Quelques réflexions sur la souffrance

Par Roger Kimball
23 août 2023 21:51 Mis à jour: 23 août 2023 21:51

La souffrance faisant partie intégrante de la vie humaine, il n’est pas surprenant que les grandes religions du monde y consacrent autant d’attention.

Le bouddhisme et le stoïcisme se proposent de résoudre le problème de la souffrance en court-circuitant son vecteur, qui est l’attachement au monde.

Par exemple, un célèbre passage du « De Rerum Natura » (De la nature des choses) de Lucrèce parle de la douceur d’observer, depuis la terre ferme, un bateau ballotté par une violente tempête.

Comme le bouddhisme, le stoïcisme de Lucrèce s’efforce de résoudre le problème de la souffrance en la niant, en nous arrachant aux soucis et aux préoccupations de la vie et en nous transformant en observateurs olympiens :

« Qu’il est doux, encore une fois », écrit Lucrèce, « de voir le fracas des batailles / À travers les plaines, soi-même à l’abri du danger ».

Il est facile de comprendre pourquoi une telle vision de la vie peut devenir un substitut tentant aux plaisirs de la vie – être immunisé ou au moins résister aux difficultés de la vie – mais il est également facile d’en voir les limites.

Une bonne dose de stoïcisme est salutaire, un peu comme le fameux flegme des Britanniques face aux adversités quotidiennes de la vie.

Mais élevé au rang de philosophie de vie, il a, selon moi, l’inconvénient d’exiler l’individu des richesses de la vie.

Éviter la pénalité du désir, c’est également renoncer à tout désir et à tout intérêt pour quoi que ce soit.

Il faut aussi noter que le stoïcisme a tendance à mieux fonctionner lorsque les épreuves sont légères.

Une fois que de graves calamités arrivent, la tranquillité est généralement compromise.

Quoiqu’il en soit le stoïcisme et ses allotropes (bouddhisme, philosophies de Schopenhauer et de George Santayana, etc.) apportent des réponses à la question suivante : « Quel est le sens de la souffrance (ce qui implique une autre question : quelle est la solution à la souffrance) ?

Dans « Agamemnon », Eschyle écrit que « la sagesse ne vient que par la souffrance ».

Le livre de Job est peut-être le livre le plus terrible (au sens ancien du terme, c’est-à-dire qui inspire la crainte) de Dieu.

Il est plein de sagesse, depuis l’observation de Job selon laquelle « l’homme né d’une femme a peu de jours et est plein d’ennuis », jusqu’à l’image de Satan « marchant de long en large sur la terre et s’y promenant de haut en bas ».

C’était il y a longtemps, mais Satan est un piéton infatigable ; il marche encore parmi nous.

Pour moi, les passages les plus puissants de Job se situent vers la fin, lorsque Dieu répond à Job dans le tourbillon et lui pose cette longue liste de questions sans réponse (« Où étais-tu quand j’ai posé les fondements de la terre ? »).

Ces passages ont pour effet non seulement de démontrer la grandeur de Dieu, mais aussi de nous rappeler son impénétrabilité.

Si Job s’abstient de suivre le conseil de sa femme (« Maudis Dieu et meurs »), ce n’est pas parce qu’il a compris quoique ce soit, mais parce qu’il se soumet à la volonté de Dieu.

Dans ce contexte, il convient de noter que de nombreux spécialistes pensent que la fin heureuse de Job, lorsque « le Seigneur donne à Job le double de ce qu’il avait auparavant », est une interpolation ultérieure – une concession, peut-être, au même scrupule qui a conduit certains moralisateurs de l’époque victorienne à greffer une fin heureuse au « Roi Lear ».

Quel est le sens de la souffrance ?

Dire qu’une chose a un « sens », c’est dire qu’elle va au-delà d’elle-même, qu’elle n’atteint sa pleine signification que lorsqu’elle est rattachée à quelque chose d’autre.

La souffrance possède-t-elle ce ferment sémantique ?

C’est une alchimie que chacun d’entre nous doit réaliser pour lui-même.

Il y a quelque chose de déplacé, pour ne pas dire d’obscène, à présumer de la souffrance d’autrui.

