Simone Wapler : « La bulle la plus énorme est celle des obligations souveraines »

Par Michel Pham
6 juin 2023 18:57 Mis à jour: 7 juin 2023 09:27

Ingénieure et journaliste de formation, Simone Wapler a travaillé pendant plusieurs années pour des laboratoires de recherche dans l’industrie aéronautique avant d’intégrer la presse financière en tant que chroniqueuse économique ainsi que spécialiste des métaux rares et des matières premières. Elle a été rédactrice en chef de L’Investisseur Or et Matières et MoneyWeek France avant d’être directrice éditoriale des Publications Agora. Elle a également publié plusieurs essais, dont « Pourquoi la France va faire faillite » (Ixelles, 2012) et « Comment l’État va faire main basse sur votre argent » (Ixelles, 2013) ont fait partie des meilleures ventes.

Son dernier ouvrage intitulé Money Monnaie Monnaies. Du sumérien au bitcoin : dettes et crises monétaires est paru aux éditions JDH au mois de mars 2021. Le cœur de cet ouvrage « consiste à démontrer que depuis que les échanges existent, les sociétés ont tâtonné pour rechercher la meilleure monnaie et la meilleure façon de limiter le crédit. Le recours aux métaux précieux a été une grande innovation. Les tentatives de monnaies purement fiduciaires se sont toujours mal terminées car justement elles débouchent sur le crédit illimité. Notre époque prétend faire fi du cumul de toutes ces expériences ».

Epoch Times France a rencontré Simone Wapler pour évoquer ces différents sujets et pour revenir avec elle sur les crises financières et la problématique liée au gonflement de la dette, des thèmes auxquels elle a consacré plusieurs articles ces derniers mois.

Epoch Times : Vous avez prédit en 2021 au travers de votre ouvrage Du sumérien au bitcoin : dettes et crises monétaires que la prochaine crise financière serait une crise monétaire. Est-ce exactement ce qui se déroule depuis quelques mois avec la déroute de plusieurs banques régionales américaines et le géant helvétique Credit Suisse ?

Simone Wapler : Dans notre monde moderne, la monnaie est fiduciaire : elle repose sur la confiance et n’est plus adossée à un actif tangible comme l’or ou l’argent. On parle de « monnaie-dette ». Ainsi, votre dépôt en banque est une dette que votre banque reconnaît vous devoir. Les réserves monétaires des banquiers centraux sont des emprunts d’État auxquels ils ont souscrit.

Il y a cependant une différence entre crise bancaire et crise monétaire.

Dans une crise bancaire, les gens fuient les banques car ils pensent que leur argent n’y est plus en sécurité. Dans une crise monétaire, les gens fuient la monnaie qui est contrôlée par la banque centrale car ils pensent que cette monnaie est devenue incapable de conserver leur pouvoir d’achat.

Cependant, une crise bancaire précède souvent une crise monétaire. Ainsi, pour garantir l’intégralité des dépôts des banques américaines en faillite, la Réserve fédérale [américaine] a créée de la monnaie qui n’est adossée à rien.

Ce qui a remplacé l’or ou l’argent dans le système monétaire que nous connaissons, ce sont les dettes souveraines des grands pays, notamment les États-Unis. Ce sont les « réserves monétaires ». Ces dettes sont réputées 100% sûres au motif qu’un État ne peut pas faire faillite (défaut). Et cet État peut toujours rembourser en créant de la monnaie. Mais cette monnaie surgie du néant ne permet que d’acheter des choses ; elle est incapable d’en créer. Elle ne fait que saper le pouvoir d’achat de la monnaie déjà existante. Lorsque les gens commencent à se détourner de la monnaie elle-même, c’est la crise monétaire.

Milton Friedman a dit ceci : « La monnaie est trop importante pour être laissée aux banquiers centraux. » Dans votre livre, vous avez critiqué la politique de « taux bas » pratiquée par les banques centrales tout en émettant des alertes sur les conséquences néfastes d’une hausse soudaine de taux. Or, quelques mois après la publication de votre livre, les banques centrales, à commencer par la Fed, ont effectivement augmenté brusquement leur taux, après des années de taux bas, voire négatifs. Ce que Milton Friedman — qui est à l’origine du courant monétariste — a tant redouté a donc lieu ?

