Le gouvernement français va-t-il bientôt pénaliser les propos « haineux » tenus en privé ?

Par Etienne Fauchaire
18 mars 2024 18:57 Mis à jour: 15 avril 2024 14:07

Le 6 mars, l’Assemblée nationale a adopté une proposition de loi issue des rangs de la majorité présidentielle qui entend sanctionner plus sévèrement les propos dits haineux tenus… dans un cadre « non public ». Un texte « totalitaire », fustigent ses détracteurs. Un pas en avant vers la société de surveillance ?

La frontière entre public et privé continue de s’amincir. L’Assemblée nationale a voté mercredi 6 mars, en première lecture, une proposition de loi « visant à renforcer la réponse pénale contre les infractions à caractère raciste, antisémite ou discriminatoire ». Dans le viseur des législateurs : les discours à caractère non-publics. Les élus du Rassemblement national et de la France insoumise se sont abstenus.

« La sanction pénale doit être garantie et systématique »

Pour justifier cette initiative législative, ses auteurs, les députés Renaissance Mathieu Lefèvre et Caroline Yadan, qui tablent sur l’adoption du texte d’ici à la fin de l’année 2024, s’appuient sur la recrudescence d’actes antisémites suite à l’attaque du 7 octobre. Même si cette loi couvre un champ bien plus large que celui de l’antisémitisme, faisant dire à ses détracteurs que les attaques commises par le Hamas servent de « prétexte » pour légiférer en ce sens.

À cause des « lacunes ou des insuffisances » du droit actuel, ce dispositif répressif couvrirait ainsi les propos notamment « tenus dans des spectacles, au sein de boucles WhatsApp ou dans le cadre de communications au sein des entreprises », ce qui permettrait de « mettre un terme au dévoiement de la liberté d’expression », confie Mathieu Lefèvre au Figaro.

L’article premier du texte autoriserait un tribunal à émettre un mandat d’arrêt ou de dépôt contre toute personne se rendant coupable d’une déclaration à caractère antisémite, raciste ou discriminatoire. « La sanction pénale doit être garantie et systématique », écrivent les députés à l’origine de la proposition.

Mathieu Lefèvre, qui s’était déjà illustré en mai dernier au travers de son projet de loi visant à imposer le drapeau de l’Union européenne sur les mairies, assure toutefois ne pas désirer modifier la caractérisation des infractions, seulement leur gravité.

La loi distingue les propos privés des propos non publics

Dans le droit français, « la provocation non publique à la discrimination, à la haine ou à la violence » en raison de l’ethnie, la religion, l’identité de genre, l’orientation sexuelle ou le handicap des personnes, est effectivement déjà sanctionnable en vertu de l’article R625-7 du Code pénal. Une amende pouvant aller jusqu’à 1500 euros, ou 3000 euros en cas de récidive, peut être infligée en cas d’infraction. Les mêmes peines s’appliquent à la diffamation ou à l’injure non publiques, suivant ces critères.

En cas d’adoption de la proposition de loi, ces propos ne relèveraient alors plus du champ de la contravention, mais du délit, puni de 3750 euros d’amende. Par ailleurs, si ces propos non publics sont tenus par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public (fonctionnaires, professeurs, policiers, etc.), cela constituera une circonstance aggravante. Peine encourue : un an d’emprisonnement et 15.000 euros d’amende.

Cependant, cette nouvelle législation ne se cantonnerait pas seulement à un durcissement des peines contre les discours racistes ou antisémites non publics, mais introduirait également deux nouveaux délits de négationnisme ou d’apologie de crimes contre l’humanité. Alors pénalisables uniquement s’ils étaient tenus dans un cadre public, ces propos pourraient désormais être poursuivis même s’ils sont non publics, et seront passibles d’un an d’emprisonnement accompagné de 45.000 euros d’amende.

Institutionnalisation de la délation

Pour le sociologue Mathieu-Bock Côté, cette proposition de loi « s’accompagne par définition d’un appel à la délation généralisé, chacun devant surveiller son prochain pour s’assurer qu’il ne dérape pas, qu’il ne sort pas du cadre de la loi, qu’il ne tient pas des propos que l’ordre idéologico-juridique de notre temps prescrit », écrit-il dans le Figaro. Il s’interroge : « Quel sort réservera-t-on à celui qui, contestant la valeur de la théorie du genre, refusera de croire qu’un homme puisse devenir une femme et osera blaguer à ce sujet ? Faudra-t-il sanctionner celui qui se permettra quelques observations sur les liens entre l’insécurité et l’immigration ? »

Pour l’instant, il n’est en revanche pas encore question de sanctionner les propos tenus en privé. En termes de droit, il convient en effet de les différencier des communications publiques et non publiques. Si un propos est considéré privé quand il est échangé entre deux interlocuteurs, sans témoin, la dimension « non publique » d’un échange se caractérise par son aspect collectif et l’existence d’une « communauté d’intérêts », par exemple une discussion en entreprise. Le diner en famille, par exemple, ne rentre donc pas dans le champ non public.

