Olivier Babeau : « La mise en place de prix plancher est une fausse bonne idée »

Par Julian Herrero
29 février 2024 18:26 Mis à jour: 29 février 2024 18:26

ENTRETIEN – Olivier Babeau est président de l’Institut Sapiens. Dans un entretien accordé à notre rédaction, il explique pourquoi la mise en place de prix plancher est une mauvaise solution qui n’a jamais fonctionné dans l’histoire. L’économiste revient aussi sur la place du libéralisme dans la société et dans l’économie et livre son analyse sur l’IA qu’il qualifie de « plus grande révolution technologique de l’histoire de l’humanité ».

Epoch Times – Le Salon de l’agriculture a ouvert ses portes ce week-end pour une durée d’une semaine. Le président de la République s’y est rendu samedi 24 février. En marge d’échanges avec des agriculteurs, il en a profité pour faire quelques annonces, notamment la mise en place d’un « prix plancher » visant à améliorer les revenus des paysans. Un dispositif défendu depuis longtemps par LFI. Certains agriculteurs craignent une diminution des exportations de matières premières françaises ? Quelle est votre analyse ?

Olivier Babeau – Le problème est qu’aujourd’hui, le gouvernement essaye de régler en quelques jours une crise qui existe depuis 30 ans, c’est-à-dire une dérive de l’agriculture à laquelle il n’est pas facile d’apporter des réponses rapides. L’idée du prix plancher est une fausse bonne idée. La manipulation d’un prix est toujours une déformation du signal prix, avec beaucoup d’effets sur les incitations et les équilibres.

Dans l’histoire, on a toujours essayé de limiter les prix en pensant qu’on allait donner accès à plus de produits, mais on seulement crée de la pénurie. Ici, l’objectif est inverse, c’est de faire un prix plus haut que celui qui apparaît dans le marché qui est le prix du marché. Et là, plusieurs effets sont possibles : d’abord, si vous avez les prix des productions nationaux qui sont fixés de façon autoritaire, mais que les importations continuent et le reste du monde continue à produire moins cher, les producteurs, les consommateurs et les distributeurs vont avoir tendance à acheter ces produits moins chers.

Deuxième possibilité, vous instaurez des taxes de manière que tout soit au même prix, ce qui risque d’engendrer la vente de produits à un prix plus élevé, mais cela peut également avoir des effets de surproduction comme nous l’avons vu par le passé dans un système qui garantissait encore des prix.

La difficulté de cette annonce est qu’évidemment, derrière sa simplicité, il y a la complexité d’un système à mettre en place. Maintenant, la question est de savoir à quel niveau ces prix plancher vont être instaurés. Apparemment, c’est au niveau européen et pas français, mais derrière, vous avez nécessairement une usine à gaz de fixation de prix. Va-t-il être fixé par filière, par produit etc ? Est-ce que cela va être réglé sur le coût marginal le plus haut ou le plus bas ? En fonction de la taille des exploitations, vous avez des coûts marginaux.

Cette mesure peut aussi entraîner des effets de rente terribles puisque le prix est déjà garanti, donc les agriculteurs ne chercheront plus à investir pour innover.

Néanmoins, la manière dont cela va être mis en place ne correspond pas exactement à ce que souhaitait la France Insoumise qui avait une approche plus sovietoïde de la chose, visant à créer des revenus garantis, et donc à faire des agriculteurs des fonctionnaires et in fine à nationaliser l’agriculture. Ce qui revient à ce que l’ensemble de la nation paye la différence, donc l’ensemble du coût, même si c’est au-dessus de ce que de ce que le marché aurait produit. Cela briserait toute incitation à la modernisation agricole et engendrerait rapidement un fardeau que nos finances publiques déjà exsangues ne peuvent supporter.

Le monde agricole se dit étouffé par les règlements et la bureaucratie de manière générale. Selon le baromètre agricole Terre-net BVA de 2016, les agriculteurs « consacrent près de 9 h (par semaine) de leur travail aux tâches administratives » et malgré des promesses politiques de simplification des normes agricoles, celles-ci continuent de s’accumuler. Pourquoi ?

