« À rebours de l’UE, Donald Trump porte une vision géopolitique qui sera sans doute celle de demain » : Rodrigo Ballester

Rodrigo Ballester, directeur du Centre d’études européennes du Mathias Corvinus Collegium (MCC).
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ENTRETIEN – « Un accord de paix est atteignable dans un futur proche. » À l’issue d’une réunion avec Volodymyr Zelensky et plusieurs dirigeants européens, lundi 18 août à Washington, Donald Trump s’est montré optimiste quant à la possibilité de négocier la fin de la guerre en Ukraine, tout en se gardant de crier victoire trop vite. Rodrigo Ballester, directeur du Centre d’études européennes du Mathias Corvinus Collegium (MCC), analyse les chances qu’un tel accord voie le jour. Rappelant qu’au sein de l’Otan, ce sont les États-Unis qui donnent le ton, il soupçonne, de ce fait, un « double jeu » de l’Union européenne, officiellement favorable à une paix négociée, officieusement désireuse de voir la guerre perdurer. Dans cette logique, Emmanuel Macron, estime-t-il, « surjoue la menace russe » pour la France, tandis que les négociations de paix sont en cours. Cette combativité face à la Russie, l’ancien fonctionnaire européen estime qu’elle serait mieux orientée face aux menaces tangibles qui pèsent sur le pays, comme l’islamisme et l’Algérie, où l’écrivain Boualem Sansal demeure toujours emprisonné.
Epoch Times : Selon un sondage CBS News, 70 % des Ukrainiens souhaitent aujourd’hui un accord de paix, contre seulement 20 % au moment de l’invasion russe. Comment interprétez-vous cette évolution de l’opinion publique ukrainienne ?
Ce sondage ne me surprend pas : l’évolution de l’opinion publique ukrainienne était déjà perceptible depuis un certain temps. Il reflète à la fois une lassitude face à la guerre et un certain fatalisme : l’idée que, malgré les efforts héroïques de l’armée ukrainienne, cette guerre ne pourra pas être gagnée. D’où la volonté croissante de trouver une issue à ce conflit.
N’oublions pas que l’Ukraine demeure la première victime de cet affrontement : le prix payé en vies humaines et en destructions est devenu insoutenable. Pour la majeure partie de la population, il en découle qu’il est temps de trouver une solution négociée, par le biais d’un accord de paix.
Pour obtenir un accord de paix, Donald Trump estime que l’Ukraine doit renoncer à reconquérir certains territoires désormais sous contrôle de l’armée russe. Dans une interview à Fox News mardi, le président américain a en outre affirmé qu’« on ne s’attaque pas à une nation dix fois plus grande que soi », laissant à nouveau entendre que Kiev porte une part de responsabilité dans le déclenchement de l’offensive russe en février 2022. Pour sa part, l’Union européenne estime que seule la Russie est coupable. Comment expliquez-vous cette dissonance de discours des deux côtés de l’Atlantique ?
Tout d’abord, rappelons que la position de l’administration Trump est à l’opposé de celle de l’administration Biden, dont le discours rejoignait largement celui de l’Union européenne : il y avait un agresseur clairement désigné, la Russie, une victime clairement identifiée l’Ukraine. Et le premier devait impérativement perdre, car son acte était dénoncé comme immoral.
Si l’invasion de l’Ukraine est évidemment condamnable, cette lecture du conflit entre la Russie et l’Ukraine demeure néanmoins réductrice, car elle en occulte les racines, qu’on ne va pas redévelopper, mais surtout, elle passe sous silence sa dimension géopolitique.
La position de Joe Biden illustrait la logique de guerre par proxy d’un ancien Occident doté d’une vision héritée de la guerre froide. Par l’Ukraine interposée, il s’agissait d’un affrontement stratégique avec Moscou. Mais ce paradigme a volé en éclats avec l’arrivée de Donald Trump, qui porte, à mon sens, une vision géopolitique en avance sur son temps, sans doute celle de demain.
Donald Trump cherche à se poser en artisan de paix dans le monde, politique qu’il avait déjà amorcée dès 2016 avec les Accords d’Abraham, en vue d’instaurer une forme de pax americana destinée à préserver le leadership des États-Unis, tout en leur permettant de se recentrer sur leurs priorités intérieures et la Chine.
