Pourquoi l’État veut-il emprunter encore plus sur les marchés en 2024, malgré le risque d’insoutenabilité de sa dette colossale?

Par Michel Pham
29 septembre 2023 14:16 Mis à jour: 3 octobre 2023 10:33

Pour couvrir ses déficits, l’État français veut emprunter un montant record de 285 milliards d’euros sur les marchés financiers en 2024, et cela, malgré la franche remontée des taux d’intérêt qui va alourdir considérablement la charge de la dette dans les prochaines années. Avec un taux de croissance du PIB estimé à seulement 0,9% en 2024 par la Banque de France, le risque d’insoutenabilité de la dette française est à surveiller de près.

« Le désendettement est une urgence nationale », a déclaré en juillet Gabriel Attal, alors ministre délégué aux Comptes publics, tandis que la dette publique a dépassé la barre des 3000 milliards au premier trimestre de 2023, soit 112,5% du produit intérieur brut (PIB). En même temps, la Banque centrale européenne (BCE) a augmenté à plusieurs reprises les taux d’intérêt dans sa course pour l’instant sans fin contre l’inflation : le service de la dette (intérêts à payer) devient ainsi de plus en plus cher.

Malgré le contexte, l’État français prévoit emprunter encore plus pour couvrir ses déficits. Il vise à lever 285 milliards d’euros de dette sur les marchés financiers en 2024. Ceci est un montant record au regard du programme d’emprunts actuel de 270 milliards d’euros cette année. Mais comment peut-on expliquer cela, d’autant plus que le besoin de financement de l’État (299,7 milliards d’euros en 2024) doit connaitre une « baisse de 10,6 milliards d’euros » comparé à 2023 (310,3 milliards), selon l’Agence France Trésor, chargée par Bercy de placer la dette française sur les marchés ?

« Il faut profiter de cette période pour regagner des marges de manœuvre »

C’est d’abord parce que « nous devons retrouver des marges de manœuvre », à en croire Thomas Cazenave, ministre délégué aux Comptes publics. Pour ce faire, Olivier Garnier, directeur général des statistiques, études et international à la Banque de France, suggère qu’« il paraît indispensable d’utiliser la fenêtre d’opportunité actuelle », pendant laquelle « la hausse des taux ne s’est pas encore répercutée pleinement dans la charge d’intérêts de l’État : Il faut profiter de cette période pour regagner des marges de manœuvre ».

Une autre caractéristique de « la fenêtre d’opportunité actuelle » – pour reprendre les termes d’Olivier Garnier – est qu’il s’agit d’un laps de temps où l’appréciation des marchés vis-à-vis de la dette française est encore positive. En effet, si l’agence de notation Fitch a baissé la note de la dette française d’un cran (de « AA » à « AA-« ), S&P Rating, l’une de ses concurrentes principales, a maintenu la note de la France à « AA », signifiant une bonne capacité de la France à pouvoir rembourser ses dettes. Mais il faut agir vite, car si les marchés « voyaient que la France diminuait moins vite son endettement public que les autres pays de la zone euro, cela pourrait peser négativement sur l’appétence pour les émissions de dette française », prévient Monsieur Garnier.

De ce point de vue, il semble que l’État français veut profiter du fait que des obligations émises par Paris ont encore de bonne chance d’attirer des investisseurs, pour emprunter davantage, afin de soulager la pression à court terme liée au remboursement de sa dette : l’État devra refinancer un montant de dette arrivant à échéance plus élevé en 2024 (160,2 milliards contre 149,6 en 2023), ce qui explique en partie l’augmentation des montants à emprunter sur les marchés.

Une « augmentation spectaculaire » de la charge de la dette

Cependant, cette pratique – qui consiste à émettre plus d’obligations (nettes des rachats) à moyen et long terme pour couvrir ses déficits à court terme – risque d’alourdir considérablement le coût de la dette dans les prochaines années. En 2023, le taux d’intérêt moyen de la dette française s’élève jusqu’ici à 2,95%, soit une forte hausse par rapport à 1,43% en 2022, après des années de taux très faibles, voire même négatifs. Et les taux pourraient se maintenir un moment à des niveaux élevés. En cause, « la politique monétaire conduite par la BCE », qui se traduit notamment « par une hausse de la charge de la dette à taux fixe », commente Cyril Rousseau, directeur général de l’Agence France Trésor. Ce qui pourrait par la suite entrainer « ce qu’on appelle l’effet boule de neige », relève Stéphane Déo, gérant sénior, spécialiste de l’obligataire, chez Eleva Capital : « Plus le service de la dette (intérêts à payer) augmente, plus le déficit s’accroît, entraînant une dette supplémentaire et donc des intérêts encore accrus ».

