Pourquoi les applications de rencontre nous déshumanisent-elles ?

Par François Nicolle, Enseignant chercheur et Ziyed Guelmami, Enseignant-chercheur en marketing
4 janvier 2023 06:29 Mis à jour: 4 janvier 2023 06:29

Aujourd’hui, malgré une réputation encore sulfureuse, les applications constituent un moyen crédible de rencontrer des partenaires pour de nombreux Français.

À titre d’exemple, près d’un quart des Français ayant trouvé un partenaire depuis la fin du premier confinement l’a rencontré sur une application de rencontre.

Pourtant, ce type de plates-formes suscite encore de la méfiance pour les non-utilisateurs, mais aussi pour les utilisateurs. Ces derniers vivent parfois ces applications comme des espaces de frustration et parfois de souffrance. Au-delà du lieu commun du « supermarché de l’amour », nous proposons d’examiner les raisons pour lesquelles les applications de rencontre peuvent aliéner ou objectifier leurs utilisateurs.

Un design d’application exploitant le désir amoureux

Quel que soit leur concept (à l’exception des applications de slow dating proposant volontairement peu de profils dans une logique qualitative) et, leurs spécificités, les applications de rencontre visent à faciliter et à accélérer les rencontres. À l’instar des réseaux sociaux, leur enjeu économique fondamental est l’acquisition, la rétention et la monétisation de leurs utilisateurs. Et comme pour les réseaux sociaux, la démarche business sous-jacente à ces plates-formes revêt de graves conséquences.

Ainsi, dès l’inscription, les applications simplifient l’accès à leur vivier de célibataires : il suffit souvent d’un compte Facebook ou d’un numéro de téléphone, et d’une image pour exister sur la plate-forme. Les utilisateurs étant peu guidés et conseillés, la qualité des profils s’en ressent.

Selon l’étude que nous avons menée dans le cadre de notre ouvrage « Applications de rencontre. Décryptage du néo-consumérisme amoureux », seulement 59 % des profils masculins proposent une description et un tiers d’entre eux proposent une description ou biographie de plus d’une phrase. La pauvreté du contenu de nombreux profils (ou leur aspect très artificiel) implique que l’on s’y attarde moins, qu’on ne les prend pas au sérieux. En conséquence, l’être humain derrière le profil s’avère beaucoup moins visible. Notons que ce phénomène est moins prégnant sur les sites de rencontre traditionnels (où les frais d’inscription supposent une plus grande élaboration du profil) et sur certaines applications encourageant les utilisateurs à répondre à un grand nombre de questions pour alimenter leur profil.

Algorithmes secrets

Ce premier problème n’a pourtant qu’une influence toute relative sur le désir des utilisateurs, promis à la rencontre d’une abondance de célibataires. Une ou deux photos peuvent suffire à susciter l’envie de rencontrer. Ici, la nécessité des applications à retenir leurs inscrits peut s’avérer nuisible. Nul ne sait comment sont conçus les différents algorithmes de suggestion de profils, seulement, si l’on se fie à l’expérience des utilisateurs telle qu’elle est racontée, on se rend compte que les applications distillent les profils pertinents au compte-goutte et qu’une lassitude tend à s’installer. Ce sentiment suscite une moindre implication dans la démarche de dating, un moindre intérêt dans chaque profil proposé, et, conséquemment, la multiplication de comportements peu constructifs, voire antisociaux.

Enfin, la nécessité de monétiser les profils prometteurs contribue également à faire des applications de rencontres des machines à créer de la frustration. Il s’agit pour ces plates-formes d’amoindrir la performance naturelle de ces utilisateurs pour les encourager à opter pour des options payantes (pour mettre en avant son profil, pouvoir aimer un nombre illimité de profils ou envoyer un message non sollicité, etc.). Ce système permet aux applications de rencontre de figurer parmi les plus rentables au monde.

L’utilisateur lambda, attiré par les applications pour leur gratuité apparente, se retrouve donc sans le savoir dans une sorte de purgatoire où son expérience serait rendue volontairement frustrante, aux antipodes de la promesse initiale des plates-formes, en proie aux problèmes d’estime de soi que l’on peut imaginer. On observe ainsi nombre d’utilisateurs s’accrochant désespérément à la moindre mise en contact et certains autres développant de l’agressivité.

Un système fécond de comportements antisociaux

La conception (le design) des applications de rencontre, ainsi que la nature même du cyberespace, favorise les comportements antisociaux et tend donc à déshumaniser les rencontres en ligne. Nous abordons ici quelques exemples parlants qui nous ont été relatés dans le cadre de notre étude.

Tout d’abord, parmi les critères d’adoption des applications de rencontre, deux aspects sont régulièrement évoqués : s’engager dans une logique d’homophilie ou s’ouvrir à de nouveaux horizons. Si cela semble contradictoire, nos recherches démontrent que ces deux approches aboutissent sur un comportement de recherche similaire : une hypercritérisation.

