Opinion
Anne-Charlène Bezzina : « La faillite du politique nous a plongés dans l’instabilité »

Photo: Crédit photo : Anne-Charlene Bezzina
ENTRETIEN – Ce mardi 14 octobre, en pleine crise politique, Sébastien Lecornu a prononcé son tant attendu discours de politique générale. Une allocution notamment marquée par l’annonce de la suspension de la réforme des retraites et la renonciation à l’utilisation de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution.
Anne-Charlène Bezzina est maître de conférences en droit public à Sciences Po et à l’université de Rouen et chercheur associée au CEVIPOF. Renoncer à l’article 49 alinéa 3, c’est légitimer l’idée que c’est un outil de brutalisation du Parlement et de la démocratie, estime-t-elle.
Epoch Times – Diriez-vous aujourd’hui que nous traversons une crise politique ou, comme certains l’affirment, une crise de régime ?
Anne-Charlène Bezzina – Je ne pense pas que nous sommes en train de vivre une crise de régime. Pour une raison simple : le régime n’est pas la cause de l’instabilité que nous connaissons depuis maintenant un an.
Je ne dis pas pour autant qu’il ne risque pas d’être déstabilisé et que par conséquent, il serait en crise, mais à mon sens, l’origine du problème est ailleurs.
C’est bien le système politique qui pose ici problème. Chaque groupe réclame la mise en œuvre d’un programme précis sans tenir compte de l’existence des autres.
J’ai le sentiment que nous sommes entrés dans une période de mise en pratique des limites de ce que peuvent les institutions.
La faillite du politique nous a plongés dans l’instabilité.
Les partis sont donc la source de cette instabilité ?
Oui. À l’heure où je vous parle, l’Assemblée nationale est très morcelée. Il y a onze groupes parlementaires qui campent sur leur légitimité élective et qui décident de peser de manière négative sur l’Assemblée, en faisant par exemple tomber le gouvernement.
Tout cet appétit de la politique négative nous a amenés où nous sommes aujourd’hui. `
Le mode de scrutin a peut-être une part de responsabilité dans cette histoire, mais encore une fois, le régime n’y est pour rien.
Cette crise est finalement l’échec de la manière dont les politiques ont compris le logiciel de la majorité relative.
Peut-on dire que l’annonce de la suspension de la réforme des retraites a apporté un peu de stabilité ? Est-ce une stabilité incertaine ?
Une stabilité incertaine. Mais l’élément central de son discours reste la renonciation de l’utilisation de l’article 49 alinéa 3. Sébastien Lecornu se prive d’un précieux outil constitutionnel. Cela suppose que tout va être mis au débat et chaque amendement sera voté au fur et à mesure pour que l’équilibre du budget ne soit pas repris. L’article 40 pourrait être utilisé, ce qui crisperait les oppositions.
Je crains que le Premier ministre ait acheté une paix parlementaire très instable en fonction des desiderata de chacun.
Mais quand un groupe estimera avoir remporté le bras de fer avec le gouvernement, un autre ne criera pas victoire et votera la censure avec les groupes restants.
La discussion parlementaire budgétaire est devenue tellement inflammable qu’elle va augmenter la sensibilité à la censure de l’Assemblée.
Auparavant, une censure du gouvernement se préparait sur quelques mois, voire quelques années, aujourd’hui, il s’agit de semaines et d’heures.
La renonciation à l’utilisation de l’article 49 alinéa 3 ne marque-t-elle pas l’avènement d’une nouvelle culture politique en France ?
C’est effectivement une nouvelle forme de culture politique.
Mais encore une fois, paralyser l’article 49 alinéa 3 est une erreur puisque cela légitime l’idée que c’est un outil de brutalisation du Parlement et de la démocratie, ce que je ne crois profondément pas.
Par ailleurs, quel est l’intérêt de donner la parole à un Parlement qui n’a pas le sens parlementaire ?
L’idée de Sébastien Lecornu aurait été pertinente si les députés s’étaient montrés constructifs comme nos voisins allemands ou espagnols. Or ce n’est pas le cas. Nous avons une Assemblée nationale de l’obstruction.
Dans ce cas, l’article 49 alinéa 3 est donc tout à fait légitime pour sanctionner des torts partagés et remettre de l’ordre.
Il va donc falloir attendre avant de voir émerger chez les partis politiques français une culture du compromis et un état d’esprit constructif comme on peut le voir ailleurs en Europe …
Je souhaite évidemment que ce moment arrive. Mais je crains en effet que les groupes ne soient pas dans cette optique.
Après l’annonce de la suspension des retraites, la gauche parlait de « premier pas ».
Autrement dit, elle veut toujours plus de concessions sans comprendre qu’elle n’est pas majoritaire et qu’un état d’esprit de compromis est nécessaire pour débloquer la situation.
Aucun groupe ne pourra imposer sa version du budget 2026. Il est temps que les parlementaires acceptent la configuration actuelle du Parlement.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

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