Algues sargasses en Caraïbes : quand une anomalie climatique déclenche une crise sanitaire et environnementale

Invasion d'algues sargasses sur le littoral de Sainte-Anne (Martinique), le 28 juillet 2011.
Photo: Crédit photo PATRICE COPPEE/AFP via Getty Images
En Guadeloupe, en Martinique et sur l’ensemble des côtes caribéennes, elles reviennent désormais chaque année, imprégnant l’air de leur âcre odeur de soufre et teintant l’eau des plages d’un brun rougeâtre opaque.
Connues depuis longtemps — au point d’avoir donné leur nom à la mer des Sargasses, vaste étendue de l’Atlantique Nord délimitée par le Gulf Stream à l’ouest et le courant des Canaries à l’est — les algues sargasses semblaient autrefois confinées au large.
Mais depuis 2011, elles envahissent massivement les littoraux de la Caraïbe, du sud des Petites Antilles jusqu’aux côtes mexicaines et américaines. Pour les habitants, ce phénomène est devenu un véritable fléau : chaque année, impuissants, ils assistent au déferlement de radeaux d’algues qui assombrissent plages et rivages.

Le port de La Désirade submergé par les sargasses, le 23 juin 2025. (Capture d’écran Facebook/Guadeloupe La 1ère)
Outre les conséquences économiques, les échouages de sargasses posent un grave problème sanitaire. Leur décomposition, au-delà de 48 heures, libère des gaz toxiques — principalement de l’ammoniac et de l’hydrogène sulfuré — dont les effets sur la santé des populations suscitent une vive inquiétude.
Des impacts sanitaires confirmés
En mai 2025, un rapport de l’Agence Régionale de Santé (ARS) de Martinique a évalué les risques liés aux échouements récurrents de sargassum fluitans et sargassum natans, en particulier sur la commune du Robert. La communauté scolaire du collège Robert 3, situé en bord de côte à Pontaléry, en subit les conséquences depuis plus de dix ans : fermetures temporaires, délocalisations de classes et exposition répétée aux émanations délétères.

Vue de la commune du Robert et de son collège situé près du littoral, envahis par les sargasses, en mai 2025. (Capture d’écran Facebook/Martinique La 1ère)
Ce rapport faisait suite à une pétition en ligne lancée par la communauté scolaire, inquiète de la prolifération et de l’invasion récurrente des sargasses. En réponse, un Comité Indépendant d’Experts sur la problématique sargasses en Martinique a été instauré le 28 avril 2025, sous la coordination scientifique et médicale du Pr Dabor Resiere, toxicologue et réanimateur au CHU de Martinique. Ce comité rassemble vingt spécialistes issus de disciplines variées.
Si les algues sargasses ne sont pas toxiques en elles-mêmes, leur décomposition au-delà de 48 heures d’échouage libère des gaz nocifs qui altèrent leur environnement. Les relevés de concentrations en hydrogène sulfuré (H₂S) ont confirmé qu’à partir de 2018, la masse d’algues échouées s’est accrue, tandis que la période des échouements s’est progressivement allongée : de mars jusqu’à octobre.
Des études antérieures sur l’hydrogène sulfuré (H₂S) ont mis en évidence un lien entre des concentrations élevées de ce gaz et une hausse des hospitalisations pour motifs respiratoires, notamment en raison de crises d’asthme ou de lésions pulmonaires.
Concernant spécifiquement la toxicité des émanations liées à la décomposition des sargasses, les recherches cliniques menées par le Groupe de Recherche Sargasses du CHU de Martinique suggèrent que l’exposition chronique à ces gaz est délétère pour la santé humaine. La symptomatologie observée se rapproche de celle décrite lors d’expositions prolongées à de faibles concentrations d’H₂S.
Les signes les plus fréquemment rapportés chez les personnes exposées sont :
neurologiques : céphalées, vertiges ;
digestifs : nausées, vomissements, douleurs abdominales ;
respiratoires : toux, dyspnée.
Ces travaux ont également mis en évidence un risque accru de complications hypertensives pendant la grossesse (notamment la pré-éclampsie) ainsi qu’une altération de la régulation nerveuse de la ventilation, se traduisant par une augmentation des apnées du sommeil d’origine centrale.
Des chercheurs de l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) ont conçu un modèle numérique intégrant le transport et la physiologie des algues brunes, ainsi que les courants océaniques de l’Atlantique entre 2002 et 2022. Leurs travaux ont mis en évidence une anomalie climatique survenue entre 2009 et 2010 : une modification durable de l’orientation des courants marins qui a entraîné la dispersion des sargasses hors de leur zone originelle, la mer des Sargasses, vers les régions tropicales où elles prolifèrent désormais.
Cette anomalie correspond à un épisode exceptionnel de l’oscillation nord-atlantique (ONA), un phénomène météorologique naturel. Selon Julien Jouanno, océanographe physicien à l’IRD (unité LEGOS) :
« En 2009-2010, il y a eu un événement d’oscillation nord-atlantique extrêmement fort, qui a provoqué en Europe des records de froid et de neige, et la même chose aux États-Unis. D’ordinaire, l’ONA varie d’une année à l’autre. Or, pendant deux ans, les conditions sont restées anormalement négatives, générant des circulations atmosphériques et océaniques anormales sur une longue période. »
Ces perturbations ont transporté les algues vers des zones où elles bénéficient de conditions optimales : chaleur constante, fort ensoleillement et abondance en nutriments. Parmi ces régions favorables figure notamment l’estuaire de l’Amazone, au Brésil, dont les eaux charriées sont enrichies en nutriments liés à la déforestation et à l’usage massif d’engrais agricoles. De là, les courants dispersent les sargasses vers la Caraïbe, mais aussi jusqu’aux côtes ouest de l’Afrique.
Si les effets des gaz émis par la décomposition des sargasses sur la santé humaine sont désormais bien documentés, qu’en est-il des autres êtres vivants — animaux, plantes — ainsi que des infrastructures et équipements situés en zone littorale ?
À chaque nouvel échouage massif, les habitants des côtes touchées signalent des dégradations rapides de leur matériel électrique. En 2022, l’enquête CORSAIR, menée par des universitaires et financée par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), a confirmé ce constat : la présence d’algues en décomposition accélère la corrosion des équipements électriques, des métaux et même de certains plastiques.
Au-delà de ces conséquences sanitaires et économiques pour l’homme, les chercheurs s’intéressent aussi à l’impact écologique de ces échouages. En mer, les radeaux de sargasses ne présentent aucune toxicité : ils jouent même un rôle essentiel en offrant abri et nourriture à de nombreuses espèces, notamment poissons, tortues et invertébrés. C’est lorsqu’elles s’accumulent et se décomposent sur le rivage que les sargasses deviennent problématiques, bouleversant les écosystèmes côtiers et la biodiversité locale.
Charlotte Dromard, enseignante-chercheure en écologie marine à l’Université des Antilles, a participé au projet Sargassum, lancé en 2019 par la Région Guadeloupe, l’ANR (Agence nationale de la recherche) et l’ADEME, afin d’étudier l’impact des échouages sur les écosystèmes côtiers, et notamment sur les récifs coralliens.
« Nous avons travaillé sur l’apport en nutriments généré par la dégradation des sargasses dans le milieu marin. En se décomposant, elles agissent comme un engrais qui peut stimuler la croissance des algues et du plancton, et ainsi perturber l’équilibre des récifs. Normalement, un apport modéré en nutriments est bénéfique : il nourrit les coraux et contribue à leur développement. Mais lorsque ces apports deviennent excessifs, ce sont surtout les algues qui en profitent, prolifèrent et finissent par étouffer les coraux », explique Mme Dromard.

