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Condamnation de Nicolas Sarkozy : « L’exécution provisoire, excessive, a éclipsé le sérieux de l’argumentation du tribunal », selon Philippe Bilger

ENTRETIEN - La condamnation de Nicolas Sarkozy pour association de malfaiteurs dans l’affaire des financements libyens de la campagne présidentielle de 2007 donne lieu depuis le 25 septembre à un déluge de commentaires médiatiques. À regret, Philippe Bilger, magistrat honoraire et président de l’Institut de la parole, constate que l’analyse objective des décisions de justice a été supplantée par les réflexes partisans, tant à droite qu’à gauche.

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Durée de lecture: 23 Min.

S’il critique l’application de l’exécution provisoire, il regrette néanmoins que l’argumentaire du tribunal, fruit d’une décennie d’enquête et consigné dans un jugement de 380 pages, ait été largement éclipsé au profit d’anathèmes qu’il juge parfois « grotesques », lancés par des éditorialistes, des journalistes et des commentateurs ne l’ayant, manifestement, pas lu. Sans nier la politisation d’une partie du corps judiciaire, Philippe Bilger s’attache ici à analyser les motivations de ce jugement et entend « défendre l’honneur de la magistrature ».
Epoch Times : Dans son interview au JDD, Nicolas Sarkozy a qualifié sa condamnation « d’aussi injuste qu’infamante », puisque le délibéré « confirme qu’il n’y a jamais eu un centime d’argent libyen dans [sa] campagne ». L’accusation, poursuit-il, relevait donc « d’une fable » : il n’y a jamais eu de « pacte de corruption avec Kadhafi ». Le tribunal a néanmoins bien conclu à l’existence d’un « pacte corruptif » avec le régime libyen de l’époque, matérialisé par des transferts d’argent depuis Tripoli vers notamment Ziad Takieddine, qui tenait le rôle d’intermédiaire. Selon les juges, en attestent les carnets de l’ancien Premier ministre libyen Choukri Ghanem, qui a consigné, en avril 2007, des transferts d’argent destinés explicitement à financer sa campagne présidentielle et « mis au jour » par l’enquête judiciaire. Cependant, « la procédure ne permet pas de fonder une démonstration que l’argent parti de Libye serait, in fine, arrivé dans la campagne », écrit la juridiction, observant « que la temporalité est compatible », mais que le circuit de l’argent a été « opacifié », et ce « jusqu’à le rendre intraçable ». Le tribunal a jugé « dénuées de toute crédibilité » les explications d’Éric Woerth, trésorier, sur la circulation de grosses sommes en espèces, tout comme il a qualifié de « fantaisistes » les justifications de Claude Guéant, directeur de cabinet de Sarkozy, concernant la location d’une chambre forte dans une banque parisienne, ce dernier affirmant y avoir seulement entreposé des discours de Sarkozy et des documents personnels. Pour autant, les juges ont estimé que ces éléments n’étaient pas juridiquement assez probants pour établir une origine libyenne du financement de la campagne. Pouvez-vous expliquer pourquoi la justice a-t-elle relaxé Nicolas Sarkozy des principaux chefs d’accusation, mais l’a condamné pour association de malfaiteurs ?
Philippe Bilger : Le tribunal a manifestement adopté une lecture particulièrement stricte du droit, écartant systématiquement toute présomption qui ne relevait pas, selon lui, de la certitude absolue.
Ainsi, par exemple, le fameux document signé par Moussa Koussa, haut responsable du régime libyen d’alors, évoquant une promesse de financement de la campagne de Nicolas Sarkozy et révélé par Mediapart en 2012, a été décrit comme « probablement faux », alors même que trois autres décisions judiciaires en avaient reconnu la validité. Cette approche pointilliste, que certains pourraient même considérer comme indulgente, contribue à rendre la compréhension des relaxes plus complexe pour le grand public.
