ARTS & CULTURE

Quand le mal incontrôlé devient l’objet d’admiration

Idées illustres et illustrations : les images de Gustave Doré
novembre 29, 2022 15:57, Last Updated: décembre 12, 2023 20:01
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Cette série « Idées illustres et illustrations : les images de Gustave Doré » se concentre sur l’art de Gustave Doré et a commencé en examinant ses illustrations du poème épique Le Paradis perdu de John Milton, datant du XVIIe siècle.

Dans cet article, Satan vient de finir de rallier les anges rebelles après leur chute en enfer. Il les interpelle, leur fait honte et ravive leur passion pour résister à Dieu. Au début, il ne s’adresse qu’à un seul ange rebelle, mais il ne faut pas bien longtemps pour qu’un seul se transforme en plusieurs, et que ses troupes commencent à retrouver la force de poursuivre leur mission.

Bien que Satan soit à l’origine de leur chute du paradis, les anges rebelles se lèvent pour continuer à le suivre sans broncher. Milton décrit la scène :

Ces mauvais anges étaient si nombreux

Planant sur l’aile sous la chape de l’enfer.

Entre le feu supérieur, le feu inférieur et le feu environnant ;

Jusqu’à ce que, comme à un signal donné, la lance soulevée

De leur grand sultan, brandie pour diriger

Leur parcours, ils s’élancent en équilibre

Sur le soufre ferme, et remplissent toute la plaine […]

Aussitôt, de chaque escadron et de chaque bande

Les chefs et les leaders se hâtent vers l’endroit où se tenait

Leur grand Commandant […]

Bien que leurs noms ne soient plus inscrits dans les registres célestes

Il n’y a pas de mémorial, effacé et rasé

Par leur rébellion, des livres de la vie.

(Livre I, Lignes 344-350, 361-363)

Suivre le chef

« Si innombrables étaient ces mauvais anges vus/planant sur l’aile, sous la chape de l’enfer », 1866, par Gustave Doré pour Le Paradis perdu de John Milton (Gravure Domaine public)

L’illustration de Gustave Doré nous permet de regarder plus profondément dans le passage de Milton. Il y dépeint une légion d’anges rebelles volant à travers l’enfer comme une volée de corbeaux au-dessus d’un nuage de fumée qui encadre les deux côtés de la composition. Seul Satan, qui mène la meute, et quelques anges rebelles qui suivent de près peuvent être identifiés comme des individus. Sinon, les anges rebelles se fondent en une seule présence tourbillonnante.

Si nous prenons un moment pour considérer cette scène en référence à un autre texte, il n’est pas difficile d’y voir des similitudes avec le 1984 de George Orwell, dans lequel les sujets s’alignent uniformément et l’individualité est absente. Nous sommes amenés à nous demander : où cette uniformité, cette absence d’individualité, conduit-elle Satan et les anges rebelles ?

Le début de la tyrannie

« Ils sont appelés/De toutes les bandes et de tous les régiments/Les plus valeureux sont choisis », 1866, par Gustave Doré pour Le Paradis perdu de John Milton (Gravure Domaine public)

Milton continue :

Il a parlé : et pour confirmer ses paroles, sont sorties

Des millions d’épées flamboyantes, tirées des cuisses

Des puissants chérubins, et le feu soudain

Illumine l’enfer, et ils se déchaînent

Contre le Très-Haut, et, les bras serrés, ils s’acharnent

Le fracas de la guerre s’abat sur leurs boucliers sonores,

Ils lancent un défi à la voûte céleste.

(Livre 1, Lignes 663-669)

On peut soutenir que cette uniformité et ce manque d’individualité peuvent mener à la tyrannie. Dans le passage de Milton, Satan continue de parler aux anges rebelles et les unifie sous une seule pensée : haïr et défier Dieu et le ciel. Nulle part les anges rebelles ne prennent un moment pour penser rationnellement par eux-mêmes ; ils ne sont que des ombres des intentions tyranniques de Satan.

