Oleg Kobtzeff : « Quelle que soit l’issue de la guerre en Ukraine, la grande gagnante sera la Chine »

Par Julian Herrero
7 juin 2023 15:15 Mis à jour: 13 novembre 2023 18:06

Oleg Kobtzeff est professeur à l’American University of Paris et auteur de The Ashgate Research Companion to War, paru en 2016. Dans un entretien accordé à Epoch Times, il revient sur les enjeux géopolitiques que pose la guerre en Ukraine.

Epoch Times : Les Russes ont récemment pris la ville de Bakhmout, ils bombardent massivement Kiev ainsi que des lieux stratégiques comme des bases aériennes, la contre-offensive ukrainienne prend plus de temps que prévu. En même temps, les troupes ukrainiennes font quelques percées dans le territoire russe comme dans la région de Belgorod et peuvent compter sur des armes occidentales très modernes. Où en sommes-nous réellement en Ukraine ? La situation tourne-t-elle à l’avantage de la Russie ? Est-ce seulement un moment de ralentissement pour l’Ukraine ?

Oleg Kobtzeff : Il n’y a pas de moment de ralentissement. Regardez ce qu’il s’est passé, les Ukrainiens ont bombardé Moscou. Au sujet de la contre-offensive, quand on demande aux officiers quand est-ce qu’elle va commencer, ils vous répondent qu’elle a déjà commencé. La réalité c’est que nous n’en sommes pas certains. Les Ukrainiens ne peuvent pas tout communiquer. C’est comme si vous me demandiez si le débarquement va se faire le 6 juin et si ce sera dans le Pas de Calais ou en Normandie. De toute évidence, les Ukrainiens ne vont pas vous dévoiler tout leur plan avant que ne commence leur contre-offensive. Kiev a été sérieusement bombardée dans la nuit du mardi 30 mai. Il y a eu un lancement massif de drones, les Ukrainiens en ont arrêté 85 % et le reste est tombé sur la ville. Beaucoup d’experts affirment que la défense russe contre la contre-offensive ukrainienne a déjà commencé. Ce que visent les Russes, ce sont les systèmes de défense ukrainiens qui vont servir à la contre-offensive. On parle ici de systèmes de défense qui vont avancer vers l’Est. Le but est d’en démolir un maximum, de créer un maximum de désordre dans les lignes ukrainiennes, parce que l’armée russe sait que la contre-offensive est imminente.

La prise de Bakhmout est plus que secondaire. Premièrement, qu’est-ce qu’il reste de la ville ? Des ruines. Deuxièmement, comme le répètent les experts depuis des mois, Bakhmout n’est pas une ville stratégiquement importante. La ville de Kherson, déjà prise par les Russes, est beaucoup plus importante. Zaporijia aussi. Elles sont infiniment plus stratégiques puisque ce sont des villes portuaires sur le Dniepr contrôlant toute la communication, non seulement fluviale mais aussi maritime, entre Kiev et la Méditerranée et entre la Baltique, la mer Noire et la Méditerranée.

Les seuls avantages stratégiques que les Ukrainiens auraient pu réellement avoir en prenant Bahkmout, c’était d’encercler les forces de Wagner et de les massacrer et ainsi, de supprimer une importante unité russe. En effet, une grande unité comme la milice Wagner est assez significative sur le plan tactique. Les Ukrainiens tenaient à Bakhmout pour des raisons morales. La ville est devenue un symbole de résistance. Il y a eu aussi beaucoup de pertes civiles, des infrastructures détruites. Cependant, je crois que les troupes ukrainiennes ont bien fait de se retirer, la ville ne valait pas que des soldats ukrainiens soient sacrifiés pour elle.

Il y a presque deux semaines, se tenait le G7 à Hiroshima au Japon. Le président Zelensky était en quelque sorte l’invité surprise de cette réunion internationale. Peut-on parler de succès diplomatique pour le chef d’État ukrainien, notamment concernant sa volonté d’élargir la coalition internationale contre la Russie ?

Volodymyr Zelensky n’a certainement pas élargi la coalition. Il n’a pas réussi à persuader les pays du Sud, notamment l’Inde, à rejoindre la coalition, mais je ne pense pas qu’il s’y attendait.

