Attentat à Moscou : « Il n’est pas impossible que des Tadjiks aient été utilisés pour mener un attentat planifié par l’État islamique », analyse Jean-Robert Raviot

Par Julian Herrero
29 mars 2024 17:49 Mis à jour: 30 mars 2024 14:47

ENTRETIEN — Jean-Robert Raviot est professeur à l’université Paris-Nanterre et l’auteur de l’ouvrage Le logiciel impérial russe dans lequel il explique comment la Russie s’est constituée en tant qu’empire à partir du XVIe siècle, à la fin de la domination tataro-mongole et l’avènement de la Russie moscovite. Il analyse comment cette dynamique impériale perdure.

Epoch Times : Dans votre introduction, vous écrivez qu’« aujourd’hui, la Russie n’est plus un empire, mais elle demeure un post-empire. Que voulez-vous dire ? L’invasion de l’Ukraine en février 2022 n’a-t-elle pas démontré que la Russie reste un empire ?

Jean-Robert Raviot : Il faut d’abord préciser ce que l’on entend par empire. L’empire est une construction politique qui place sous la même souveraineté et sous la même domination politique et militaire un certain nombre de territoires et d’États qui n’ont pas forcément des identités linguistiques, ethniques ou culturelles en commun. Par conséquent, tout empire finit rapidement par être multi-ethnique. Et effectivement, la Russie est un pays qui s’est constitué en tant qu’empire dès le XVIe siècle.

Dans la partie historique de mon livre, je montre que la dynamique impériale a été à l’origine de la construction de l’État en Russie. Un État marqué par une expansion territoriale continue et ininterrompue pendant trois siècles et qui va aboutir à la fin du XIXe siècle à un empire de Russie, c’est-à-dire à un État continent de presque 25 millions de kilomètres carrés.

Cet empire de Russie, dirigé par définition par un empereur est donc une construction politique moderne, européenne, avec une volonté d’introduire des réformes progressives qui n’iront jamais jusqu’au bout des réformes démocratiques menées en Europe mais qui vont aller tout de même assez loin puisque la Russie va s’industrialiser rapidement et connaître un boom économique à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Mais cet État est en même temps une construction qui reste relativement archaïque, archaïque au sens propre du terme, c’est-à-dire sous une forme politique ancienne.

C’est un empire qui est à la fois moderne et archaïque puisqu’il est construit sur la continuité territoriale, alors que les empires modernes, occidentaux se sont constitués dans l’expansion ultramarine et dans la colonisation. Ici, on est dans une construction archaïque au sens des empires anciens comme l’Empire romain.

Aujourd’hui, la Fédération de Russie est l’héritière à la fois de cet Empire russe, mais aussi de l’URSS qui était un État qui s’était constitué sur les débris de l’Empire de Russie, qui avait lui-même éclaté en 1917. L’Union soviétique a apporté un nouveau cadre et je dirais qu’elle marque à la fois une rupture avec l’empire, mais en même temps, elle prolonge cette dynamique impériale en continuant d’organiser le caractère multi-ethnique de l’empire et en voulant, surtout en 1921, sauver un maximum de territoires datant de l’ère impériale.

Tout s’écroule à nouveau avec la chute de l’URSS en 1991 et cette fois, les États issus de l’Union soviétique, dont la Russie, veulent rompre avec l’ex-URSS. La Fédération de Russie est donc un empire dans le sens où elle hérite des traits de la dynamique impériale de ses prédécesseurs. Elle doit gérer tout un héritage impérial et soviétique parce qu’elle est l’État successeur en titre de l’URSS et donc elle est de fait, la continuation de cet empire.

Il y a aussi des continuités dans certaines pratiques politiques qui rappellent les pratiques soviétiques et russes impériales. Elle incarne également une rupture avec le passé parce que les dirigeants actuels n’ont absolument pas pour objectif de reconstituer l’URSS ou l’empire de Russie dans leurs formes anciennes.

Vous analysez également dans votre livre, les relations que la Russie a entretenues au fil des siècles avec ses voisins occidentaux. Des relations que l’on peut qualifier de « Je t’aime moi non plus ». On le voit quand Pierre le Grand cherche à occidentaliser la Russie, sous l’influence de la Pologne, mais la Pologne est l’un des principaux ennemis de Moscou. Comment expliquez-vous cette contradiction qui dure encore aujourd’hui ?

