leurs manières par d’autres qualités, et il n’est pas nécessaire de suivre à la lettre les règles que nous venons de transcrire pour être un honnête homme. »

La critique littéraire Paule Constant dira au sujet d’Érasme qu’il « n’est jamais là pour imposer des ordres, des règles ou des lois à l’enfant mais plutôt à expliquer à l’enfant, le soutenir et l’aider à trouver des solutions qui tiennent compte des exigences de la société et de celles de son tempérament. » En ajoutant qu’avec Érasme, le traité de civilité n’est pas un « art de feindre », mais un manuel d’intégration à la société.

Ce code de savoir-vivre s’inscrit dans la transition entre l’idéal courtois du Moyen Âge et le raffinement des bonnes manières du Grand Siècle.

L’idéal des bonnes manières au XVIIe siècle

Les bonnes manières françaises trouvent aussi leur source dans l’idéal de l’honnête homme du XVIIe siècle. La publication des traités de bienséance connaît entre 1651 et 1700 un apogée, avec la publication de plus de 150 traités de savoir-vivre. La vie en société triomphe: « Politesse, urbanité, civilité, commerce des hommes entre eux, galanterie, préciosité parfois, désir de plaire et surtout de conquérir, par l’esprit et les belles manières, tout cela se développe et se raffine » peut-on lire dans L’honnête homme et l’Idéal moral du XVIIe et du XVIIIe siècle.

Antoine de Courtin publie en 1671 le plus célèbre des traités de l’époque, le Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens. Ce traité est incontournable par la synthèse qu’il propose des règles de la civilité. Il sera réédité en 35 éditions et traduit en plusieurs langues dont le latin, l’anglais, l’allemand et l’italien.

Gravure des Femmes savantes (Moreau, 1913) de Molière (Domaine public)

On sait depuis l’antiquité que l’esprit anoblit l’homme (« De tes études en sagesse viendra ton vrai lustre, ton anoblissement », Sénèque) et au fur et à mesure que l’on avance dans le XVIIe siècle, un changement se fait sentir dans la conception de la nature humaine. Grâce au mariage de l’héritage chrétien et de l’héritage antique, la pensée se construit et se libère. Cette philosophie sera un marqueur de la Renaissance et du Grand Siècle.

En parlant de la civilité, Courtin note que « le mot même de contenance l’exprime tout seul, en ce que venant du mot contenir, une personne n’est censée avoir de la contenance, que parce qu’elle contient en premier lieu ses passions ». L’honnête homme doit apprendre à maîtriser les pulsions instinctives qui le rapprochent des bêtes, et doit, comme l’indique Courtin, repousser l’animalité au profit de la raison : « La raison nous dicte naturellement que plus nous nous éloignons de la manière des bêtes, plus nous nous approchons de la perfection où l’homme tend par un principe naturel pour répondre à la dignité de son être ».

Tout honnête homme au XVIIe siècle doit ainsi être maître de lui-même. Cette contenance devrait assurer non seulement un « accord entre le dedans et le dehors », mais aussi « le milieu entre deux défauts opposés », le trop et le trop peu. « L’homme civilisé devient alors un « homme du monde », un homme de bien qui se conduit en tout chose avec mesure. C’est à cette époque qu’émerge le courant du classicisme, qui sublimera l’héritage culturel français par un retour à l’antique.

La Révolution passa par là

La période de la Révolution obligea les Français à se séparer de toutes formes de politesse. Le gouvernement révolutionnaire entre en guerre contre les bonnes manières et instaure la lutte des hommes contre les hommes. Le vouvoiement, se saluer, s’excuser, tout comme l’emploi de ‘Monsieur’ ou ‘Madame’, deviennent prohibés face à la « nouvelle civilité républicaine ».

Selon l’historien Frédéric Rouvillois, auteur de l’Histoire de la politesse de 1789 à nos jours, « dans la perspective de déconstruction véritable de l’Ancien Régime et de la mise en place de l’homme nouveau, de l’homme ‘régénéré’, il faut supprimer les règles de politesse considérées à la fois comme des archaïsmes dans une philosophie qui se réclame déjà de l’idée du Progrès ».

La prise de la Bastille par Jean-Pierre Houël (Domaine public)

En 1793, dans ses Pensées républicaines pour tous les jours de l’année, le « citoyen » Gerlet, auteur du catéchisme républicain, explique que « c’est insulter ses amis que de les remercier de quelque chose. » Cette «anti-politesse» faisait partie intégrante des idéaux de la Révolution pour détruire la culture du passé. Les bonnes manières entre les individus étaient moquées et caricaturées et il était devenu de bon ton d’être le plus vulgaire et le plus sale possible. On assista en quelques années à une destruction systématique et organisée des valeurs traditionnelles qui avaient structuré la société française depuis douze siècles.

À la chute de Robespierre en 1794, cette anti-politesse connaîtra un déclin. L’Empire et la République n’auront de cesse que d’essayer de rétablir ces codes de bonnes manières jusqu’au XXe siècle.

La nostalgie de la civilité sous l’Empire et la République

Plus de 350 manuels de bonnes manières circulent en France entre l’Empire et la Première Guerre mondiale, témoignant d’une volonté, après la Révolution française, de restaurer la politesse du passé.

L’arrivée de Napoléon au pouvoir en 1799 sonne le retour de différentes formes de politesse. Napoléon officialise une nouvelle étiquette impériale pour refonder l’organisation des coutumes du Palais et instaure une œuvre de civilisation colossale, le Code civil.