Il y a eu des discussions, sauf avec le président du Brésil, Lula, mais il s’est fait entendre par les Indiens, c’était le plus important. Ce qu’il y a d’important avec les Indiens, c’est qu’effectivement ils ne sont pas très pro-occidentaux. À l’époque de l’U.R.S.S, ils étaient sur la ligne entre les non-alignés et les pro soviétiques. L’intérêt c’est que l’Inde a compris une chose : la Russie, quelle que soit l’issue de la guerre, qu’elle la gagne (mais à quel prix !) et d’autant plus si elle la perd, va décliner. Ce sera une opportunité pour que la Chine prenne sa place comme leader d’un bloc anti-OTAN, au cas où il y aurait à nouveau une sorte de guerre froide, ou du moins dans un avenir sans doute même proche, sinon à moyen terme.

Les grandes puissances qui vont s’affronter, ce ne sont pas tellement la Russie et le reste de l’Occident mais plutôt, la Chine d’un côté et les États-Unis et l’Europe de l’autre. Or, même si l’Inde fait partie des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), elle n’a aucun intérêt à ce que la Chine prenne beaucoup d’importance ou autant d’importance qu’elle.

Je pense que les Indiens le comprennent beaucoup mieux que tout le monde, mieux, notamment, que les Occidentaux ou les Russes. La Russie va finir par s’appauvrir et devenir de plus en plus dépendante de la Chine. La Russie sera à la Chine ce que le Canada est aux États-Unis. Notez bien que quelle que soit l’issue de la guerre en Ukraine, la grande gagnante sera la Chine, et l’Inde le sait.

La Chine considère en plus qu’un vaste espace de territoires dans le sud-est de la Sibérie lui ont été pris injustement au milieu du XIXᵉ siècle et les Chinois ont la mémoire longue. Obsédée comme la Russie du XIXe siècle par la peur d’être bloquée dans sa sortie vers la Méditerranné, la Russie d’aujourd’hui néglige complètement que le véritable enjeu de ce XXIe siècle sera le contrôle des contrées sous-peuplées et sous-exploitées arctiques et subarctiques. Les Chinois ont déjà, depuis longtemps, discrètement mais sûrement, par leurs investissements, entamé leur conquête de ces territoires. À mon avis, les Indiens, quelque part, le perçoivent et savent que soutenir la Russie c’est soutenir indirectement la Chine. Pour eux, l’intérêt, ce serait que cette guerre se termine au plus vite.

Je crois aussi que les conseillers du président Zelensky savent comment raisonnent les Indiens et qu’ils souhaitent, en effet, que la guerre s’arrête au plus vite, quitte à ce que les Ukrainiens terminent rapidement cette guerre en la gagnant ou du moins en reprenant les territoires au Donbass et que cela s’arrête là. Finalement, les Indiens, sans s’aliéner la Russie comme partenaire et ami, peuvent aussi voir la Russie comme un État tampon entre eux et la Chine. Le chef d’État ukrainien et son entourage ont peut-être compris cette dynamique et qu’il était temps de dire aux Indiens qu’ils n’ont aucun intérêt à ce que le tandem Russie-Chine avance sa zone d’influence vers l’Ouest parce qu’un jour cela pourrait aller beaucoup plus loin, notamment vers le Sud — Jirinovski, chef de file de l’extrême droite indétrônable depuis la Perestroïka jusqu’à sa mort en 2022, avait publié un livre intitulé Un Dernier assaut vers le Sud quand Poutine n’était encore qu’un inconnu. La dynamique par laquelle les Ukrainiens peuvent attirer les Indiens, c’est « l’ennemi de mon ennemi est mon ami », et indirectement, l’Ukraine est l’ennemi de la Chine. Il est évident que la Chine est du côté des intérêts russes, même si pour le moment, encore une fois, ils attendent que tout le monde s’entretue et que la poussière retombe. Pour l’Inde il s’agit d’être un allié de l’Ukraine sans pour autant s’aliéner la Russie.

Concernant le positionnement de la Chine par rapport à la guerre en Ukraine, dans le livre Le Dossier chinois, (sous la direction de Pierre-Antoine Donnet) le spécialiste des services secrets chinois Roger Faligot présente l’approche chinoise en ces termes : « Pour l’essentiel, les Chinois ont présenté un projet d’Organisation de coopération de Shanghai bis, dans laquelle la Russie ne serait pas prépondérante – et donc la Chine dominante, mais dans laquelle l’Ukraine, partie prenante, serait autant protégée de la Russie que des États-Unis et de l’OTAN. En échange, dans ce que Pékin appelle toujours un dispositif « gagnant-gagnant », l’Empire du Milieu jouerait un rôle central dans la reconstruction de l’Ukraine, conférant à ce pays une place importante dans son dispositif économique de la route de la Soie. On se pose déjà la question : à quand Odessa, port chinois ? » Quel est votre avis ? Est-ce que la Chine pourrait sortir grande gagnante du conflit alors qu’elle a également renforcé son ascendant sur la Russie ?