La formule « Je t’aime moi non plus » est effectivement appropriée pour caractériser les relations entre l’Occident et la Russie, et d’ailleurs, ce sentiment est très présent chez les Russes depuis l’invasion de l’Ukraine et l’adoption des sanctions occidentales contre leur pays. Ils ressentent plus que jamais une certaine hostilité à leur égard en tant que peuple et pas seulement en tant qu’État.

Il y a cependant en Russie, cette idée d’avoir le regard tourné vers l’Europe et vers l’Occident, qui est un modèle depuis au moins le XVIIe siècle, comme j’essaie de le montrer dans mon livre, mais cet Occident regarde la Russie avec condescendance, voire hostilité.

Concernant la Pologne, j’ai voulu rappeler que si on regarde une carte, ce conflit russo-ukrainien actuel résonne avec beaucoup d’autres événements historiques et notamment avec cette rivalité russo-polonaise qui est très présente au XVIe siècle et qui va s’intensifier au début du XVIIe puisque toutes les zones situées entre la mer Noire et la mer Baltique, entre Moscou et Berlin forment à l’époque un seul et gigantesque État, la Pologne-Lituanie. Une grande puissance. C’est un État à la fois slave et catholique, surtout pour la partie polonaise, mais elle compte aussi également beaucoup d’orthodoxes ukrainiens.

Il était très complexe à gérer en raison de son caractère multi-ethnique et multiconfessionnel et il va finir par éclater en 1795 sous la pression de la Russie à l’Est, mais aussi des puissances occidentales à l’Ouest avec le partage de la Pologne entre la Russie, l’Autriche-Hongrie et la Prusse.

Le premier contact que les Russes ont avec l’Occident au sens religieux du terme, c’est-à-dire l’Occident catholique, a lieu avec les voisins polonais. Il y a deux voisins qui comptent beaucoup dans l’histoire de la formation de la Russie en tant qu’État et empire, ce sont les Suédois et les Polonais avec lesquels les Russes entrent très rapidement en conflit.

Il y a bien sûr une rivalité et une menace polonaise perçue par la Russie qui va se concrétiser par moment. Par exemple, je montre dans mon livre qu’en 1612, les Polonais sont à Moscou et tiennent la ville, et même un peu plus tôt, ils ont réussi à faire sacrer sur le trône du Kremlin un tsar qui est entre leurs mains. Il est russe, mais aussi instrumentalisé par le roi de Pologne et c’est un usurpateur qui se fait passer pour le fils d’Ivan le Terrible. Cette tentative polonaise de s’emparer du Kremlin va être mise à mal en 1613 par une insurrection populaire russe appuyée par la noblesse, qui va déboucher sur la Constituante et l’arrivée d’un nouveau tsar élu par les nobles qui s’appelle Michel Romanov. Ainsi naît la dynastie Romanov qui dura trois siècles.

En même temps, il faut rappeler que le contact avec le voisin polonais va être un contact d’imitation pour la Russie puisque l’État polono-lituanien est très occidentalisé et cela va être un exemple à suivre pour la cour de Moscou. Le tsar Alexis Mikhaïlovitch qui est le fils de Michel Romanov, introduit à la cour de Moscou le vêtement européen. Par conséquent, la noblesse russe va arrêter de s’habiller avec les caftans et les robes, et ne va plus porter de grandes barbes.

Des pratiques politiques occidentales vont également être adoptées. Par exemple, Alexis Mikhaïlovitch, grâce au contact qu’il a eu avec les Polonais, va être le premier empereur et dirigeant russe à se promener dans son empire et donc quitter les murs du Kremlin. La Pologne est donc le pays occidental qui a eu le plus d’influence sur la constitution de l’État russe.

Le conflit russo-ukrainien est plus que jamais au cœur de l’actualité avec l’option envisagée par Emmanuel Macron d’envoyer des troupes françaises au sol. Vous revenez évidemment à plusieurs reprises sur ce conflit dans votre ouvrage Le logiciel impérial russe. Vous citez un ancien président ukrainien, Leonid Koutchma, qui a publié il y a 20 ans un livre L’Ukraine n’est pas la Russie dans lequel il précise que l’Ukraine a sa singularité notamment sur le plan politique. Pourquoi selon vous Poutine n’a-t-il pas compris que l’identité ukrainienne existe, bien que l’URSS ait façonné ce pays ?

