Schumpeter sur la façon dont l’enseignement supérieur a détruit la liberté

Par Jeffrey A. Tucker
29 février 2024 06:50 Mis à jour: 29 février 2024 06:50

Il y a un livre qui tient ses promesses depuis plusieurs dizaines d’années et qui offre des perspectives infinies. Il s’agit de « Capitalisme, socialisme et démocratie » de Joseph Schumpeter (1943). Ce n’est pas un traité systématique mais plutôt une série d’observations sur d’énormes problèmes qui ont troublé les années 40 et qui troublent encore cette époque-ci. Beaucoup d’entre elles on trait à l’économie. D’autres à l’histoire, à la sociologie et la culture.

La vision de Schumpeter est éclectique, c’est le moins que l’on puisse dire. Il est partisan de l’ordre bourgeois de la vieille école, a été éduqué dans la Vienne de la fin du siècle, mais est hanté par la conviction, en ce milieu de siècle, que la civilisation est condamnée à être remplacée par un amalgame de socialisme et de fascisme. Et ce, pour une raison intéressante : non pas parce que le capitalisme lui-même va à l’échec, mais plutôt parce qu’il porte en lui les germes de sa propre destruction. Il produit tellement de richesses qu’il devient trop facile de se passer des fondements institutionnels et culturels qui rendent tout cela possible.

Concentrons-nous ici sur une idée fascinante qu’il développe au sujet de l’enseignement supérieur, qui n’est qu’un court passage du livre. Il a compris que le milieu universitaire de l’Occident allait accueillir de plus en plus de personnes, et offrir de plus en plus de cours et de diplômes, et que le travail manuel et les compétences brutes allaient être délaissés au profit des activités intellectuelles. Par là, il ne parle pas seulement de tous ceux qui vont devenir universitaires, mais aussi de ceux dont le travail quotidien sera basé sur un appareil idéologique et philosophique – une classe de travailleurs de l’information – qui sera de plus en plus éloigné de la productivité réelle.

En d’autres termes, il parle de la montée en puissance de la classe des gestionnaires diplômés qui peuplera tous les domaines, dont le journalisme et les médias, où les travailleurs sont détachés des conséquences des idées qu’ils défendent dans le monde réel. Ils en viendraient à former une classe à part entière, dotée d’un pouvoir culturel unique et d’un intérêt commun à construire des systèmes sociaux et politiques qui leur profitent à eux, au dépens des autres.

Voyons ce qu’il a à dire. Et n’oubliez pas que nous sommes en 1943.*

« L’une des caractéristiques les plus importantes des derniers stades de la civilisation capitaliste consiste dans l’expansion vigoureuse de l’appareil éducatif et, notamment, des facilités données à l’enseignement supérieur. Or, ce développement était et est aussi inévitable que celui des unités productives à très grande échelle, mais, à la différence de ce dernier, il a été et est encouragé à un tel point par l’opinion publique et les pouvoirs publics qu’il a progressé bien davantage que ce n’aurait été le cas s’il n’avait pas été poussé par ces propulsions extérieures.

« Quoi que nous puissions penser de ce phénomène en nous plaçant à d’autres points de vue et quelle qu’en ait été la cause précise, il se traduit par différentes conséquences qui réagissent sur la dimension et l’attitude du groupe des intellectuels.

« En premier lieu, dans la mesure où l’enseignement supérieur gonfle l’offre de services dans les professions libérales,quasi-libérales, puis, en fin de compte, dans tous les « métiers à col blanc » au delà du point fixé par des considérations d’équilibre entre le coût et le rendement de l’éducation, une telle surproduction petit aboutir à un cas particulièrement important de chômage sectionnel. »

En d’autres termes, il suggère que le subventionnement de l’enseignement supérieur lui-même finirait par créer beaucoup plus d’intellectuels diplômés que la société n’en a réellement besoin ou que le marché n’en demande. Ces personnes seront donc toujours confrontées à une sorte d’insécurité de l’emploi – ou du moins le croiront-elles – parce que leurs compétences ont un marché limité.

« En second lieu, qu’il y avait ou non chômage des intellectuels, leur multiplication donne naissance à des conditions d’emploi peu satisfaisantes – affectation à des travaux inférieurs ou salaires moins élevées que ceux des ouvriers les mieux rémunérés. »

C’est une observation intéressante, qui reste vraie aujourd’hui. Un chauffeur de camion gagne bien plus qu’un professeur débutant et qu’un journaliste dans un journal. Un électricien ou un ingénieur est mieux payé que n’importe quel diplômé en sciences humaines. Même les écrivains de haut niveau et les influenceurs des médias perçoivent des salaires inférieurs à ceux des analystes financiers et des comptables, des domaines dans lesquels la formation et la délivrance des diplômes se font en dehors de l’académie.