D’après notre étude, 73,8 % des répondants se considèrent plus sélectifs en matière de critères sur les applications que dans la vie hors ligne. Cette hypercritérisation correspond à une tendance très prononcée à focaliser son attention sur des critères conçus comme des préférences personnelles mais souvent découlant du système des applications tels que l’âge, la taille, la couleur de peau, des cheveux, le métier, le niveau d’études, la religion, la qualité de l’orthographe, etc.

Cette hypercritérisation va souvent de pair avec une hypersélectivité. Un utilisateur pourra donc considérer que le moindre élément d’un profil est rebutant et disqualifier ainsi chaque profil non conforme, à tout moment. Ce phénomène, s’il peut paraître bénin ou légitime, tend à vider la démarche de rencontre de son sens, à la rendre bien plus artificielle et à instaurer la fameuse atmosphère de « prêt-à-jeter » tant décriée sur les applications. Paradoxalement, l’hypercritérisation et l’hypersélectivité constituent le revers de la médaille d’une trop grande abondance de profils.

Violence du ghosting

En conséquence, le ghosting s’est imposé comme un acte de violence normalisé et intériorisé par les utilisateurs. Ce terme issu de l’anglais « ghost » (fantôme) désigne le fait de ne plus donner de nouvelles à quelqu’un de manière subite et définitive, sans raison apparente. Selon notre étude, 53 % des hommes et 80 % des femmes admettent l’avoir déjà fait lors de leur activité de dating. Il est intéressant de noter que le ghosting se pratique aussi après une rencontre « en réel » suite à des échanges sur les applications de rencontre. Il ne s’agit donc pas seulement d’un problème de design des applications ; le système d’abondance qu’elles ont instauré altère également les interactions humaines hors du monde virtuel. Plusieurs éléments viennent favoriser cette pratique sur les applications : la consommation cyclique des plates-formes (les utilisateurs s’inscrivent et se désinscrivent au gré de leur situation amoureuse), l’incitation à flirter avec plusieurs personnes à la fois, la décontextualisation des rencontres (c’est-à-dire qu’aucun contexte social ne consolide le lien établi entre deux personnes), la mauvaise perception – paradoxale – que l’on a des autres utilisateurs sur ces plates-formes (c’est le cas de 54 % des répondants de notre étude), le fait d’être soi-même régulièrement victime de ghosting et de vouloir « rendre la pareille ».

La problématique de l’hypercritérisation présente également des cas plus extrêmes, par exemple la fétichisation, notamment des minorités. De nombreux témoignages ainsi que les travaux du chercheur français Marc Jahjah mettent en évidence ce phénomène sur les applications. La fétichisation consiste dans ce cas à ne plus considérer son interlocuteur comme un individu à part entière, mais à l’assimiler à une catégorie, un stéréotype, basé sur des critères visibles comme la couleur de peau, la taille, une partie de son corps (seins, mains, pieds, cheveux, sexe, etc.). Ici, l’humain est donc réduit à l’un de ses attributs : il s’agit donc d’une forme d’objectification qui contribue à alimenter le sentiment de déshumanisation et de marchandisation sur les plates-formes de rencontre.

Quitter les applications pour réhumaniser la rencontre en ligne ?

La lassitude (la « dating fatigue ») est sans doute le plus grand mal qui ronge le monde des applications aujourd’hui. Si ces plates-formes semblent satisfaire leurs utilisateurs au début de leur activité, ce sentiment semble décroître au fur et à mesure du temps, ce qui amène logiquement les utilisateurs à quitter ces plates-formes. 88 % de nos sondés déclarent avoir déjà désinstallé toutes leurs applications de rencontre. Cependant, parmi eux, seuls 31 % l’ont fait car ils avaient rencontré une personne qui leur convenait. Les 69 % restants ont quitté les applications par lassitude, pour leur caractère chronophage ou suite à une mauvaise expérience. Ces chiffres ne surprennent pas, étant donné que la frustration sur les applications de rencontre fait partie intégrante de leur modèle d’affaires « freemium ».

En guise d’alternative, les ex-utilisateurs, notamment les jeunes, se tournent de plus en plus vers les réseaux sociaux comme Instagram pour faire des rencontres. Sur ces plates-formes, les échanges sont perçus comme plus authentiques, et donc, plus humains.

Nous soulevons donc le rôle essentiel que les utilisateurs ont à jouer pour contribuer à réhumaniser les rencontres en ligne, mais soulignons surtout la responsabilité des applications qui se doivent de proposer une conception éthique de l’expérience utilisateur si elles souhaitent se pérenniser. Un mouvement s’opère déjà chez les plates-formes pour intégrer des dispositifs de sécurité et pour lutter contre les pratiques antisociales mais leur modèle d’affaires semble encore limiter leurs options.The Conversation

François Nicolle, Enseignant chercheur – ICD Paris, ICD Business School et Ziyed Guelmami, Enseignant-chercheur en marketing, Institut Mines-Télécom Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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