Dans notre système moderne, les monétaristes estiment qu’il convient d’ajuster la quantité de monnaie selon des données d’activité économiques et de prix. Le système de banque centrale est donc une approche « constructiviste » de la gestion de la monnaie. Des êtres omniscients sont censés connaître la quantité exacte de monnaie dont une économie aurait besoin à chaque instant pour un fonctionnement optimal. Mieux, ils prétendent « réguler » l’économie. C’est évidemment impossible et follement prétentieux. L’économie est la résultante de milliards de décisions prises par des individus qui ont chacun leurs propres connaissances, leurs propres aspirations et souhaitent contracter des échanges qu’ils estiment être gagnant-gagnant.

La solution des autorités — face aux inévitables crises (puisque la perfection n’est pas humaine) — consiste toujours à faciliter le crédit et ouvrir le robinet de la création monétaire. Ce qui, à terme, est inflationniste.

On doit d’ailleurs à Friedman une autre citation très importante : « L’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire en ce sens qu’elle est et qu’elle ne peut être générée que par une augmentation de la quantité de monnaie plus rapide que celle de la production ». (The Counter-Revolution in Monetary Theory)

Toutes les banques centrales ont, de tout temps, mené une politique monétaire expansionniste et par conséquent inflationniste tant qu’elles le pouvaient. Tôt ou tard l’inflation monétaire essaime en hausse des prix de la vie courante.

Lorsque M. Trichet de la Banque centrale européennes se glorifie de vingt-cinq ans de « stabilité des prix », il oublie de dire que pour obtenir le même panier de consommation qui coûtait 100 euros en 1998, un Européen devait dépenser 140 euros en 2018. Une hausse des prix de la vie courante de 40% en vingt ans n’est pas de la stabilité.

Et ce chiffre ne dit pas tout. Dans la même période, la Chine intégrait l’Organisation Mondiale du Commerce et les pays dits développés s’approvisionnaient dans l’usine du monde en important à prix cassés. Dit autrement : ils importaient de la déflation. Ceux qui vivent en euros n’ont pas pleinement profité des baisses de prix de la mondialisation.

En réalité, la gestion centralisée de la monnaie est désastreuse comme toutes les opérations constructivistes. Le mot important de l’expression « politique monétaire » est « politique ».

Est-ce que pointer du doigt les banques centrales équivaut à remettre en question la place prépondérante de la monnaie — et de la finance — dans notre société moderne ?

Plutôt que de parler de monnaie et de finance, il faudrait peut-être parler de crédit. La monnaie est aujourd’hui du crédit et les réserves monétaires des banquiers centraux ne sont plus des métaux précieux mais des dettes souveraines.

Nous vivons dans un système où « les crédits font les dépôts » à tous les niveaux. Pour ceux qui en doutent, voir le site du ministère des Finances. Cela fait bien longtemps que le crédit ne repose plus sur de l’épargne déjà existante.

Il n’existe aujourd’hui aucune limitation à la quantité de crédit, sauf les milliers de pages de réglementations bancaires qui prétendent réguler un mythe qu’on pourrait formuler ainsi : « Vos dépôts en banque sont à tout instant disponibles mais une banque commerciale a le privilège de prêter 9$ ou 9€ pour 1$ ou 1€ de dépôt ».

Ce système dit de réserves fractionnaires est intrinsèquement instable. On peut doubler ou décupler la quantité de textes réglementaires et feindre de croire que des structures trop grosses pour faire faillite ne sont pas dangereuses. Mais la réalité reprendra comme toujours le dessus.

Le cœur de mon livre consiste à démontrer que depuis que les échanges existent, les sociétés ont tâtonné pour rechercher la meilleure monnaie et la meilleure façon de limiter le crédit. Le recours aux métaux précieux a été une grande innovation. Les tentatives de monnaies purement fiduciaires se sont toujours mal terminées car justement elles débouchent sur le crédit illimité. Notre époque prétend faire fi du cumul de toutes ces expériences.

L’un des enseignements de la crise financière 2008 est qu’une hausse brutale de taux peut provoquer un éclatement de la bulle immobilière. Récemment, les fédérations patronales de la construction et de l’immobilier ont appelé Emmanuel Macron à agir, afin de démanteler une « bombe économique, sociale et sociétale ». Est-ce que ce qui se passe actuellement avec le marché immobilier — commençant par les logements neufs — est le signal d’un éclatement de la bulle immobilière ?

