Bonnes feuilles : « Les secrets de la communication animale »

Par Eric Darrouzet, Université de Tours
22 octobre 2022 13:55 Mis à jour: 22 octobre 2022 13:55

Se sentir, se reconnaître, s’accepter – tant de caractéristiques sociales que nous partageons avec les animaux, qui communiquent eux aussi, à leur manière. Dans leur ouvrage, paru aux éditions Quae et dont The Conversation France publie ici les « bonnes feuilles », Éric Darrouzet et Vincent Albouy nous dévoilent l’immense diversité des communications animales. Saviez-vous par exemple que certains animaux utilisent des sens qui nous sont inconnus, comme la vision dans l’ultraviolet ou la perception fine de bouquets moléculaires grâce à des antennes, pour échanger des signaux ?


Le nid est le cœur d’une société d’insectes, car tous les centres vitaux se trouvent là : la reine qui pond, les larves en développement constituant l’avenir de la colonie, les réserves de nourriture, le tout dans une atmosphère protégée et contrôlée, à l’abri autant que faire se peut des influences et des variations extérieures. C’est aussi et surtout un lieu aussi bien gardé que la salle des coffres d’une banque ! N’y entre pas qui veut.

Dans notre société humaine, l’appartenance d’un individu à un groupe donné peut se voir à travers différents signes : une tenue vestimentaire particulière, un langage commun ou des papiers d’identité. Chez les animaux, c’est plus ou moins la même chose. Une colonie d’insectes sociaux, comme des abeilles, des fourmis ou des termites, en est le parfait exemple. Ces insectes constituent au sein de leur colonie une véritable société hiérarchisée où chaque individu a un rôle à jouer pour le bien-être de la communauté. Ces sociétés d’insectes sont contrôlées afin qu’aucun individu extérieur représentant un danger ne puisse y pénétrer.

Illustration (Pixabay)

En fait, tout individu souhaitant entrer dans la colonie doit montrer « patte blanche » aux gardiens ou aux gardiennes du nid. Il doit présenter une carte d’identité prouvant qu’il appartient à la colonie. Bien évidemment, il ne possède pas de papiers de cette sorte, mais il porte l’équivalent sur son corps. Ses papiers d’identité sont remplacés par des molécules chimiques appelées « hydrocarbures cuticulaires », des molécules présentes à la surface de la cuticule de l’insecte (son squelette externe). On parle d’hydrocarbures, car il s’agit de molécules sous la forme de longues chaînes d’atomes de carbone.

Une carte d’identité chimique

Les insectes portent ainsi sur le corps des dizaines, voire plus d’une centaine d’hydrocarbures différents. Ces molécules jouent divers rôles. Elles protègent les insectes contre les pertes en eau en formant une sorte de barrière hydrophobe. Elles les protègent aussi contre des organismes pathogènes (bactéries, virus, etc.). Mais elles constituent surtout la signature chimique de l’insecte. Cette carte d’identité chimique varie selon la nature des hydrocarbures (liée au nombre d’atomes de carbone de la chaîne) et selon la quantité relative de chacun d’entre eux.

Illustration (Pixabay)

Chaque insecte porte ainsi une signature chimique propre à son espèce, à sa colonie (on parle de signature coloniale), à son sexe, à sa caste et à sa fonction. Au sein d’une colonie, chaque individu reconnaît ses congénères en analysant leur signature chimique. Tout individu rentrant au nid est identifié par des gardiens ou des gardiennes positionnés à l’entrée du nid et qui veillent à la sécurité de la colonie. Gare à l’insecte souhaitant pénétrer dans une colonie d’insectes sociaux : s’il présente une signature étrangère, il est au minimum repoussé, sinon attaqué et tué !

Invasion cachée

Une fourmilière est une véritable forteresse. Pour y entrer, il faut présenter la bonne signature chimique, sinon attention aux gardiennes, intraitables avec les insectes étrangers à la colonie. Toutefois, elles ne sont pas toujours infaillibles. Certains insectes d’espèces fort différentes de celle ayant élaboré le nid arrivent parfois à franchir ce seuil défendu avec vigilance. Le problème est que les gardiennes n’ont pas vu les intrus, demeurés invisibles et passés à leur nez et à leur barbe.

Ces insectes, dits « myrmécophiles », ont selon leur espèce deux stratégies possibles pour tromper les gardiennes. Ils se basent sur le fait que les gardiennes ne se fient pas à leur vue, mais à leur nez, ou du moins à ce qui en tient lieu (des récepteurs antennaires). Elles identifient tout individu voulant entrer dans la fourmilière par leur signature chimique en hydrocarbures cuticulaires : elles analysent leur carte d’identité chimique.

Certains intrus ont trouvé la parade. Véritables faussaires, ils copient la signature chimique des fourmis et l’expriment à la surface de leur corps. C’est ainsi que les gardiennes se font berner, malgré une morphologie différente des fourmis. L’information chimique est donc plus importante que la visuelle pour les gardiennes. Une fois dans la fourmilière, ces intrus pourront profiter des conditions environnementales contrôlées du nid, des réserves de nourritures stockées par les fourmis, et même parfois consommer les larves de la colonie. Personne ne leur cherchera noise en raison de leur visa chimique adéquat.

Illustration (Pixabay)

D’autres intrus procèdent différemment. Au lieu de copier la signature chimique des fourmis, ce qui est compliqué et coûteux en énergie, ils se présentent sans signature à l’entrée de la fourmilière, et deviennent de fait chimiquement invisibles. Et les gardiennes les laissent passer ! Une fois dans les lieux, ils acquièrent la bonne signature chimique en se frottant contre les fourmis et les parois du nid qui en sont imprégnées.

Les papillons du genre Phengaris sont un des nombreux exemples d’espèces qui profitent ainsi de la protection des colonies de fourmis. Leurs chenilles exprimant la signature chimique de ces dernières sont même nourries par les ouvrières.

Dialecte et reconnaissance

Le rat-taupe nu (Heterocephalus glaber) est un rongeur vivant en sociétés souterraines dans l’Afrique de l’Est. Ses colonies peuvent contenir jusqu’à 300 individus. Comme chez les insectes sociaux, chaque individu doit pouvoir être identifié et reconnu comme membre de la colonie.

Celle-ci possède une reine, seule femelle à se reproduire, et des dizaines d’individus qui œuvrent de manière coordonnée pour assurer la survie et le développement de la colonie. Pour communiquer, ils émettent des sons très élaborés, des vocalisations qui peuvent faire penser à une véritable langue, propre à chaque colonie. Tout individu entrant par erreur dans une autre colonie ne parlera pas la même « langue » que les individus locaux. Il sera rapidement identifié comme un membre étranger et sera par conséquent éliminé.

Illustration (Pixabay)

Ce langage spécifique à la colonie n’est pas inné, mais acquis durant le développement des rongeurs. Des juvéniles prélevés dans une colonie et implantés dans une autre acquièrent le langage de la colonie d’accueil et en deviennent membres à part entière malgré une origine différente. La langue de chaque colonie est culturelle et liée à la reine. Si cette dernière est remplacée par une nouvelle, les vocalisations seront modifiées.


Ce livre a été écrit avec Vincent Albouy, entomologiste amateur et ancien attaché au laboratoire d’entomologie du Muséum national d’histoire naturelle de Paris, actuellement président d’honneur de l’Office pour les insectes et leur environnement (Opie).The Conversation

Eric Darrouzet, Chercheur sur les insectes sociaux, spécialiste du frelon asiatique, Université de Tours

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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