L’URSS a bien entendu façonné l’Ukraine. D’abord territorialement. Les frontières de l’Ukraine de 1991, c’est-à-dire les frontières légitimes actuelles de l’Ukraine ont été faites juste après la Révolution, et Lénine et Staline tenaient à agrandir l’Ukraine de manière à juguler un certain nationalisme ukrainien qui était déjà présent et de manière aussi à faire de l’Ukraine un territoire peut être plus puissant pour des raisons purement internes. Il n’y avait aucun enjeu international à l’époque puisque l’Ukraine faisait partie de l’Union soviétique.

Concernant Vladimir Poutine, je ne pense pas qu’il nie l’existence de l’Ukraine, mais il cherche à prendre le contre-pied du discours nationaliste ukrainien qui est déployé par Kiev depuis 2014 et qui a pris beaucoup de poids. Il va assez loin puisqu’il dit que les Ukrainiens sont une branche du peuple russe, comme les Biélorusses, et il reprend la catégorisation de l’Empire de Russie à la fin du XIXe siècle. Il veut à tout prix réduire à néant le nationalisme ukrainien.

Pour ma part, je pense que le nationalisme ukrainien existe. Il est le produit d’une région occidentale de l’Ukraine et s’est concrétisé dans un contexte polonais. C’est un processus d’émancipation nationale contre la Pologne qui s’est développé au début du XXe siècle, mais aussi après la Première Guerre mondiale, en 1919 quand la Pologne redevient indépendante. Il y a toute une minorité ukrainienne assez importante à l’est du pays, dans la ville de Lviv (à l’époque polonaise) et dans ces régions qu’on appelle la Galicie.

Pour la Pologne, les nationalistes ukrainiens vont être un problème parce qu’ils sont en lutte contre eux, mais ils vont en même temps les imiter et reprendre à leur compte une série d’idéologies politiques et de constructions théoriques polonaises.

Les Ukrainiens de l’Ouest vont seulement être annexés par l’URSS en 1945. Donc, tout cet héritage-là n’a rien à voir avec l’URSS et la Russie impériale. Et puis en Union soviétique, vous avez des Ukrainiens. Cette Ukraine-là est beaucoup moins nationaliste et davantage régionaliste. Il y a une langue similaire à celle parlée par les Ukrainiens de l’Ouest, mais il n’y a pas de politisation extrême et, ce, pour deux raisons : l’Empire de Russie, puis l’URSS ont toujours combattu toute forme de nationalisme ukrainien et la population est beaucoup moins homogène dans ces territoires. Il y a également, à l’est de l’Ukraine, des régions qui ne sont pas ukrainiennes, mais russes ou cosaques.

L’Ukraine, dans ses frontières de 1991, est très loin de constituer une homogénéité ethnique ou historique. C’est un assemblage de plusieurs territoires liés à une identité ukrainienne commune, mais qui sont politiquement très ténus. Après 1991, on va voir se reconstituer une espèce de nationalisme plus large parce que l’enjeu pour le pouvoir ukrainien et pour les nationalistes est d’ « ukrainiser » l’Ukraine.

Souvenons-nous que dans les années 1990, à l’exception de l’ouest du pays, tout le monde parlait russe. Poutine combat actuellement cette ukrainisation de l’Ukraine en défendant les minorités russophones et russes. Il parle même de l’Ukraine comme étant « l’anti-Russie », c’est-à-dire une espèce d’État qui est en tout point opposé à la Russie.

Pour en venir à l’ouvrage de Leonid Koutchma L’Ukraine n’est pas la Russie, rappelons d’abord que Koutchma était un Ukrainien de l’Est, russophone parlant l’ukrainien, qui a fait une carrière dans l’industrie et qui est devenu un grand apparatchik économique de l’URSS. Il est devenu président de l’Ukraine en 1994 et est resté au pouvoir dix ans.

La période Koutchma est une période intéressante. L’Ukraine va mettre en application une politique qui était celle du pont entre la Russie et l’Europe. C’est-à-dire que l’Ukraine se définit sous le règne de Koutchma comme étant un pays qui, d’un point de vue géopolitique, ne peut pas se séparer de la Russie, notamment pour des raisons industrielles et énergétiques. Mais Kiev va aussi chercher à s’émanciper de Moscou, autrement dit, construire des alliances et des partenariats, s’ouvrir sur l’Union européenne et être moins dépendant de la Russie. Il y a donc depuis les années 1990, une tension en Ukraine entre d’un côté, les élites politiques qui veulent davantage aller du côté occidental, voire pour les nationalistes purs et durs, rompre avec la Russie, et de l’autre, ceux qui disent qu’on ne peut pas rompre avec la Russie parce qu’ économiquement, ce n’est pas réaliste. Et donc Koutchma va très bien réussir à incarner l’homme du compromis. Il va, à la fois, s’ouvrir du côté européen, américain, etc. et va aussi maintenir de bonnes relations avec la Russie.