Qu’est-ce qu’une bulle ? Une déconnexion entre la valeur d’un actif et son rendement. Depuis longtemps en France, le rendement de l’immobilier est dérisoire et les prix sont déconnectés du retour sur investissement au motif que « rien » vaut mieux que « moins que rien ». « Rien » étant le rendement quasi-nul de l’immobilier après impôts, « moins que rien » étant les taux d’intérêt négatifs sur les liquidités. Une baisse des prix de l’immobilier est normale après une époque de taux d’intérêt négatifs. Les taux remontants, les acheteurs se raréfient et les espérances de plus-value aussi.

Ajoutons que le marché immobilier est en France sous la coupe de l’État. Les loyers sont encadrés. Le droit de la propriété est défavorable aux propriétaires. La fiscalité est oppressante. Dans l’habitation, l’État privilégie les bailleurs sociaux au détriment des propriétaires bailleurs et aimerait voir la disparition de ces derniers. Le secteur de la construction est entravé par de multiples normes énergétiques et environnementales et les coûts actuels de construction ne seront jamais rentabilisés avec des loyers encadrés.

Mais à mon sens, la bulle la plus énorme est celle des obligations souveraines dont le rendement corrigé de l’inflation est « moins que rien » ; la bulle de l’immobilier n’en est qu’une conséquence. Reste à savoir laquelle éclatera en premier…

Selon le ministère de l’Économie, l’assurance-vie est le premier moyen d’épargne des Français, dont les encours s’élèvent à 1842 milliards d’euros fin 2022. Très réglementé, est-ce que ce secteur serait à l’abri des turbulences financières comme l’ont déclaré les autorités bancaires françaises ? La réforme coûteuse « Solvabilité II » sera-t-elle suffisante à cet effet ?

L’assurance-vie – sous la forme des contrats dits en euros – repose sur des dettes souveraines des pays de la Zone euro. La valorisation de ces dettes souveraines est une bulle, la plus énorme, la plus universelle de tous les temps. Aujourd’hui, la montagne de dettes publiques excède largement les capacités de remboursement d’au moins deux générations de contribuables. Les dettes seront donc répudiées, probablement par le défaut de paiement et par l’inflation. Comme je l’explique dans mon livre, il n’y a pas d’exemple dans l’Histoire où une génération a accepté de payer la dette contractée par la génération précédente. La loi Sapin protège les assureurs. Elle permet à ces professionnels de suspendre leurs remboursements si leur solvabilité est en danger. La messe est dite : ceux qui ont mis leur confiance et leur épargne dans la dette publique seront spoliés.

La dette publique française a récemment frôlé la barre des 3000 milliards d’euros. La dette à l’échelle mondiale et la dette publique des États-Unis ont également atteint des niveaux record. Quel est le lien entre les crises financières et l’accroissement de la dette ? Est-ce que c’est précisément ce lien qui vous permet de postuler que la bulle ultime serait celle de la dette publique ?

La crise monétaire survient lorsque le service des dettes — c’est-à-dire acquitter les intérêts — pose problème. Le refinancement — qui consiste à émettre une nouvelle dette pour « rembourser » une ancienne dette qui arrive à échéance — est de plus en plus douloureux lorsque les taux d’intérêt montent. C’est vrai pour les dettes publiques comme pour les dettes privées.

Dans le cas du secteur privé (à l’exclusion du secteur bancaire), la faillite efface les dettes. Les prêteurs paient la casse. Pour les dettes publiques, l’ultime garant est le contribuable. Encore faut-il qu’il soit solvable… En France pays champion du monde de la fiscalité, le stock de dettes est tel que les capacités de paiement du contribuable ne vont bientôt plus suffire au paiement des intérêts.

Mathématiquement, l’inflation et la productivité sont susceptibles d’amortir le gonflement de la dette publique. Si l’inflation est étroitement liée à la politique monétaire, qu’en est-il de la production, notamment à l’heure actuelle où tout semble fonctionner « à crédit » ? Est-ce possible de désendetter « rapidement » la France comme le souhaite Bruno Le Maire, en réindustrialisant le pays ?

