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Le lycée professionnel, une voie de formation en danger ?

janvier 20, 2023 11:38, Last Updated: janvier 20, 2023 11:38
By Séverine Depoilly, Maîtresse de conférences en sociologie

Le lycée professionnel (LP) attire rarement l’attention des médias. Il agite peu le débat public. C’est assez paradoxal, et ce pour au moins deux raisons. D’abord, parce qu’il scolarise et forme chaque année près de 650 000 élèves, filles et garçons, très largement issus des milieux populaires, aux trajectoires scolaires souvent heurtées et pour qui le LP est rarement un « choix ». En conséquence, il fait face à des défis scolaires de taille, il doit réussir à réconcilier l’élève avec l’école.

Ce désintérêt surprend aussi dans la mesure où le LP fait l’objet de réformes de fond régulières portées avec beaucoup de vigueur et de détermination par le pouvoir politique. Si ces transformations sont rarement discutées, elles ont pourtant des effets bien réels sur les devenirs scolaires et sociaux des élèves, sur leur famille, sur les quotidiens professionnels des personnels scolaires, enseignantes et enseignants, conseillères principales et conseillers principaux d’éducation, cheffes et chefs d’établissement, mais de tout ceci il est rarement question.

En 2018, le ministre de l’Éducation nationale de l’époque, Jean-Michel Blanquer, engage un mouvement de transformation structurelle de la voie professionnelle. Pour le justifier, l’argument est toujours le même. Le LP manque un de ses objectifs : l’insertion professionnelle des jeunes qu’il forme. Le constat est sans appel et il suffit à expliquer la désaffection du lycée professionnel par les jeunes et leur famille.

Pour lutter contre la disqualification tout à la fois sociale et symbolique du lycée professionnel, des dispositifs pédagogiques sont mis en œuvre tels la réalisation d’un chef-d’œuvre ou la co-intervention des enseignants et enseignantes, les formations sont réorganisées en familles de métiers. Toutes ces mesures sont présentées comme permettant de mieux mettre en évidence les compétences professionnelles travaillées par les élèves en formation et les liens entre formation scolaire et monde professionnel.

En 2022, les mesures suggérées par le gouvernement poursuivent celles de 2018, certainement avec plus de vigueur encore. En effet, la valorisation du lycée professionnel se fera par la densification de la dimension professionnelle de la formation. Le LP passe ainsi sous double tutelle du ministère du Travail et de l’Éducation nationale. Le gouvernement envisage d’augmenter la durée des stages en milieu professionnel de 50 %, de densifier les liens avec l’apprentissage, nous y reviendrons.

Tournant des années 1970

Pour le grand public et pour les usagers du LP lui-même, les idées ainsi affichées peuvent apparaître tout à fait séduisantes, voire parfaitement légitimes. Mais, elles n’ont en réalité rien de très novateur. Elles ont surtout, dans les faits, la particularité d’éluder le fond du problème. La disqualification sociale et symbolique dont le lycée professionnel souffre aujourd’hui, et contre lequel le gouvernement se propose d’agir, est en fait le produit de l’histoire de ce segment du système éducatif.

Rappelons que le lycée professionnel a d’abord connu une période faste. La préparation aux premiers niveaux de qualification et plus particulièrement les CAP vont constituer une véritable chance par les enfants des classes populaires qui, par ce biais, pourront accéder aux diplômes, au travail qualifié, plus justement rémunéré et permettant une promotion sociale.

L’enseignement professionnel perd sa capacité de promotion de la classe ouvrière et son prestige à partir des années 1970, sous l’effet conjoint de la dégradation des conditions économiques et de la politique d’unification du système éducatif. L’enseignement professionnel se voit ainsi intégré, non plus à l’enseignement primaire comme c’était le cas avec les collèges d’enseignement technique (CET), mais à l’enseignement secondaire par le biais des lycées d’enseignement professionnel (LEP).

Nouvelle mobilisation contre la réforme des lycées professionnels (France 3 Bourgogne, 2022).

L’offre des formations du lycée va alors se diversifier ce qui va contribuer à inscrire l’enseignement professionnel au bas de la hiérarchie scolaire. Dans un contexte de course aux diplômes et aux qualifications, les CAP, BEP autrefois instruments efficaces de promotion des enfants des classes populaires deviennent donc des certifications de la seconde chance. La création du bac professionnel en 1985 ne va en rien bouleverser la hiérarchie des filières et des diplômes.