Lorsque nous demandons si la souffrance a un « sens », nous sous-entendons que ce serait une bonne chose si c’était le cas, car ce « sens » dégagerait quelque chose d’analgésique ou de rédempteur qui apaiserait la morsure de la souffrance.

En fin de compte, le sens de la souffrance dépend de la réponse que l’on donne à la question du sens de la vie.

Et c’est une question à laquelle on ne répond pas par des mots, mais par des actes. Lorsque nous nous interrogeons sur le sens de la souffrance, nous sommes souvent amenés à nous attarder sur ce que nous ressentons.

Or, c’est notre comportement qui compte.

Jean-Jacques Rousseau nous a appris à assimiler la vertu à l’émotion de la vertu, c’est-à-dire à une sorte de narcissisme.

Voltaire offre un antidote salubre lorsqu’il demande : « Qu’est-ce que la vertu, mon ami ? c’est de faire du bien : fais-nous-en, et cela suffit. Alors nous te ferons grâce du motif. ».

Cela n’aurait pas plu à Kant (sans parler de Rousseau), mais quelle bouffée d’air frais !

La souffrance peut nous rendre plus sages.

Elle peut aussi nous rendre plus résistants, ce qui n’est pas la même chose (même si cela peut sembler similaire à un œil non averti).

Aristote avait raison lorsqu’il faisait remarquer que le courage est la vertu la plus importante, parce que sans courage, on ne peut pratiquer aucune des autres vertus de manière fiable.

Et la gratitude?

C’est peut-être curieux, mais la vertu la plus intimement liée à la souffrance est la gratitude – non pas la gratitude de souffrir mais plutôt la gratitude face à cette immensité que la souffrance nous pousse à reconnaître.

C’est quelque chose que l’on peut concevoir par l’observation, sur la base du témoignage de ces personnes qui ont enduré des souffrances terribles et s’en sont sorties, et pour ainsi dire, ont atteint un autre rivage.

Ce n’est pas toujours le cas, bien sûr, et il convient de souligner à nouveau qu’il est malvenu d’exiger de quelqu’un d’autre que soi-même qu’il ressente de la gratitude.

Mais dans les interstices de notre propre cœur, les principes moraux de la souffrance semblent exiger de la gratitude si l’on ne veut pas que nos principes s’enveniment.

Et ici, je pense que je pourrais me risquer à une petite correction d’Aristote.

Le cardinal Newman avait raison de dire que, sur la plupart des sujets, penser comme Aristote, c’est penser correctement.

Mais je dois m’opposer à la définition qu’Aristote donne de l’homme en tant qu’animal rationnel.

L’animal ingrat serait généralement plus proche de la vérité.

Et cela nous amène au seuil d’autres mystères.

Dans le monde humain, contrairement au monde de la nature en général, quand on parle de la souffrance, il convient de parler du problème qu’elle pose.

L’homme est un animal en quête de sens (et finit pas trouver du sens).

Pour lui, la souffrance n’est pas simplement un événement naturel, synonyme de douleur ou de malheur.

La souffrance n’est pas une fin en soi ; elle ne devient ce qu’elle est que dans le contexte des soucis et des préoccupations de la vie humaine.

Même les existentialistes, pour qui l’absurdité est le sens de la vie, n’ont pas pu se reposer avant d’avoir au moins témoigné de cette vérité durement acquise sur la condition humaine.

L’homme préfère avoir le vide comme sens, a observé Nietzsche, plutôt que d’être lui-même du vide dépourvu de sens.

Les chiens et les chats souffrent peut-être, mais ils ne considèrent pas leur souffrance comme une remise en question de leur compréhension du monde.

Je ne suis pas sûr qu’il y ait beaucoup de réconfort à tirer du fait que l’homme est le seul animal pour qui la souffrance est un problème.

Mais cela nous rappelle l’incomplétude radicale de la vie humaine : aucun homme, comme l’a dit le poète John Donne, n’est une île, entière en elle-même.

Cela n’atténue en rien la douleur de la souffrance. En définitive, le fait de comprendre n’a pas valeur d’analgésique.

Mais cela peut être une lumière qui brille dans les ténèbres.

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