« En troisième lieu, la surproduction des intellectuels peut créer des incapacités de travail d’un type particulièrement déconcertant. L’homme qui a fréquenté un lycée ou une université devient facilement psychiquement inemployable dans des occupations manuelles sans être devenu pour autant employable, par exemple, dans les professions libérales. Une telle faillite peut tenir soit à un manque d’aptitude naturelle – parfaitement compatible avec la réussite aux examens universitaires -, soit à un enseignement inadéquat : or, ces deux risques se multiplient toujours davantage, en nombres relatifs et en nombres absolus, au fur et à mesure qu’un nombre plus élevé de sujets est drainé vers l’enseignement supérieur et que le volume d’enseignement réclamé grossit indépendamment du nombre des individus que la nature a doués du don d’enseigner. A négliger ces déséquilibres et à agir comme si la création d’écoles, de lycées, d’universités supplémentaires se ramenait purement et simplement à une question de gros sous, on aboutit à des impasses trop évidentes pour qu’il soit besoin d’y insister. Quiconque ayant à s’occuper de nominations à des postes est personnellement qualifié pour formuler une opinion autorisée et peut citer des cas dans lesquels, sur dix candidats à un emploi, possédant tous les titres universitaires requis, il n’en est pas un seul qui soit capable de l’occuper convenablement.

« Par ailleurs, tous ces bacheliers et licenciés, en chômage ou mal employés ou inemployables, sont refoulés vers les métiers dont les exigences sont moins précises ou dans lesquels comptent surtout des aptitudes et des talents d’un ordre différent. Ils gonflent les rangs des intellectuels, au strict sens du terme, c’est-à-dire ceux sans attaches professionnelles, dont le nombre, par suite, s’accroît démesurément. Ils entrent dans cette armée avec une mentalité foncièrement insatisfaite.

« L’insatisfaction engendre le ressentiment. Et celui-ci prend fréquemment la forme de cette critique sociale qui, nous l’avons déjà reconnu, constitue dans tous les cas, mais spécialement en présence d’une civilisation rationaliste et utilitaire, l’attitude typique du spectateur intellectuel à l’égard des hommes, des classes et des institutions. Récapitulons : nous avons trouvé un groupe nombreux dont la situation nettement caractérisée est colorée d’une teinte prolétaire; un intérêt collectif modelant une attitude collective qui explique d’une manière beaucoup plus réaliste l’hostilité du groupe envers le régime capitaliste que ne saurait le faire la théorie (équivalant à une rationalisation au sens psychologique du terme) selon laquelle l’indignation vertueuse de l’intellectuel dressé contre le capitalisme serait simplement et logiquement provoquée par le spectacle d’exactions honteuses – théorie qui ne vaut pas mieux que celle des amoureux quand ils prétendent que leurs sentiments sont la conséquence logique des mérites de l’objet de leur passion. En outre, notre théorie rend également compte du fait que, loin de diminuer, cette hostilité s’accentue chaque fois que l’évolution capitaliste se traduit par une nouvelle réussite.

« Bien entendu, l’hostilité du groupe intellectuel – aboutissant à un refus moral de l’ordre capitaliste – est une chose et l’atmosphère générale d’hostilité qui baigne le système capitaliste en est une autre. Cette dernière, qui constitue le phénomène réellement significatif, n’est pas seulement engendrée par l’opposition des intellectuels, mais elle sourd en partie de sources indépendantes, dont nous avons déjà mentionné certaines et qui, au prorata de leur débit, fournissent au groupe intellectuel la matière première sur laquelle il travaille. »

Il faut reconnaître que ce texte est extrêmement intuitif, d’autant plus qu’il a été écrit en 1943. Cette année-là, seuls 15 % environ de la population étaient inscrits à l’université, soit un changement gigantesque entre cette époque et la nôtre.

Ainsi, les problèmes observés par Schumpeter concernant les diplômés de l’enseignement supérieur – le manque de compétences réelles, l’insécurité de l’emploi, le ressentiment à l’égard de la productivité réelle, l’envie de s’occuper de l’esprit public sans avoir à en assumer les conséquence – sont bien pires aujourd’hui.