Dans son jugement détaillé, le tribunal a conclu à l’existence d’un « pacte corruptif » avec le régime libyen. Cependant, il a estimé qu’il n’y avait pas eu de « pacte de corruption » au sens strict, considérant que la procédure ne démontrait pas clairement que Nicolas Sarkozy, une fois élu président de la République, avait effectivement mis en œuvre le pacte conclu lorsqu’il était encore candidat.
De la même façon, si des versements libyens à destination de la campagne de Nicolas Sarkozy ont été établis, les juges ont relevé qu’il n’était pas démontré, de manière indiscutable, que cet argent ait vraiment servi à financer la campagne présidentielle.
C’est sur ce raisonnement que reposent les trois relaxes prononcées et que l’infraction d’association de malfaiteurs a été considérée, elle, comme suffisamment caractérisée. Elle n’a pas été retenue comme une qualification de substitution « faute de mieux », dans le seul but d’accabler Nicolas Sarkozy, comme certains ont pu l’affirmer, mais bien comme l’infraction la plus juridiquement certaine au regard des faits que la justice a jugés solidement établis.
Les juges établissent que Claude Guéant et Brice Hortefeux, ministre délégué, ont négocié ce pacte corruptif à Tripoli, en octobre et décembre 2005, avec le numéro deux du régime libyen, Abdallah Senoussi. Le tribunal estime que ces tractations, qui ont débouché sur la condamnation pour association de malfaiteurs, se sont faites avec l’aval du ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy. Or, les détracteurs de cette décision font valoir que la justice ne dispose d’aucune preuve matérielle établissant que ce dernier ait lui-même validé ces démarches, ni même qu’il en ait été informé. Dès lors, soutiennent-ils, le doute doit profiter à l’accusé, puisqu’il ne s’agirait que d’un soupçon. D’après votre expérience, est-il courant en justice qu’une culpabilité puisse être retenue sur la base d’une preuve formée à partir d’un faisceau d’indices précis, graves et concordants, ou faut-il généralement une preuve directe, comme un aveu du prévenu ?
En justice, l’aveu n’est pas nécessairement la « reine des preuves ». Dans la pratique judiciaire, et je l’ai souvent constaté aux assises, il n’existe pas toujours de preuves matérielles reliant directement un individu aux faits qui lui sont reprochés. Les tribunaux sont alors amenés à raisonner à partir de la vraisemblance et de la plausibilité.
Prenons un exemple simple : dans des affaires de vol, comme celui d’un autoradio, j’ai fréquemment entendu des prévenus contester les faits en avançant une version invraisemblable, du type : « Je l’ai trouvé dans le caniveau ». Bien souvent, le tribunal répond : « Ce n’est pas plausible, donc ce n’est pas vrai ».
Qu’il s’agisse de petites affaires ou des plus graves, lorsqu’il n’existe pas de preuves irréfutables, la justice peut donc légitimement se fonder sur un faisceau d’indices concordants pour aboutir à une condamnation.
Dans l’affaire qui nous occupe, aucune preuve matérielle n’atteste que Claude Guéant et Brice Hortefeux aient agi en Libye sur instruction directe de Nicolas Sarkozy. Ce dernier affirme n’avoir jamais été au courant, tandis que ses deux proches soutiennent avoir pris seuls l’initiative de ces démarches. Néanmoins, le tribunal a jugé peu crédible que des collaborateurs aussi proches aient pu négocier avec le régime libyen, notamment sur le sort d’Abdallah Senoussi, terroriste condamné et recherché par la justice française. Nicolas Sarkozy devait nécessairement en avoir connaissance, puisque ces discussions visaient à son bénéfice, lui faisaient courir un risque et engageaient l’action future de la France.
Il n’est donc pas aberrant qu’un tribunal, confronté à un prévenu qui nie fermement, et en présence d’éléments matériels relatifs aux agissements de ses proches, tire des conclusions par déduction. Toutefois, si le raisonnement de ce tribunal s’avère infondé, la cour d’appel l’infirmera.