C’est un scénario tout à fait plausible. Encore une fois, pourquoi la Chine ne soutient pas la Russie à 100 % ? Pourquoi la Chine est presque neutre ? La Chine exprime beaucoup plus de prudence parce qu’elle attend tranquillement que la poussière retombe, que le conflit s’arrête et de voir qui en sort vainqueur. Mais le scénario de Roger Faligot que vous venez de décrire est un scénario très intelligent, très plausible ; ce serait effectivement envisageable pour la Chine dans le cas d’une victoire ou une semi-victoire, ou disons une fin de guerre comme la guerre soviéto-finlandaise de 1940, où la Finlande a perdu des territoires, mais beaucoup moins que ce que voulait l’U.R.S.S. Les Soviétiques avaient en effet récupéré 5 à 10 % du territoire finlandais et cela leur a coûté extrêmement cher, tout comme l’actuel conflit en Ukraine.

Je crois que les Ukrainiens vont récupérer le Donbass mais ne seront pas en mesure de tout récupérer et seront obligés de sacrifier la Crimée. C’est à mon avis le scénario le plus réaliste.

Les Ukrainiens et d’autres dirigeants comme le président Macron ne seront pas satisfaits, mais quand ils comprendront que la guerre pour récupérer la Crimée peut durer des années, ils se contenteront de ce scénario. N’oublions pas que le conflit autour de la Crimée dure depuis presque dix ans et il pourrait durer dix années supplémentaires.

Si Volodymyr Zelensky veut la récupérer, il y a un scénario tout à fait envisageable. Il récupère tout, Crimée comprise, et il y aura des négociations très certainement menées par la Chine et même la Turquie. J’imagine très bien un tandem Chine-Turquie organiser les pourparlers de paix, qui inclurait aussi l’Occident. La Chine et la Turquie sont, en ce moment les plus à même de réunir les Ukrainiens et les Russes à la fois à la même table de négociations et ces pourparlers seront bien plus efficaces que les accords de Minsk.

Voilà le scénario au cas où l’Ukraine remportait une petite victoire ou alors une victoire totale. Si la Russie remportait une victoire totale et réussissait à contrôler toute l’Ukraine avec un gouvernement fantoche (but de l’ « Opération militaire spéciale ») le Krémlin ne pourra se passer du soutien économique de la Chine pour se refaire une santé économique et militaire et reconstruire l’Ukraine. Dans ce cas, elle ne pourra refuser certains contrats à la Chine. Or, il y a intérêt pour les Chinois à ce qu’Odessa devienne un port chinois. Plutôt un port chinois que russe. Encore une fois, l’affaiblissement de la Russie joue en faveur de la Chine. Par ailleurs, que ce soit l’Ukraine ou la Russie qui remporte la guerre, la Chine peut proposer ses services à l’un et à l’autre à la fois. Je le répète, à court terme ou à moyen terme, la Russie va devenir en termes de puissance comparative — économique, militaire et démographique — ce qu’est le Canada pour les États-Unis aujourd’hui. La Russie pourrait alors devenir un corridor entre la Chine et l’Occident et par conséquent une autre voie pour la route de la soie. L’intérêt pour la Chine est aussi d’exploiter les ressources naturelles russes, de prendre de plus en plus contrôle du pays. Regardez comment cela fut simple pour la Chine de prendre contrôle de tant d’avoirs américains. Savez-vous combien de trillions de dollars en avoirs américains sont possédés par la Chine ? Regardez les chiffres. C’est édifiant.  Et ça, ce sont les États-Unis. Imaginez donc à quel point il va être facile de prendre le contrôle de la Russie. Prenons en exemple la ville de Vladivostok, elle est chinoise économiquement depuis 20 ans et les investisseurs chinois poussent racine à Irkoutsk depuis longtemps.

Le dimanche 20 mai, au cours d’une conférence de presse à l’issue du G7, le président américain Joe Biden a annoncé que les relations entre les États-Unis et la Chine devraient connaître un « dégel très prochainement ». Comment interpréter cette déclaration de l’actuel locataire de la Maison-Blanche qui marque une rupture avec le ton plus ferme jusqu’alors employé ? Est-ce une stratégie de la part de Joe Biden ?

