Les mots doux de Bruno Le Maire peuvent-ils apaiser le malaise de Pékin face au «découplage» de Washington et au «dérisquage» de Berlin?

Par Michel Pham
5 août 2023 19:10 Mis à jour: 5 août 2023 19:12

Bruno Le Maire s’est déplacé en Chine pour un dialogue économique et financier franco-chinois de haut niveau. Le ministre français de l’Économie a déclaré que couper tout lien économique avec la Chine serait « impossible ». Il a par ailleurs expliqué la stratégie de « dérisquage » que la France envisageait, comme beaucoup d’autres pays occidentaux, pour réduire sa dépendance économique au régime communiste chinois.

Avec cinq livres publiés en quatre ans, nul ne saurait douter du talent d’écrivain de Bruno Le Maire, notamment lorsqu’il faut exprimer ses idées. Lors de sa conférence de presse à l’ambassade de France en Chine, le ministre français de l’Économie et des Finances a su choisir de bons mots pour  « éviter tout malentendu » en abordant les deux termes qui contrarient le plus le Parti communiste chinois (PCC) en ce moment : il s’agit de « découplage » et « dérisquage ». Plusieurs médias français – à l’instar de RFI, Challenges ou encore La Tribune entre autres – ont par la suite qualifié sa mission en Terre du milieu d’« opération de séduction ».

« Découplage » : « illusion » ou possibilité réelle ?

D’abord, concernant le « découplage », ce n’est pas par hasard que Bruno Le Maire a été interrogé par la presse autour de cette stratégie, menée par Washington après la crise Covid-19 afin de réduire la dépendance vis-à-vis des produits « made in China » et du marché chinois. Pour constater l’agacement du PCC à l’égard de cette politique américaine, il suffit de citer le porte-parole chinois – comme l’ont fait nos confrères du Figaro – qui martèle que derrière l’adage « investir, aligner et faire concurrence » de l’administration Biden se cache une stratégie de découplage économique : « [Celle-ci consiste à] découpler et couper les chaînes d’approvisionnement partant de Chine… tout en prétextant des impératifs de sécurité nationale pour éliminer des sociétés chinoises de manière injustifiée ».

En visite en Chine début juillet, la secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen, s’est toutefois montrée rassurante envers Pékin, estimant qu’un « découplage » de l’économie américaine de celle de la Chine était « virtuellement impossible » car « déstabilisant pour l’économie mondiale ». Trois semaines plus tard, Bruno Le Maire n’a fait qu’emprunter exactement la même rhétorique devant les observateurs attentifs qui remplissaient la salle de sa conférence de presse, avec tout de même une certaine nuance.

« Il est impossible de couper tout lien entre les économies américaine et européenne et celle de la Chine », a souligné le ministre, qui s’exprimait en anglais à Pékin. Et d’ajouter : « Le découplage est une illusion ».

En prononçant ces mots, le ministre semblait oublier que c’était pourtant une réalité, lorsque la Chine avait été coupée du monde à cause de la fameuse politique « zéro Covid » pratiquée par le PCC en 2022. Cette réalité a provoqué l’indignation même chez des collaborateurs occidentaux de longue date du régime communiste chinois, à l’instar de Jörg Wuttke, président de la Chambre de commerce européenne de Chine. Ce dernier a — selon Le Point — tapé « du poing sur la table pour dénoncer la folie du ‘zéro Covid’ chinois » en élevant « sa voix » : « Combien de temps la Chine peut-elle être coupée du monde ? »

Routes fermées, usines à l’arrêt, ports bloqués… Le confinement, à l’époque, « de plusieurs villes chinoises dont Shanghai — le plus grand port de porte-conteneurs du monde — a des répercussions dans le monde entier, bloquant le chargement et déchargement de centaines de navires », selon le cabinet Novethic. « Une situation qui montre, une fois encore, la vulnérabilité du système d’approvisionnement mondial et la très grande dépendance de l’Union européenne à la Chine. »

« Dérisquage », un terme qui irrite le PCC

Bruno Le Maire a toutefois reconnu lors de sa conférence de presse à Pékin que la France avait besoin d’une plus grande indépendance économique vis-à-vis de la Chine, notamment dans certains secteurs « spécifiques ». Il a défendu le concept de « dérisquage » (« de-risking » en anglais pour réduction de risque), populaire ces derniers mois auprès de nombreux pays occidentaux.