Bonaparte, Premier consul, par Jean-Auguste-Dominique Ingres (1804). Souvent représenté les doigts d’une main glissés dans son gilet, il adoptait une posture commune de l’époque recommandée par la bienséance. (Domaine public)

Alors que le vivre-ensemble avait été fragmenté et réduit en poussière, Napoléon cherche à rétablir la cohésion de la société. Le Code civil (1804) sera écrit comme « un corps de lois destinées à diriger et à fixer les relations de sociabilité, de famille et d’intérêt qu’ont entre eux des hommes qui appartiennent à la même cité ». Plusieurs articles du Code se basent sur les « règles de la courtoisie et de la bienséance » pour juger le bien du mal dans les affaires humaines. Cela permet de rétablir des règles de droit applicables à tous et un retour à la civilité après le chaos de la Révolution. « Ma vraie gloire, ce n’est pas d’avoir gagné quarante batailles (…). Ce que rien n’effacera, ce qui vivra éternellement, c’est mon Code civil », dira Napoléon à Sainte-Hélène en 1815.

À cette stabilité retrouvée, s’ajoutera le retour des manuels de bonnes manières avec — par exemple, L’Homme de bonne compagnie, ou l’Art de plaire dans la société (1805) ou encore le Code de la Politesse, ou Guide des jeunes gens dans le monde (1808). Sous la Restauration, le Manuel complet de la politesse, du ton, des manières de la bonne compagnie (1829) prônait que « tous les hommes sont égaux devant la politesse » , reprenant les idéaux de la Révolution et de l’Ancien Régime.

Quelques années avant la chute du Second Empire en 1870 sortait le Petit manuel de politesse et de savoir-vivre à l’usage de la jeunesse (1866) dans lequel on retrouve des déclinaisons du fameux précepte : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qui vous fût fait. »

Un homme faisant preuve de politesse, vers 1837-1901 (Photo par Archive Photos/Getty Images)

De 1882 à 1914, sous la IIIe République, il paraît 137 manuels d’instruction civique parmi lesquels La civilité des petites filles (1886). Dans Les débuts de l’instruction civique en France, le docteur es sciences de l’éducation Alain Mougniotte explique que les valeurs de la République enseignent alors les « conquêtes de la Révolution française dans le respect et la reconnaissance ». La notion de civilité est fusionnée avec la notion de « citoyen » apparue lors la Révolution. Les bonnes manières se retrouvent codifiées progressivement sur des aspects extérieurs plutôt qu’intérieurs, sur des standards matériels plutôt que spirituels. La civilité se politise quand elle était avant un souci de l’autre et un respect de soi.

De nos jours

Au XXe siècle, cette mutation de nos comportements s’accélère par le traumatisme de deux guerres mondiales et la montée des idées communistes révolutionnaires en Russie et en Chine.

En France, les évènements de Mai 68 finissent de chasser les bonnes manières en imposant un libéralisme social et la disparition des anciennes règles de savoir-vivre. Une fois de plus, la galanterie et la politesse sont reléguées au rang d’une hypocrisie sociale contre laquelle il faut lutter. Les « soixante-huitards » les qualifient de « domination masculine », alors que la femme avait dans le passé une forme de supériorité morale par la vie qu’elle pouvait donner et l’homme avait comme devoir de la respecter et de la protéger.

Avec Mai 68, l’instruction civique républicaine sera jugée comme passéiste et supprimée des programmes scolaires. Elle reviendra en 1985 sous le nom d’Éducation civique et en 2015 sous le nom d’Enseignement moral et civique. Du CP à la terminale, on enseigne à la jeunesse les comportements à adopter face aux questions politiques et sociales du moment: discrimination envers les minorités ethniques et sexuelles, dérèglement climatique, bioéthique, citoyenneté européenne, laïcité, militantisme, etc. L’enseignement consiste en une heure de cours par semaine en primaire et une heure tous les quinze jours dans le secondaire.

En guise de conclusion

La civilité est un art qui, bien maîtrisé, mène à une vie sociale plus épanouie. Les bonnes manières sont universelles, quelque soit la religion, le milieu social ou l’appartenance ethnique, elles sont communicatives et appréciées de tous. Elles sont un art de la mesure, du bon mot au bon moment, de la bonne tenue. « La civilité n’est que la modestie et l’honnêteté que chacun doit garder dans ses paroles et ses actions. » disait Courtin.

Au-delà d’un bon relationnel, la politesse est liée à l’empathie et à la bienveillance que nous avons envers les autres, aussi bien dans les paroles que dans les actes. En montrant le respect sincère que nous avons de nous-mêmes et des autres, nous montrons celui que nous avons de notre propre humanité. Cet héritage universel, présent depuis des millénaires, n’attend parfois que le bon moment pour pouvoir s’exprimer.

Aujourd’hui, nous assistons à une explosion des incivilités, des confrontations et de la saleté dans nos villes. L’abandon des règles élémentaires de savoir-vivre a des conséquences terribles sur la stabilité de la société et sur notre bien être moral et intellectuel.

Alors les bonnes manières peuvent-elles sauver le monde ? Elles peuvent au moins sauver notre monde intérieur, et il n’est pas trop tard.

***

La culture et l’histoire françaises sont notre bien commun, elles font partie de l’âme française, c’est-à-dire de l’âme de chacun de ses citoyens. Elles nous inspirent et nous rappellent d’être loyal, courageux et honnête, et de garder espoir dans les périodes les plus sombres de notre histoire. Elles montrent la grandeur et le destin de notre pays incarnés par un homme ou par une femme, comme il pourrait l’être par chacun.

Avec « Défendre la France », Epoch Times veut rappeler aux Français les valeurs et la riche histoire de notre nation. Si les Français cherchent à mieux comprendre la profondeur de leur histoire, son lien millénaire avec ce qui nous dépasse, ils trouveront alors une alternative profonde à la confusion du moment.

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