Selon l’enquête, en échange du financement occulte de la campagne de Nicolas Sarkozy, la partie française s’est engagée à examiner la situation pénale d’Abdallah Senoussi en France et à faciliter le retour de la Libye, alors considérée comme un État paria, dans le concert des nations. Le tribunal a estimé que la négociation de ce pacte corruptif avec le terroriste avait causé un préjudice moral aux familles des victimes, parties civiles dans la procédure. Cette dimension a-t-elle pesé dans la décision de condamner Nicolas Sarkozy pour association de malfaiteurs ?
Ces démarches menées en Libye sont, en elles-mêmes, particulièrement choquantes, compte tenu du rôle criminel d’Abdallah Senoussi dans l’attentat du DC-10 de la compagnie aérienne UTA, survenu en septembre 1989, qui avait fait 170 morts, dont 54 Français.
Le simple fait que des tractations aient été engagées pour envisager de lui venir en aide, et qu’elles aient été conduites par deux proches collaborateurs de Nicolas Sarkozy, a sans doute pesé dans l’appréciation des juges, bien que cet aspect ne me semble pas, pour autant, avoir joué un rôle décisif dans leur argumentation juridique en condamnant M. Sarkozy pour association de malfaiteurs.
Indépendamment du fond de l’affaire, qu’un ancien président de la République soit envoyé en prison avant même son jugement en appel interpelle. Selon vous, doit-on y voir une application abusive de l’exécution provisoire et un contournement du principe du double degré de juridiction ?
Je dois d’abord rappeler que l’exécution provisoire est une mesure instituée et votée par les parlementaires, aujourd’hui très régulièrement prononcée dans de nombreuses affaires.
Dans ce dossier, si l’argumentation développée par la juridiction mérite que l’on s’y penche sur le fond, le choix d’assortir la décision d’un mandat de dépôt différé me paraît excessif. Il ajoute une forme d’opprobre superfétatoire à un jugement qui, sur le plan juridique, se suffisait déjà à lui-même.
Sur ce point, je rejoins l’analyse de l’ancien député MoDem Jean-Louis Bourlanges qui, sur France Inter, estimait que l’exécution provisoire devrait être strictement limitée à trois critères : le risque de non-représentation en justice, le risque de récidive et le risque de trouble grave à l’ordre public. Or, si l’on raisonne ainsi, aucun de ces critères ne me semble s’appliquer valablement au dossier concernant Nicolas Sarkozy.
Paradoxalement, cette exécution provisoire, dont la nécessité reste hautement discutable, a éclipsé la pertinence et le sérieux de l’argumentation générale du tribunal.
L’affaire du « mur des cons », qui avait révélé l’affichage dans les locaux du Syndicat de la magistrature, classé à l’extrême gauche, d’une liste de personnalités essentiellement issues de la droite, ses consignes de vote contre la droite ou encore sa participation à la Fête de l’Humanité, ont confirmé l’existence d’une politisation d’une partie de la magistrature. Dans ce contexte, y a-t-il matière à soupçonner un parti pris des juges à l’encontre de Nicolas Sarkozy ?
Cette question est fondamentale, car rien ne permet d’affirmer que la décision du tribunal ait été inspirée par la « haine », comme l’a affirmé l’ancien président.
Tout d’abord, s’agissant de la polémique autour de la présidente du tribunal, Nathalie Gavarino, accusée d’avoir participé en 2012 à une manifestation contre Nicolas Sarkozy après que celui-ci avait mis en cause les magistrats dans l’affaire Laëtitia Perrais : cela ne suffit pas, selon moi, à conclure à un parti pris politique. Nicolas Sarkozy a été relaxé pour trois chefs d’accusation importants et le tribunal a même considéré comme « probablement faux » le document émanant de Moussa Koussa révélé par Mediapart, pourtant précédemment validé par la justice.