Gustave Doré crée une scène très énergique pour ce passage de Milton. On voit la silhouette de sept anges rebelles au sommet d’une falaise, où ils soufflent dans des trompettes. Le reste des anges rebelles entendent l’appel et accourent de partout. Plusieurs d’entre eux bondissent dans la scène au galop de leurs chevaux, et ceux qui se trouvent au loin éclairent les ténèbres de l’enfer avec leurs armes enflammées.

Plus tôt, Milton décrit Satan comme un « commandant », Gustave Doré dépeint Satan et les anges rebelles de façon militaire : Satan dirige, passionne, donne des ordres, et les anges rebelles crient pour confirmer les paroles de leur commandant alors qu’ils se préparent à retourner au combat.

Cela me fait me demander : si ces anges rebelles étaient jugés, quelle serait leur défense ?

Le tyran prend son trône

« Haut sur un trône d’état royal, qui dépasse de loin la richesse d’Ormus et d’Ind », 1866, par Gustave Doré pour Le Paradis perdu de John Milton (Gravure Domaine public)

Les anges rebelles aident à construire un empire en enfer qui semble être une inversion du paradis, donnant une crédibilité pervertie à l’ancienne phrase « sur la Terre comme au Ciel ». L’empire, Pandémonium – un titre qui incarne les effets des intentions de Satan – est l’endroit où Satan prend sa place en tant que dirigeant de l’enfer.

Milton décrit la scène :

Entretemps, les hérauts ailés, sur ordre

De la puissance souveraine, avec une cérémonie terrible

Et le son des trompettes à travers l’armée proclame

Qu’un conseil solennel sera tenu sur-le-champ

Au Pandémonium, la haute capitale

De Satan et de ses pairs : les convocations sont faites

De toutes les bandes et de tous les régiments quadrillés

Les plus valeureux d’entre eux […]

Sur un trône d’état royal, qui dépassait de loin

Surpassait de loin la richesse d’Ormus et d’Ind

(Livre 1, Lignes 752-759 ; Livre 2, Lignes 1-2)

Doré représente ici Satan sur son trône dans un grand palais du Pandémonium. Les projecteurs sont braqués sur Satan, qui se tient debout devant son trône et lève le bras dans un geste symbolique de son pouvoir en enfer. Plusieurs anges déchus viennent le vénérer et l’adorer et ils attendent son conseil.

Le mal incontrôlé devient l’objet d’admiration

« Ô Terre, comme elle ressemble au Ciel, si elle n’est pas préférée », 1866, par Gustav Doré pour Le Paradis perdu de John Milton (Gravure Domaine public)

Voyons comment ces passages peuvent se rapporter à notre vie intérieure. Dans le premier article de cette série, nous avons conclu que, comme Dieu exilant Satan et les anges rebelles du ciel, nous devons nous aussi exiler ces choses dans nos cœurs et nos esprits qui nous éloignent de la bonté de Dieu. Dans le deuxième article, nous avons conclu que, si l’on n’y prend garde, le mal peut se multiplier. Que peut-on donc déduire du fait que Satan a rallié ses troupes en enfer, et que peut représenter sa prise du trône en enfer ?

Pour moi, cela représente l’idée que si nous ne nous protégeons pas du mal, le mal deviendra si fort en nous que nous commencerons à justifier sa présence et même à l’admirer et à l’exalter. Nous sommes incapables de penser rationnellement et calmement lorsque nous sommes possédés par un état d’esprit mauvais. Le fait qu’un tel état nous cause tant de douleur nous échappe. Perdant le sens de notre individualité, nous pouvons même confondre cet état avec ce que nous sommes vraiment, ou refuser d’assumer la responsabilité de nos actes en raison de son emprise sur nous.

Dans cet état, nous devenons les sujets d’une force tyrannique à l’intérieur de nous-mêmes, et notre seule défense pour nos actions peut être que nous suivons ou suivions des ordres. Mais nous sommes bien plus que cela, n’est-ce pas ?

Gustave Doré est un illustrateur prolifique du XIXe siècle. Il a créé des illustrations pour certains des plus grands classiques de la littérature occidentale, notamment La Bible, Le Paradis perdu et La Divine Comédie. Dans cette série, nous allons nous plonger dans les pensées qui ont inspiré Gustave Doré et les images que ces pensées ont provoquées.

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