Le désendettement passe nécessairement par la fin des déficits. Ce gouvernement en est incapable. Rappelons qu’Emmanuel Macron a été élu non sur son programme mais sur le fait qu’il fallait faire barrage à Marine Le Pen. Il n’a pas de majorité et aucune légitimité pour réformer.

Concernant la croissance, le déficit commercial récurrent de la France signifie que notre pays est incapable de vendre à l’étranger des produits et services en quantité suffisante et à un prix acceptable pour compenser ce qu’il achète à l’étranger.

J’imagine mal comment avec une balance commerciale dans le rouge, une dette publique importante, dont le service (les intérêts) absorbera bientôt la maigre croissance (pourtant dopée aux déficits), le désendettement serait possible. En réalité, de tels niveaux n’ont jamais été atteints en temps de paix.

Sauf à envisager des solutions encore aujourd’hui taboues : réduction du périmètre de l’État et donc diminution drastique des dépenses publiques, je ne vois pas comment le désendettement serait possible. D’autant plus que les deux tiers de ces dépenses se destinent au social et à la redistribution. En résumé : le désendettement équivaut à la fin de l’État providence et du socialisme. Il ne me semble pas que cela ait été le discours électoral de 2022.

Mais quoi qu’il arrive, il faudra nous désendetter. Si ce n’est pas maintenant, cela devra être fait dans l’avenir. Victor Hugo a dit que « l’avenir est une porte, le passé en est la clé ».  Vous avez également écrit dans votre livre que « ce n’est qu’en ayant une idée du passé qu’on peut prendre la mesure de la crise monétaire et financière qui nous attend ». Est-ce que vous avez proposé par là une clé de sortie de crise ?

La faillite de la Grande-Bretagne, après les décennies du travaillisme, a vu arriver Margaret Thatcher comme Premier ministre. « Le problème avec le socialisme est que vous finissez un jour par avoir dépensé tout l’argent des autres », avait-elle énoncé. Aucune de ses réformes n’a ensuite été remise en cause.

En France, nous avons reculé le moment fatal de l’épuisement de l’argent des autres grâce au crédit facile avec la garantie implicite de l’Allemagne et des pays bien gérés de l’Eurozone à qui on a fait avaler l’anomalie des taux négatifs. Mais il faudra bien un jour ajuster à nouveau les dépenses aux recettes. Pour que ce soit socialement acceptable pour ceux qui profitent de la redistribution, il faudra détruire l’épargne de ceux qui en ont. Bref, détruire les dettes existantes pour repartir sans boulet au pied. Ce qu’autrefois on appelait un « jubilé », un processus oublié que je décris également dans mon livre.

La création monétaire, la pile de dettes, n’est qu’un artifice de politique monétaire. Elle s’évaporera comme cela se produit toujours dans l’Histoire. Les crédits à la consommation n’ont jamais enrichi personne et il ne faut pas confondre monnaie et richesse.

Comme l’énonçait l’économiste Frédéric Bastiat au XIXe siècle dans son ouvrage Maudit argent ! :

« La richesse voyez-vous, ce n’est pas un peu plus ou un peu moins d’argent.

C’est du pain pour ceux qui ont faim, des vêtements pour ceux qui sont nus, du bois qui réchauffe, de l’huile qui allonge le jour, une carrière ouverte à votre fils, une dot assurée à votre fille, un jour de repos pour la fatigue, un cordial pour la défaillance, un secours glissé dans la main du pauvre honteux, un toit contre l’orage, des ailes aux amis qui se rapprochent, une diversion pour la tête que la pensée fait plier, l’incomparable joie de rendre heureux ceux qui nous sont chers. La richesse, c’est l’instruction, l’indépendance, la dignité, la confiance, la charité, tout ce que le développement de nos facultés peut livrer aux besoins du corps et de l’esprit ; c’est le progrès, c’est la civilisation.

La richesse, c’est l’admirable résultat civilisateur de deux admirables agents, plus civilisateurs encore qu’elle-même : le travail et l’échange ».

Money Monnaie Monnaies. Du sumérien au bitcoin : dettes et crises monétaires, de Simone Wapler, Éditions JDH, 308 pages, 21,90 €
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