La bonne réponse, qui est plus complexe, consiste à baisser les coûts et plus généralement à améliorer notre compétitivité par rapport à l’étranger.

Cette baisse des coûts, elle passe non seulement par une baisse fiscale, mais aussi par une diminution de la complexité. Même si depuis le début de la crise agricole, il y a une volonté affichée du gouvernement de mener de vrais efforts de simplification et de changement d’attitude, notamment en matière de contrôle, j’ai toujours eu un grand doute vis-à-vis de ces campagnes de simplification dont il faut dire qu’aucune en France n’a jamais fonctionné.

Nos dirigeants parlent sans arrêt de simplification, y compris du côté de Bercy, mais la réalité est que la complexité bureaucratique ne cesse de croître parce qu’empêcher l’administration de produire des normes est extrêmement difficile, cela demande une très forte volonté politique et la création de complexité est une manière pour la bureaucratie d’exister.
En plus, dans le système agricole, il y a un double effet qui est l’effet européen conjugué au français avec la fameuse habitude qu’a la France de surtransposer une partie des normes européennes.

Quand les politiques sont faibles dans un pays, c’est l’administration qui prend le relais, or, il est malheureusement probable que dans l’administration liée à l’agriculture et à l’écologie, on ait une partie de nos fonctionnaires qui soient des formes d’activistes, c’est-à-dire qu’ils soient des militants allant dans le sens du militantisme écologique.

Le fait d’annoncer des mesures de simplification pour les agriculteurs va dans le bon sens, mais est-ce que la volonté politique qui va suivre sera suffisante pour empêcher le mouvement naturel de complexification ? Je n’en suis pas certain.

Vous êtes à la tête d’un think tank libéral, l’Institut Sapiens. Pour vous, quel rôle doit avoir le libéralisme dans l’économie et plus largement dans la société ? En France, cette idée politique n’a jamais rencontré un grand succès.

Le libéralisme est un principe humaniste qui part toujours de l’individu et de sa liberté pour essayer de penser les phénomènes sociaux, les politiques publiques, les effets économiques. Il part de l’individu et de sa libre quête du bonheur. Partant de l’idée que chacun a des façons différentes de chercher le bonheur et que pour le garantir, il faut en particulier le protéger contre toutes les organisations et les institutions totalisantes dont on a vu tant d’exemples dans l’histoire et qui prétendent déterminer les conditions de son bonheur, voire pire, déterminer entièrement sa vie, y compris pour son bien.

Toutes les politiques sont toujours faites au nom du bien. Le stalinisme était fait au nom du bien. Le prétexte n’a donc aucun intérêt. Ce qu’il faut voir, c’est la réalité pratique des effets, la manière dont on considère l’individu. Le libéralisme, c’est la primauté de l’individu.

Paradoxalement, c’est en France que sont nés de très grands auteurs libéraux comme Benjamin Constant par exemple. Pourtant, parce qu’on a malheureusement aussi vu se développer au XIXᵉ siècle de grands courants socialistes, marxistes et trotskistes, une partie de l’intelligentsia a été étouffée par la gauche et l’extrême-gauche, et c’est toujours très difficile en France pour les libéraux de se faire entendre, y compris à l’université et dans les médias puisque la voie libérale a toujours été caricaturée et marginalisée au profit d’une voie collectiviste étatiste qui n’a jamais fait le procès du communisme.

Par conséquent, aujourd’hui, le communisme a voix au chapitre sans qu’à aucun moment, on lui impute les massacres et les blessures qu’il a infligés à l’humanité. C’est un mystère dont je ne reviens toujours pas.

Vous avez récemment déclaré dans une interview dans le magazine Capital ayant pour thème l’IA : « Ce qui est très intéressant dans la technologie, c’est qu’elle entretient une relation ambivalente avec l’être humain. A la fois, elle améliore nos capacités et elle nous atrophie ». Ne craignez-vous pas qu’elle nous atrophie sans améliorer nos capacités ? L’IA risque de faire disparaître des métiers qui n’avaient jamais été réellement menacés auparavant (avocats, journalistes…) et par conséquent de nous rendre totalement inutiles…

C’est aujourd’hui la grande interrogation. Il est en train de se passer la plus grande révolution technologique de l’histoire de l’humanité, grande dans son ampleur et dans son rythme.