En effet, la charge de la dette connaitra une « augmentation spectaculaire », notamment « pendant la période de la programmation [des finances publiques] », selon Pierre Moscovici, président du Haut Conseil des finances publiques. « En 2021, la charge de la dette était de 31 milliards d’euros. L’an prochain elle sera de 57 milliards d’euros, soit plus que le budget de la défense. En 2027 elle sera – ce sont des chiffres du gouvernement – de 84 milliards d’euros, presque triplée en 6 ans », constate Monsieur Moscovici. Et de conclure : « Cela fait longtemps que j’alerte au nom de la Cour des comptes des risques de l’endettement. Nous ne sommes plus devant les risques. Ils sont là. La hausse des taux est là ».

Le risque d’insoutenabilité de la dette française

Dans ce contexte, « la soutenabilité à moyen terme des finances publiques » est menacée, et « continue donc à appeler la plus grande vigilance », souligne le président du Haut Conseil des finances publiques. Ce dernier a conseillé à l’État de réaliser des économies « considérables » qu’il a évaluées à quelque 60 milliards d’euros d’ici à 2027 afin que la France puisse revenir « à des niveaux de dette [lui] permettant de disposer de marges de manœuvre suffisantes », pour affronter « des chocs macroéconomiques ou financiers ».

Des éventuels chocs macroéconomiques ou financiers préoccupent également Stéphane Déo, pour qui la grande question « est celle d’une prochaine crise : quelles seront les marges de manœuvre, alors ? Elles seront extrêmement réduites. »  Selon le spécialiste de l’obligataire, « le risque existe de basculer sur une logique à l’italienne ». C’est-à-dire, « quand la conjoncture est bonne, les taux baissent, les marchés étant moins inquiets concernant la soutenabilité de la dette (…) [Mais] en cas de chute de la croissance, les taux repartent au contraire à la hausse, les inquiétudes reprenant le dessus. »

Le plus inquiétant est que « quand les taux d’intérêt sont supérieurs aux taux de croissance, la dette augmente de façon mécanique », selon Jean-Marie Monnier, professeur émérite à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. De plus, le remboursement de la dette devra se faire « avec des taux de plus en plus élevés ».

Pour défendre son projet de loi de programmation des dépenses publiques qui fixe la trajectoire budgétaire de la France de 2023 à 2027, le gouvernement a pris une hypothèse de croissance de 1,4% en 2024. Mais la Banque de France prévoit un taux de croissance nettement inférieur (0,9%) pour l’an prochain. « 0,5 point d’écart entre la prévision du gouvernement et la prévision de la Banque de France, c’est beaucoup. Beaucoup », a remarqué Pierre Moscovici devant la commission des Finances du Sénat. Le président du Haut Conseil des finances publiques juge que cette prévision en matière de croissance, ainsi que celles de recettes pour 2024 du gouvernement sont basées sur des hypothèses « fragiles ». Elles sont en contraste avec « les incertitudes importantes qui entourent l’analyse de la situation économique, du fait en particulier des difficultés actuelles à comprendre de nombreux comportements » comme le haut niveau du taux d’épargne ou la faiblesse de la productivité.

Dans son interview à Epoch Times, Simone Wapler, directrice éditoriale des Publications Agora avoue qu’elle « imagine mal comment avec une balance commerciale dans le rouge, une dette publique importante, dont le service (les intérêts) absorbera bientôt la maigre croissance (pourtant dopée aux déficits), le désendettement serait possible ». « Sauf à envisager des solutions encore aujourd’hui taboues : réduction du périmètre de l’État et donc diminution drastique des dépenses publiques, je ne vois pas comment le désendettement serait possible », conclut l’économiste.

L’AFP a contribué à cet article.

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