La désaffection pour le lycée professionnel, sa disqualification scolaire et sociale n’est pas d’abord ou même surtout le produit ou le résultat d’une inadéquation entre le LP et le monde économique, elle est d’abord le produit de son histoire. Elle a aussi beaucoup à voir avec la réalité du marché du travail pour les ouvriers, ouvrières, employés et employées d’exécution aujourd’hui.

Pour le dire autrement, si les élèves ne s’orientent pas volontiers au lycée professionnel pour y préparer un CAP ou un bac pro, c’est aussi parce qu’eux-mêmes et leur famille ont une conscience très nette des conditions salariales et de travail qui seront les leurs.

Ainsi, lorsque le gouvernement souhaite favoriser, dans les territoires qui le nécessiteraient, le déploiement de formations sur des métiers dits en tension comme ceux des domaines du soin aux personnes ou de l’hôtellerie-restauration, prend-il la juste mesure de ce que les conditions d’emploi et de travail ont comme effet sur les processus de désaffection de certaines filières de formation ? La question de l’adéquation ou de l’inadéquation entre formation et emploi n’a pas grand-chose à voir avec ces réalités très concrètes des vies en formation et au travail.

Sélectivité de l’apprentissage

D’autres mesures proposées par le pouvoir politique ont de quoi surprendre celles et ceux qui connaissent très concrètement le LP. La volonté politique d’augmenter de 50 % le temps passé en stage conduit nécessairement à se poser la question de la place accordée et laissée à leur formation intellectuelle. L’histoire du LP en France, c’est aussi l’histoire d’une formation intellectuelle pour les ouvriers, ouvrières, employés et employées, c’est l’histoire de la formation complète, culturelle, technique et professionnelle. Ce n’est pas celle de l’apprentissage du seul geste professionnel ou de la seule compétence, apprise sur le tas, en contexte de travail.

Réforme de la voie pro : des professeurs inquiets (Sqool TV, 2022).

De même, faire passer plus de temps à l’élève en entreprise c’est aussi supposer évidentes les places disponibles pour eux et elles dans ces entreprises. Les acteurs scolaires le savent très bien, les entreprises n’accueillent pas volontiers les lycéens professionnels souvent jugés trop jeunes (14 ans en seconde professionnelle) pour investir un lieu et une équipe de travail, supporter certaines conditions de travail.

Valoriser ainsi la formation en entreprise, c’est faire l’hypothèse qu’elle permet toujours d’apprendre, or est-ce si mécaniquement le cas ? Quel temps de formation, quels personnels les entreprises ont-elles véritablement à mettre à disposition des jeunes pour les former ? Ces questions se posent avec beaucoup de vigueur dans les lycées professionnels aujourd’hui lorsque le temps de stage est de 18 à 22 semaines sur 3 ans de formation en bac pro par exemple. Comment pourrait-il ne plus se poser avec un temps de formation en entreprise encore densifié ?

Attardons-nous sur un dernier argument du pouvoir politique qui là encore n’a à voir qu’avec la question de l’adéquation entre formation et emploi, celui qui vise à valoriser la formation en apprentissage. Sur ce point aussi, les questions sont nombreuses. Dans un ouvrage récent, Prisca Kergoat le montre très bien : tous les jeunes en CAP et bac pro n’ont pas les mêmes chances d’accéder à cette voie de formation.

Réussir à y obtenir une place nécessite d’abord d’avoir les bonnes dispositions, les savoir-être comportementaux qui permettent de convaincre les potentiels employeurs. Les jeunes issus des familles les plus précarisées, souvent éloignées de l’emploi ont plus de mal à accéder à l’apprentissage. Suivant les secteurs de formation considérés, certains jeunes d’origine étrangère, celles et ceux issus de l’immigration, ou les filles, peuvent faire l’objet de contraintes plus fortes de sélection que les jeunes autochtones ou les jeunes hommes.

Ces processus de sélection inégalitaires et discriminatoires sont certes difficilement objectivables, ils n’en produisent pas moins chez les jeunes le sentiment d’être victimes d’injustices. Comme pour d’autres voies de formation sélectives, l’apprentissage trie, hiérarchise les jeunes sur des critères qui n’ont pas seulement à voir avec des performances scolaires ou sur des capacités.

Ces derniers mois, les syndicats enseignants, les acteurs et actrices de terrain du LP se sont largement mobilisés. Ils et elles ont dit leur inquiétude. Ces mesures risquent d’avoir des effets réels sur les parcours de formation et les vies professionnelle et sociale des jeunes. Il est saisissant que leurs expertises soient si peu entendues par le pouvoir politique.

Séverine Depoilly, Maîtresse de conférences en sociologie, Université de Poitiers

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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