Vue de l’Anse du Belley à Sainte-Anne. (crédit photo Charlotte Dromard)
En janvier 2025, la Préfecture de Guadeloupe a lancé le projet ISABIO, destiné à mesurer et observer l’impact des sargasses sur la biodiversité. Trois laboratoires de recherche y collaborent, chacun spécialisé dans un écosystème : BOREA (Biologie des organismes et des écosystèmes aquatiques) pour les herbiers marins, ISYEB (Institut de Systématique, Évolution, Biodiversité) pour les mangroves, et EcoFoG (Écologie des Forêts de Guyane) pour la végétation du littoral.
Avec l’équipe de BOREA, Charlotte Dromard a mené des observations sur trois sites guadeloupéens particulièrement touchés par les échouages massifs : l’Anse du Belley à Sainte-Anne, la plage de Viard à Goyave et la plage des Salines au Gosier.

À l’Anse du Belley, un herbier non impacté par l’invasion des sargasses. (crédit photo Charlotte Dromard)
À l’Anse du Belley, les chercheurs ont constaté une dégradation nette des herbiers marins. « Sur le terrain, nous avons trouvé des herbiers de chaque côté de la baie, mais au milieu, il n’y avait plus qu’une large tache de sable. En remontant aux images satellites historiques, on observe pourtant qu’un herbier occupait autrefois toute cette zone. C’est précisément l’endroit où les sargasses s’accumulent progressivement », explique Charlotte Dromard.
Selon elle, la décomposition massive des algues perturbe directement le fonctionnement de ces écosystèmes. « Les herbiers ont besoin de lumière pour réaliser la photosynthèse. Or, les sargasses provoquent une forme d’asphyxie : leur décomposition consomme énormément d’oxygène, ce qui bloque la respiration des plantes la nuit. » Ce processus entraîne aussi une modification du pH de l’eau ainsi que l’émission de gaz défavorables au développement des herbiers.

À l’Anse du Belley, un herbier impacté par l’invasion des sargasses. (crédit photo Charlotte Dromard)
Les herbiers jouent un rôle essentiel dans le cycle de vie des poissons : ils constituent de véritables nurseries où les juvéniles trouvent refuge avant de rejoindre les récifs à l’âge adulte. « En l’absence d’herbiers, les jeunes poissons n’ont plus d’abri et se retrouvent directement exposés aux prédateurs », déplore Charlotte Dromard.
Les mangroves sont elles aussi durement touchées. « Nous avons quantifié une mortalité brutale des moules et des huîtres de palétuviers : lorsque les radeaux de sargasses atteignent la mangrove, quelques semaines suffisent pour que presque tous les invertébrés fixés aux racines — huîtres, moules et autres organismes — disparaissent. »
Sur les plages, ce ne sont pas tant les algues elles-mêmes qui posent problème que les opérations de ramassage. Le passage répété des tracteurs « compacte le sable et le rend moins accueillant pour la végétation de bord de mer, qui est adaptée à pousser dans un sable fluide et meuble ».
Malgré ce constat préoccupant, la chercheuse nuance toutefois le tableau : « On observe ce qu’on pourrait appeler des zones refuges, des endroits où les organismes se concentrent pour échapper aux zones impactées. Cela limite la disparition des espèces. La nature parvient souvent à reprendre le dessus, surtout en milieu marin, où les cycles de développement sont rapides. Les animaux peuvent coloniser de nouveaux espaces, contourner une île pour trouver d’autres habitats, et les larves de poissons ou d’invertébrés utilisent des signaux pour éviter les zones défavorables. »

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