« [Le dérisquage] ne signifie pas que la Chine constitue un risque », a tenu à dédramatiser Bruno Le Maire, souhaitant « éviter tout malentendu ». « Cela signifie que nous voulons être plus indépendants (…) Nous ne voulons pas nous rendre compte, comme nous l’avons fait lors de la crise du Covid, que nous sommes trop dépendants de certains composants très spécifiques. »

Là encore, ses propos ne sont pas nouveaux, car ils interviennent au moment où la doctrine « atténuer les risques sans couper les ponts » avec la Chine est devenue le mantra à Bruxelles et Berlin, en quête d’un rééquilibrage dans les relations avec Pékin. Plusieurs pays occidentaux affirment en effet vouloir réduire leur dépendance économique à la Chine, notamment l’Allemagne pour qui le pays est son premier partenaire commercial et un marché important pour son puissant secteur automobile.

Le Conseil des ministres allemand a adopté jeudi 13 juillet le premier document définissant sa stratégie face à une Chine « plus offensive », après des mois de discussions au sein du gouvernement d’Olaf Scholz.  Dans ce document, le gouvernement allemand se dit « préoccupé par les efforts déployés par la Chine pour influencer l’ordre international dans le sens des intérêts de son système de parti unique et, ce faisant, pour relativiser les fondements de l’ordre fondé sur des règles, tels que le statut des droits de l’homme, (…) elle met délibérément sa puissance économique au service de ses objectifs politiques », estime Berlin.

Les menaces du PCC visant Taïwan, les accusations de persécutions contre les Ouïghours et l’absence de condamnation par Xi Jinping de l’invasion de l’Ukraine ont également alimenté la défiance. Dans la stratégie, Berlin met aussi en garde contre « tout espionnage analogique et numérique et activités de sabotages organisés par des services chinois ou des groupes étatiques [chinois] » à l’encontre de l’Allemagne.

Le PCC, à l’image de son premier ministre Li Qiang, a récemment déploré les appels occidentaux à réduire les liens économiques avec la Chine. « En Occident, certaines personnes montent en épingle le principe selon lequel il faudrait réduire la dépendance, éradiquer les risques », a déclaré le premier ministre du PCC lors de l’ouverture du Forum économique mondial à Tianjin. « Ces deux concepts, c’est une fausse proposition, car avec le développement de la mondialisation économique, l’économie mondiale est devenue une communauté ou tout le monde est entremêlé ».

Le PCC développe pourtant sa propre stratégie de « découplage »

Contrarié par la stratégie de « découplage » des États-Unis et la politique de « dérisquage » adoptée par l’Allemagne, le PCC « s’évertue à accélérer » pour autant sa propre stratégie de « découplage » depuis son 20e congrès d’octobre dernier, d’après David Baverez, investisseur installé à Hong Kong. Ce découplage « aux couleurs de la Chine » contient trois volets. « Le premier d’entre eux est un découplage capitalistique, qui érige un mur entre le capital privé et le capital étatique, ce dernier étant désormais le seul à prospérer en Chine ».

« Il s’agit ensuite d’un découplage par l’interdépendance asymétrique », afin de « freiner les importations en ralentissant la consommation intérieure et, de l’autre côté, maximiser les exportations ainsi que le surplus de la balance commerciale », note David Baverez. Et d’ajouter : « Le dernier de la fusée est le découplage idéologique de l’auto-suffisance. Symptomatique de l’économie de guerre (…), il se concrétise aujourd’hui dans la nouvelle loi sur la sécurité des données, qui oblige les multinationales étrangères comme chinoises à couper leurs opérations domestiques du reste du monde ».

Ce dernier volet s’inscrit dans le cadre de l’objectif « Chinese Standards 2035 », visant à « encourager les entreprises chinoises à proposer des standards chinois afin que la Chine [communiste] se positionne dans la compétition mondiale en matière de normes et standards ».

Avec ses « visions de long terme pour des très mauvaises raisons » — pour reprendre les termes de l’économiste André Loesekrug-Pietri — il est peu probable que l’État-parti chinois soit agréablement étonné par la complaisance que Bruno Le Maire a affichée tout au long de son « opération de séduction » en Chine. Sans pouvoir surprendre, et en absence d’« anticipation », c’est laisser « le monopole des pensées de long terme et de l’agilité à court terme » au PCC — « le vrai ennemi de nos valeurs humanistes » — comme le craint le président de Joint European Disruptive Initiative (JEDI).

L’AFP a contribué à cet article.

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