Difficile à dire. La seule interprétation possible, c’est à la lumière de ce que je viens de vous dire. Peut-être que Joe Biden et son entourage, notamment le Secrétaire d’État Anthony Blinken —par ailleurs bien meilleur que les précédents —, ont compris que la Chine pourrait effectivement laisser tomber la Russie.

Le pouvoir russe est dans un univers complètement paranoïaque, anti-occidental mais il y a une chose que les Russes devraient craindre beaucoup plus que l’Occident : une éventuelle entente entre les Chinois et les Occidentaux pour se partager des zones d’influence en Russie. Même l’Ukraine pourrait faire l’objet d’un partage de zones d’influences. Elle pourrait devenir un membre de l’OTAN, moyennant le port d’Odessa pour les Chinois, ou encore les villes de Kherson, Zaporijia et Nikolaiev.

Les Américains et les Chinois pourraient donc s’entendre pour avancer leurs pions à l’intérieur de la zone d’influence russe, que ce soit l’Ukraine ou la Russie elle-même. N’oublions pas aussi le contrôle des routes maritimes au large des côtes arctiques, qui demeure l’avantage géostratégique de la Russie. Il pourrait y avoir un partage de contrôle de l’Arctique des deux rives de l’Arctique par les Américains et les Chinois. Ce serait intéressant s’il y avait vraiment une entente entre l’Occident et la Chine pour contrer la Russie. La Kremlin ne semble pas imaginer que ce scénario soit possible.

Beaucoup d’experts parlent de l « imminence » de l’invasion de Taïwan par la Chine. Selon vous, une invasion de l’île par l’armée populaire pourrait-elle avoir lieu très prochainement ? Il y a quelques jours, les autorités taiwanaises ont signalé la présence d’un porte-avions chinois dans le détroit de Taiwan. Un autre scénario est-il à privilégier ? En cas d’invasion, l’intervention des États-Unis serait-elle garantie ?

Concernant l’intervention des États-Unis, très difficile à dire. C’est « fifty fifty ». Ce qui est rassurant, c’est que la Chine a déjà compris que le coût d’une invasion de Taïwan serait exorbitant. Les Chinois ont vu comment les Ukrainiens résistent aux Russes. Je pense que les Taïwanais résisteraient avec encore plus de fureur contre une invasion chinoise.

D’autre part, le risque d’escalade et de guerre mondiale serait extrême, et c’est peut-être cela qui empêche Pékin de faire des plans pour l’invasion de Taïwan. À l’inverse, Pékin a pu constater que les États-Unis ne sont pas intervenus de manière très dynamique pour défendre l’Ukraine, excepté la livraison d’armes. Ils se disent sûrement que les Américains ne feront rien pour sauver Taïwan de l’envahisseur. Les Européens feront encore moins pour Taïwan. Ça, c’est le risque. Toutefois, je pense que le risque est réduit dans la mesure où les Chinois auront beaucoup plus à gagner en ne faisant rien et en attendant la fin de la guerre en Ukraine pour les raisons que j’ai évoquées.

Dans le cadre d’un accord signé le 10 mars dernier à Pékin, l’Arabie Saoudite et l’Iran ont relancé leurs relations diplomatiques. Qu’est-ce que ce renouveau des relations entre les deux géants du Moyen-Orient implique ? L’Amérique perd-elle un allié précieux au Moyen-Orient ? Est-ce une victoire diplomatique pour Pékin ?

À mon avis, il y a deux choses que les Saoudiens envisagent. C’est d’une part le déclin des États-Unis comme puissance économique et géostratégique, et d’autre part la fin annoncée du pétrole. Par conséquent, ils cherchent à trouver d’autres atouts. L’autre atout, c’est la géographie, plus précisément la mer Rouge et l’océan Indien. Nous sommes ici dans une perspective, encore une fois, de route de la soie chinoise, et l’Iran et l’Arabie saoudite l’ont peut-être compris. Les deux puissances ont aussi intérêt à s’entendre. Ajoutons à cela, encore une fois, que l’ennemi de mon ennemi est mon ami or le rêve commun entre les rivaux saoudiens sunnites et iraniens shiites c’est d’éradiquer Israël. Enfin, je ne crois pas que l’Amérique perde encore un allié – les Saoudiens ne cherchent pas à s’aliéner les États-Unis mais ils réalisent qu’ils doivent envisager de ne plus pouvoir compter autant sur eux à moyen terme.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

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