Donald Trump a reconnu que la résolution du conflit entre la Russie et l’Ukraine se révèle néanmoins plus difficile qu’il ne l’avait anticipée. Un accord de paix a-t-il des chances d’aboutir selon vous ?
Un accord de paix est-il possible ? Oui. L’histoire européenne regorge d’exemples d’accords trouvés dans des contextes dramatiques. Sera-t-il difficile à obtenir ? Oui, sans aucun doute.
Malgré les avancées manifestes obtenues par l’administration Trump, la situation reste complexe. Car en 2025, la Russie se trouve dans une position militaire beaucoup plus favorable qu’en 2022, époque où un accord aurait été plus facile à négocier et certainement plus avantageux pour l’Ukraine.
Mais pendant trois ans, l’Union européenne n’a jamais cherché à se poser en arbitre, à maintenir des canaux de communication ouverts avec la Russie et à envisager des pourparlers en vue d’une solution négociée acceptable.
Bien au contraire : elle a critiqué les rares gouvernements, la Hongrie et la Slovaquie, qui défendaient une approche fondée sur le constat qu’il serait très difficile pour l’Ukraine de vaincre militairement la Russie, les accusant aussitôt d’être « pro-Poutine ». La suite des événements leur a pourtant donné raison et aujourd’hui, la réalité du champ de bataille se reflète directement sur la table des négociations. Ainsi va le monde de la realpolitik.
Les diplomates vont donc devoir faire preuve de créativité pour dégager un compromis acceptable par toutes les parties. On évoque déjà des garanties de sécurité avec une implication directe des États-Unis : c’est un progrès. Autre évolution notable : l’idée d’une cession de territoire, désormais acceptée par une large majorité de la population ukrainienne elle-même.
À l’issue de sa rencontre avec Donald Trump et les autres chefs d’État européens à Washington, Emmanuel Macron a accusé sur LCI la Russie d’être un « ogre ». Comment analysez-vous le timing de ce discours, tenu immédiatement après être sorti de sa réunion avec Donald Trump et affiché un soutien à son initiative de négociation d’un accord de paix ?
Cette sortie inopportune d’Emmanuel Macron ne me surprend pas. Tout comme Keir Starmer, Friedrich Merz ou encore Ursula von der Leyen, il n’est pas certain que le président français soit réellement acquis à l’initiative de paix portée par Donald Trump, malgré un discours de façade qui laisse entendre le contraire.
La réalité géopolitique imposée par Donald Trump – qui demeure, qu’on l’apprécie ou non, le véritable chef de l’Occident – les contraint à le suivre, faute pour l’Union européenne de disposer de la capacité d’imposer son propre agenda. Dans ce contexte, l’hypothèse d’un double jeu de leur part ne peut être écartée.
Il convient, pour le comprendre, d’analyser leur posture de ces dernières années. Jusqu’ici, ces dirigeants n’avaient jamais envisagé de véritables pourparlers avec Moscou en vue d’une solution négociée. Et après l’élection de Trump, lorsqu’il a mis la paix à l’agenda, s’ils se sont officiellement ralliés à son initiative, ils ont réclamé simultanément toujours plus d’armes pour l’Ukraine, en maintenant un discours d’hostilité sans nuance et en annonçant de nouveaux paquets de sanctions. Autant de mesures qui prolongent la tension, au lieu de créer ce minimum de confiance et de bonne foi indispensable à l’élaboration d’un accord.
Or, la Russie ne disparaîtra pas. C’est un voisin avec lequel il faudra composer. Ce n’est donc qu’après deux ans de massacres et de destructions qu’émerge enfin une tentative sérieuse de ramener la paix sur notre continent.
Toutefois, pour Emmanuel Macron, si cette paix devait représenter « une capitulation de l’Ukraine », elle serait « dramatique » pour les Européens, car la Russie se rapprocherait alors de nos frontières, constituant « une menace pour notre sécurité ». Selon lui, la Russie, parce qu’elle n’est pas « une société ouverte », est un « prédateur, un ogre à nos portes » qui a besoin « pour sa propre survie, de continuer à dévorer ». Qu’en pensez-vous ?