Toutes les prédictions des experts sont déjouées parce que ce qui devait se passer dans 20 ans ou 30 ans risque d’arriver dans cinq ans.

L’arrivée d’une intelligence générale qui va pouvoir mimer les actions humaines, avec une conscience ou non, arrive à grands pas. On a d’ores et déjà de plus en plus des machines qui peuvent remplacer beaucoup de tâches humaines, y compris des tâches qui étaient autrefois réservées à des personnes très qualifiées comme les médecins ou les avocats.

Cela étant, pour l’instant, ce sont davantage des tâches que des emplois qui sont remplacées. À terme, plus d’emplois seront remplacés.

Il y a un effet à double tranchant, l’IA augmente nos capacités et elle nous atrophie en même temps, il y a toujours ces deux faces. Aujourd’hui, on constate par exemple qu’elle accélère la productivité des consultants et permet de travailler beaucoup plus vite. Cela signifie, que cette nouvelle technologie délègue à la machine, les tâches les moins intéressantes, mais qu’elle est aussi capable d’une grande créativité : elle peut apporter plus d’empathie dans le secteur de la santé que les médecins à titre d’exemple.

Les prédictions sont donc grandes ouvertes : il y a des gens qui expliquent que la destruction créatrice schumpétérienne aura à nouveau lieu, autrement dit, qu’il y aura plein de créations, de nouveaux emplois complémentaires à cette machine, peut être des emplois nécessitant la présence physique ou encore l’oralité.

D’autres affirment que nous arrivons à un point incroyable où une grande partie, si ce n’est la totalité des emplois, vont disparaître et être automatisables, et donc nous entrerions dans une forme de civilisation de l’oisiveté, des loisirs absolus. J’ai commencé à réfléchir à cette idée dans mon livre « La tyrannie du divertissement » puisque l’une des questions majeures aujourd’hui, est de savoir comment nous allons occuper nos loisirs dans une vie dans laquelle le travail ne constitue plus que 10 % d’une existence en entier.

Des auteurs d’ouvrages et des réalisateurs de films de science-fiction comme Philippe K.Dick ou Stanley Kubrick nous ont d’une certaine manière alerter sur les dangers que représente la technologie pour l’espèce humaine. Y-a-t-il selon vous un risque qu’un jour l’IA nous contrôle ou nous fasse disparaître ou cela relève-t-il seulement du domaine de la science-fiction ?

La science-fiction a montré par le passé qu’elle pouvait être simplement de la science avec beaucoup d’avance. Souvenez-vous de Jules Verne, tout ce qu’il a prévu s’est réalisé. De nos jours, à part les voyages dans le temps et la télétransportation, il n’y a pas grand-chose de prévu dans la science-fiction qui paraît totalement impossible.

C’est donc une hypothèse qui n’est pas impossible quand des milliards d’IA communiquant ensemble maîtrisent l’intégralité de ce dont on se sert et de notre vie.

Le débat actuel porte sur l’émergence éventuelle d’une forme d’agence de l’IA qui en tant qu’être vivant, finirait par avoir comme espèce de but naturel émergent sa propre survie, et elle en ferait son objectif numéro un. Dans ce cas, elle pourrait juger que nous sommes une gêne pour sa survie, par exemple parce que nous sommes à côté d’elle, extrêmement bêtes, ignorants ou des animaux imprévisibles.

Il faut donc se préparer à cette éventualité et si possible mettre en place des garde-fous, ce qui risque d’être difficile puisque dans l’histoire, nous n’avons jamais réellement réussi à limiter les technologies, à l’exception des armes chimiques, et il suffit qu’un seul pays décide de poursuivre ses recherches en matière d’IA pour que les limites instaurées par les autres nations soient caduques. À l’heure actuelle, aucune puissance n’a affiché sa volonté de limiter ses recherches parce qu’elles sont source de puissance économique et militaire, donc ne soyons pas naïfs.

Enfin, si nous avons affaire à une intelligence artificielle extrêmement puissante, se posera également la question du statut de la gouvernance. Peut-être qu’elle sera en mesure de proposer un bon programme politique ou même de gouverner.

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