Ces dernières années ont vu la montée de l’hégémonie absolue d’une classe dirigeante n’ayant aucune expérience dans le monde réel. Brandissant leurs diplômes et leurs CV, ils se sentent autorisés à dicter leur conduite à tous les autres et à modeler sans cesse le système de la liberté économique pour le rendre conforme à leur propre conception, à leurs priorités sociales et culturelles, et ce sans tenir compte des attentes de la population ou de la réalité économique.

La tendance à l’adoption de toutes sortes de priorités de « grande remise à zéro » (the great reset) en est un excellent exemple. Les politiques inclusives et « anti discours de haine » sur les campus universitaires ou dans le monde de l’entreprise, les RH dans la gestion de tout, les VE dans les transports, les burgers sans viande, l’éolien et le solaire comme sources d’énergie, et j’en passe : tout cela est le produit des forces décrites par Schumpeter.

Elles sont créées par et pour des universitaires, et sont mises en œuvre et appliquées par des personnes dont le savoir n’intéresse qu’un marché limité, et qui tentent par conséquent de réorganiser le monde pour mieux s’y faire une place. C’est cette classe d’experts qui, selon Schumpeter, allait démanteler la liberté telle que nous la connaissons.

Bien sûr, les personnes qui ont occupé le devant de la scène pendant les confinements catastrophiques du Covid-19 n’étaient pas les praticiens, et encore moins les travailleurs qui livraient la nourriture, les propriétaires de petites entreprises ou même les épidémiologistes de terrain. Non, il s’agissait de théoriciens et de bureaucrates qui n’ont eu à faire face à aucune conséquence pour s’être trompés à ce point, et qui se cachent encore aujourd’hui ou se contentent de rejeter la faute sur quelqu’un d’autre dans la bureaucratie. Leur stratégie consiste à faire profil bas et à espérer que tout le monde oublie jusqu’à ce qu’ils puissent réapparaître pour gérer la prochaine crise.

Ainsi, nous voyons que Schumpeter avait entièrement raison. L’essor de l’enseignement supérieur de masse n’a pas engendré un secteur de la société plus sage et plus responsable, mais tout le contraire. Il avait déjà vu cette évolution il y a 80 ans. Cela a pris du temps, mais il serait justifié de le qualifier de prophète.

Et où en sommes-nous aujourd’hui ? Une génération entière est en train de repenser le modèle de l’université. Ils se demandent si faire des études longues et souvent coûteuses en vaut vraiment la peine, tout cela pour finir dans une vaste bureaucratie d’âmes misérables qui ne font rien d’autre que de planifier la fin de la liberté des autres et la fin de la qualité de vie.

Qu’est-ce que l’université peut bien vous apporter quand toutes les professions ont développé leur propre système d’accréditation? Elles ont toutes leur propre système de formation et de tests de fin de parcours. Cela vaut pour la comptabilité, la fiscalité, tous les types d’ingénierie, la gestion de projet, le droit, la médecine (bien sûr), la science actuarielle, la préparation des contrats, l’hôtellerie, la généalogie, la logistique, les technologies de l’information et l’informatique, la gestion des situations d’urgence, la géologie et bien d’autres domaines encore.

Chaque domaine a sa propre organisation professionnelle. Chaque organisation professionnelle a un titre. Chaque titre est assorti d’un examen. Chaque examen est accompagné d’un livre. Et chaque livre propose des méthodes d’apprentissage et de réussite. Ces systèmes ne se posent pas la question de l’idéologie et de la socialisation. Il s’agit de compétences réelles dont vous avez besoin sur un marché réel.

En d’autres termes, c’est le marché lui-même qui rend l’université obsolète.

La pression exercée pour obliger tout le monde à suivre un enseignement supérieur s’est révélée être un détournement massif d’énergie financière et humaine et, comme l’avait prédit Schumpeter, elle n’a pas rendu service à la cause de la liberté. Elle n’a fait qu’engendrer la frustration, le ressentiment et un déséquilibre des ressources humaines tel que les personnes qui détiennent le pouvoir sont celles qui sont le moins susceptibles de posséder les compétences nécessaires pour améliorer la vie des gens. En fait, ils ne font qu’empirer les choses.

L’avertissement prémonitoire de Schumpeter était en plein dans le mille. Et c’est une tragédie.

* Les extraits de Joseph Schumpeter sont traduit de l’anglais par Gaël Fain.

De Brownstone Institute

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

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