Je trouve choquant d’entendre, encore et encore, cet argument ressassé par les dirigeants européens : « si on laisse Poutine gagner, les prochains seront Paris, Berlin, Varsovie… ».
La Russie n’est pas un pays fiable et on peut penser ce que l’on veut d’un dictateur comme Vladimir Poutine, mais il n’en demeure pas moins que c’est un argument mensonger, car totalement irréaliste. D’abord parce qu’il fait abstraction de l’existence de l’Otan, qui n’est d’ailleurs pas « en mort cérébrale », comme l’avait déclaré Emmanuel Macron il y a quelques années. L’Alliance repose sur l’article 5, qui engage les membres à se défendre mutuellement, et bénéficie du soutien des États-Unis.
Mais le fait est que, même s’il le souhaitait, il n’a pas les moyens d’attaquer des pays dotés de leur propre armée et, dans le cas de la France, d’une force de dissuasion nucléaire. L’exemple ukrainien est parlant : si la Russie est aujourd’hui en position de force, elle est loin d’être une puissance militaire enchaînant des victoires éclatantes.
Dans ces conditions, faire croire aux Européens que des chars russes pourraient demain foncer sur Berlin ou Paris si l’Ukraine perdait cette guerre relève de la pure fiction. Quand j’ai entendu, en début d’année, le secrétaire général de l’Otan, Mark Rutte, affirmer que l’Europe risquait demain de « parler russe », j’y ai vu autre chose qu’un simple excès de langage : le signe d’une élite dirigeante qui prend les Européens pour des imbéciles.
À droite, Emmanuel Macron est régulièrement accusé de se focaliser exclusivement sur la Russie et d’adopter un ton féroce vis-à-vis de Moscou, tout en se montrant en même temps laxiste vis-à-vis, par exemple, du Hamas et de l’Algérie. Comment analysez-vous cette différence de posture ?
Si Emmanuel Macron s’adressait à l’Algérie avec la même agressivité qu’il réserve à la Russie, qui sait, peut-être que Boualem Sansal serait déjà de retour en France… Surjouer la « menace russe » pour masquer d’autres périls, bien plus réels, est non seulement choquant, mais difficile à expliquer.
Car la France, comme l’Europe occidentale dans son ensemble, fait face à des défis autrement plus pressants, au premier rang desquels la menace islamiste, présente sur son sol depuis les années 1990.
C’est le symptôme d’une boussole politique et géopolitique brisée depuis des décennies. La même Europe qui a adopté un Pacte vert, synonyme de suicide industriel. La même aussi qui se laisse submerger par de faux réfugiés, parmi lesquels des terroristes de l’État islamique. La même encore qui envisage d’arrêter Benyamin Netanyahou tout en déroulant le tapis rouge au dirigeant islamiste syrien Al-Joulani. La même toujours qui, paradoxalement, n’a cessé de plaider pour un cessez-le-feu à Gaza, tout en refusant d’entendre parler de trêve en Ukraine.
En 2017, l’administration Trump avait décidé de fournir des armes létales à l’Ukraine « pour renforcer ses capacités de défense », « l’aider à décourager de nouvelles agressions », selon le département d’État. La décision avait été critiquée alors par Emmanuel Macron et Angela Merkel, qui appelaient dans un communiqué conjoint à un règlement « exclusivement pacifique » du conflit. « Les Etats-Unis soufflent sur les braises du conflit ukrainien », titrait même Les Echos. Comment expliquez-vous ce renversement ?
Donald Trump mène une politique guidée par une vraie boussole géostratégique. Beaucoup de choses se sont passées depuis son premier mandat : nous nous trouvons près d’une décennie plus tard, il a donc adopté une stratégie nouvelle, adaptée au monde tel qu’il est devenu.
À l’inverse, l’Union européenne reste sans stratégie, sans boussole géopolitique réaliste. Avant la guerre, elle appelait naïvement à la paix alors qu’il n’y avait pas de conflit généralisé : une vision simpliste plaquée sur une réalité géopolitique qui exigeait déjà une approche beaucoup plus lucide. Puis, une fois l’agression déclenchée, sa réaction a été tout aussi puérile : un discours fondé presque exclusivement sur des arguments moralistes.