Tout s’effondre quand il quitte le pouvoir en 2004 et au moment où Ianoukovitch prend sa succession. Ce dernier va manipuler les élections et une première révolution va éclater contre lui, la révolution orange. Ensuite, il est revenu au pouvoir et est à nouveau tombé avec la révolution de Maïdan.

Quand la révolution orange a éclaté en décembre 2004, Moscou l’a interprété comme un complot fomenté par les États-Unis pour contrer l’influence russe. Les Russes ont cette vision caricaturale des choses parce qu’ils pensent que l’Ukraine est une Russie en miniature, ce qui n’est pas du tout le cas.

Koutchma explique dans son ouvrage que les Russes devraient comprendre que l’Ukraine n’est pas une extension de la Russie et que les logiques politiques et économiques qui sont à l’œuvre en Ukraine ne sont pas les mêmes qu’en Russie.

La Russie a été frappée il y a quelques jours par un attentat ayant coûté la vie à au moins 137 personnes. Elle accuse les Occidentaux et l’Ukraine d’avoir « facilité » cette attaque. Le Kremlin n’a-t-il pas plutôt intérêt à renforcer sa coopération avec l’Occident pour lutter contre le terrorisme islamiste ?

C’est ce que voulait le Kremlin au départ. Il faut se rappeler qu’au moment du 11 septembre 2001, Poutine a été l’un des premiers chefs d’État à téléphoner à George W. Bush en l’assurant de son soutien et en proposant son aide. Dans les années qui ont suivi, les Russes ont ouvert aux Américains deux bases militaires en Kirghizie pour leur permettre d’acheminer des armes et des troupes vers l’Afghanistan.

Aujourd’hui, tout est très différent, les relations entre l’Occident et la Russie ne sont plus bonnes et les Russes voient l’Ukraine comme un proxy du monde occidental. Pour eux, les Américains, les Britanniques et les Européens, qu’ils rebaptisent « l’Occident collectif » mènent une guerre contre la Russie par l’intermédiaire de l’Ukraine. Kiev n’est qu’une sorte d’instrument dans ce conflit.

Dans ces conditions, la coopération dans la lutte contre le terrorisme islamiste devient difficile. Aujourd’hui, aucun pays n’est à l’abri de ce genre d’attentats et on observe depuis le retour des talibans une recomposition, puis un regain du djihadisme en Afghanistan, et d’un certain nombre de groupes peut-être positionnés au Tadjikistan. Ce pays est un maillon faible de la région, un État faible, en guerre depuis presque 30 ans. D’un point de vue économique, c’est le pays le plus pauvre d’Asie centrale. Il est lui-même en proie à toutes sortes de conflits et de tensions internes.

Depuis une vingtaine d’années, beaucoup de Tadjiks fuient vers la Russie et exercent des métiers peu qualifiés. Ils sont assez nombreux dans les grandes villes russes. Il n’est donc pas complètement impossible que des Tadjiks aient été utilisés pour mener un attentat planifié par l’État islamique.

Les autorités russes, avant même que l’enquête soit conclue, ont accusé les Occidentaux et l’Ukraine d’avoir « facilité » l’attaque. Les terroristes se sont enfuis en direction de l’Ukraine, laissant donc croire qu’il y avait une base arrière quelque part en Ukraine. C’est possible parce qu’il y a beaucoup de djihadistes de l’État islamique qui se sont réfugiés en Ukraine après 2019.

Mais il y a aussi des djihadistes de l’État islamique qui combattaient en Syrie, qui se sont repliés en Russie ou qui ont été retournés par le FSB et qui combattent actuellement dans les troupes russes. Il y a donc d’anciens djihadistes qui combattent des deux côtés. Pour autant, cela ne prouve pas qu’il existe un lien direct entre l’État ukrainien et ces djihadistes et que Kiev aurait commandité les attentats.

Autre élément, les djihadistes en question se réclament de l’État islamique, mais ils ont des modes opératoires assez différents du groupe terroriste. Ils n’ont pas l’air d’être dans une logique d’attentats suicides ou de sacrifice de leur personne. Ils disent avoir fait cela pour de l’argent.

Enfin, je pense que la stratégie discursive de Poutine d’accuser l’Ukraine et l’Occident est liée à des buts internes russes, mais elle est assez dangereuse et peu efficace en matière de résultats.

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