Pour autant, par son manque de clarté, la loi pourrait être sujette à moultes interprétations. Si se joignent au diner de famille des amis plus ou moins proches, ou une personne faisant partie d’un même club de loisir, un discours interdit tenu dans ce cadre tomberait-il sous le coup de cette loi ?

Si des éclaircissements sont nécessaires, Mathieu Bock-Côté ne se fait guère d’illusions sur les évolutions à venir de notre droit : « Tôt ou tard », toute « la vie privée sera placée sous surveillance étatique. » Même son de cloche du côté de l’avocat et essayiste Thibaut Mercier. « Après les dérives du mouvement #MeToo, ce ne sera bientôt plus le retrait du consentement post coïtum qui pourrait vous mener au poste de police mais bien les propos tenus sur l’oreiller », s’inquiète-t-il : « Un siècle plus tard, ce sont nos «élites» politiques qui pourraient faire leur cette déclaration du leader bolchevik Lénine [«La liberté, pour quoi faire ?» ndlr], alors que pas un mois ne passe sans qu’une nouvelle restriction à la liberté d’opinion ne vienne parfaire notre arsenal législatif. »

L’Europe engagée sur une pente glissante

Cette velléité étatique de traquer les discours dits haineux dans la sphère privée ne se circonscrit toutefois pas uniquement à la France. En 2020, le gouvernement écossais avait ouvert le bal européen au travers de sa loi « contre la haine » contrôlant la parole jusqu’à l’intérieur des chaumières. Particularité inquiétante, elle peut permettre une condamnation sans même l’examen de l’intention de l’auteur des déclarations. Comme l’expliquait le Times au moment de l’étude du projet de loi, « les nouvelles dispositions transformeraient en délit le fait (…) de communiquer à une autre personne un contenu dans lequel existe une intention ou une probabilité d’attiser la haine ».

Dans le même esprit, en 2023, c’est l’Irlande qui a adopté un texte législatif sans précédent contre les propos jugés haineux, qu’ils soient intentionnels ou même seulement irréfléchis, à l’encontre d’une personne ou d’un groupe présentant certaines « caractéristiques protégées », comme la couleur de peau ou le genre. Cette législation prévoit une peine pouvant s’étendre jusqu’à deux ans de prison en cas de simple possession de contenus jugés haineux sur son ordinateur ou son téléphone portable, s’il est supposé que la personne en infraction avait l’intention de le diffuser ou de le partager. En effet, dans ce dispositif, l’accusé est automatiquement présumé coupable : charge à lui de prouver son innocence. Dès lors qu’il « est prouvé que l’accusé était en possession de contenu [haineux] et qu’il est raisonnable de supposer que le contenu n’était pas destiné à un usage personnel, il est présumé, jusqu’à preuve du contraire, que celui-ci se trouve en contravention », est-il écrit dans la section 10 du texte de loi.

Comme l’expliquait déjà en 2020 au Figaro Anastasia Colosimo, docteur en théorie politique, les législations restreignant la liberté d’expression n’ont cessé de proliférer dans la plupart des pays européens depuis les années 1970, suivant trois logiques : « L’introduction des notions de race, nation, ethnie, religion, âge, handicap, identité et orientation sexuelle ; l’extension de la protection de l’individu au groupe ; le durcissement des peines encourues. »

Conséquence, au nom de la lutte contre le hate speech, l’Europe s’est progressivement engagée sur une voie ancrant dans le marbre de la loi la protection des sentiments des minorités au détriment de la sauvegarde de la liberté d’expression. Dans l’espace public, puis petit à petit dans la sphère privée, et enfin jusque sur les réseaux sociaux, la parole des individus se retrouve surveillée, analysée, et punie à l’aune des dogmes diversitaires qu’il convient de ne pas blasphémer. Un retour de l’Inquisition qui ne dit pas son nom ?

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