C’est, à mes yeux, l’une des grandes leçons de la guerre en Ukraine, mais aussi de l’élection de Donald Trump : les Européens doivent en finir avec leur vision « conte de fées » politiques et géopolitiques. Les rapports internationaux obéissent à des logiques de puissance, à des rapports de force militaires, à des réalités concrètes.
Aussi, on redécouvre aujourd’hui une évidence : un pays qui gagne une guerre se retrouve en position de force à la table des négociations ! La récréation est terminée pour l’Union européenne : il est temps pour elle d’entrer dans la cour des grands.
Que pensez-vous de la symbolique de cette photo devenue virale, où l’on voit les dirigeants de l’UE tous assis alignés face à Donald Trump, installé seul à sa table dans le Bureau ovale ?
La mise en scène n’est certes pas très élégante ; il existait sans doute des manières plus subtiles de procéder. Mais cette photo a au moins un mérite : elle reflète avec clarté le rapport de force qui prévaut aujourd’hui dans le monde occidental. On pourrait y voir un autoportrait géostratégique de l’Occident actuel.
D’un côté, une puissance incontestable, les États-Unis, qui, sous Donald Trump, n’hésite plus à nommer la réalité telle qu’elle est. De l’autre, des pays en déclin, bercés d’illusions, incapables de s’imposer véritablement sur la scène internationale et contraints, qu’ils le veuillent ou non, de suivre le tempo dicté par Trump.
Arno Klarsfeld estimait mardi que l’Europe aurait tout intérêt à préserver des vies humaines, quitte à ce que cela se fasse « au prix de territoires ukrainiens », afin d’éviter le risque d’une Troisième Guerre mondiale. Selon lui, la Première et la Seconde Guerre mondiales ont conduit au « suicide » de l’Europe, la France et la Grande-Bretagne ayant perdu leurs empires, jusqu’à ce qu’aujourd’hui encore, les Européens ne soient même plus considérés par les États-Unis comme des interlocuteurs incontournables dans le cadre des négociations avec la Russie, comme on l’a vu lors du sommet en Alaska. Le risque d’escalade vers une guerre mondiale est-il, selon vous, réel en cas d’absence d’accord de paix ?
Le risque d’une escalade est bien réel. N’oublions pas que la Russie est une puissance nucléaire, qui serait incapable de résister à une attaque coordonnée de puissances dotées de l’arme atomique comme la France ou le Royaume-Uni.
Dès lors, dans un scénario d’escalade avec l’Europe occidentale, le risque que Moscou se défende avec une action nucléaire, même de basse intensité, ne peut être écarté. Il ne faut pas être Nostradamus pour savoir que les engrenages menant aux guerres sont souvent irrationnels : une étincelle suffit.
C’est pourquoi il est urgent de pacifier la situation. Et même si Donald Trump le fait avec un ton cavalier, parfois brutal, force est de constater qu’il place bel et bien la paix au cœur de son agenda géopolitique.
Beaucoup brandissent l’analogie de Munich, de Chamberlain et de la capitulation dès qu’il est question de paix, traçant des parallèles hâtifs et infondés avec le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, alors que la situation actuelle est totalement différente.
Comment analysez-vous la présence d’Ursula von der Leyen à Washington ?
Quand l’Union européenne est représentée au G7, c’est bien António Costa, président du Conseil européen, représentant des États membres, qui en est officiellement le visage. Alors pourquoi, dans des pourparlers aussi cruciaux, n’y a-t-il que Mme von der Leyen, et non lui, à la table des négociations ? Et pourquoi est-ce elle, d’ailleurs, qui a traité directement avec Donald Trump sur les droits de douane ? C’est en contradiction avec les traités.
Cette hyper-présidentialisation de la Commission européenne a ceci de choquant qu’elle met elle aussi crûment en lumière la capitulation progressive des États membres face à la Commission, révélant leur faiblesse et leur impuissance politique.

Etienne Fauchaire est un journaliste d'Epoch Times basé à Paris, spécialisé dans la politique française et les relations franco-américaines.
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