Ensuite, il faut rappeler que Nicolas Sarkozy, malgré le respect dû à la fonction qu’il a exercée, n’est pas vierge judiciairement. Il a été impliqué dans plusieurs affaires, certaines toujours en cours, d’autres ayant conduit à des condamnations.
Ce qui frappe, c’est la constance de sa ligne de défense. Dans toutes ces procédures, Nicolas Sarkozy a systématiquement adopté une posture de dénégation, ce qui est bien sûr son droit. Mais lorsque, à chaque fois, cette stratégie repose sur les mêmes arguments — la haine supposée des juges, la théorie d’un complot judiciaire, la politisation de la magistrature ou encore l’erreur de justice —, il devient inévitable qu’à force de répétition, la crédibilité de ces dénégations s’érode. Il est tout de même singulier qu’il se dise toujours innocent et jamais coupable.
Cela ne signifie pas, pour autant, qu’il n’existe pas dans d’autres affaires judiciaires des décisions troublantes. Je pense, par exemple, à la récente affaire de Tourcoing, où un juge des libertés et de la détention a remis en liberté deux individus ayant agressé violemment un policier. Je ne suis pas assez naïf pour écarter l’idée que, dans certaines décisions qui choquent l’opinion par leur indulgence à l’égard de prévenus, il puisse exister une part d’idéologie anti-pouvoir, voire une hostilité latente à l’égard de responsables politiques comme Bruno Retailleau ou Gérald Darmanin.
Et je ne parle même pas ici du Syndicat de la magistrature et de ses dérives bien connues, illustrées par le fameux « mur des cons », sur lequel je figurais, ou encore par sa participation à des événements politiques comme la Fête de l’Humanité.
Certains responsables politiques et éditorialistes à droite soutiennent que la justice ferait preuve de davantage de célérité et de sévérité à l’égard de la droite qu’envers la gauche, ou même le centre, citant par exemple l’affaire des assistants parlementaires de Jean-Luc Mélenchon, actuellement au point mort. Selon vous, existe-t-il un double standard de la magistrature entre la gauche et la droite ?
J’ai effectivement parfois le sentiment que les enquêtes judiciaires visant la gauche et l’extrême gauche progressent plus lentement, tandis que la justice se montre plus expéditive et sévère à l’égard de la droite, allant parfois jusqu’à donner l’impression d’une jurisprudence taillée sur mesure pour Marine Le Pen ou Éric Zemmour.
Cela dit, il ne s’agit que d’une impression personnelle : je ne prétends pas disposer de données judiciaires précises pour l’étayer de façon scientifique.
Plusieurs éditorialistes et responsables politiques à droite se sont également indignés qu’un ancien chef de l’État soit envoyé derrière les barreaux, alors même que des délinquants coupables d’agressions, de viols ou d’autres forfaits font l’objet d’un laxisme judiciaire. À vos yeux, s’agit-il d’un motif d’indignation légitime ?
Pour ma part, j’ai toujours estimé que le fait d’exercer le pouvoir et d’avoir été choisi par ses concitoyens implique nécessairement des devoirs accrus. Cela justifie, à mes yeux, une plus grande sévérité de la justice à l’égard des responsables politiques qu’envers les transgresseurs ordinaires.
On peut défendre l’opinion inverse, mais je la crois dangereuse. Car elle revient, d’une certaine manière, à humilier la classe politique en la mettant sur le même plan que les voyous insuffisamment condamnés.
D’aucuns ont pu s’étonner qu’une bonne partie de la droite se mobilise autant pour soutenir sans réserve Nicolas Sarkozy. Pendant longtemps, l’ancien président a pourtant été accusé notamment d’avoir trahi le vote du référendum de 2005, d’être responsable du chaos libyen et de ses conséquences migratoires encore visibles aujourd’hui, de n’avoir pas respecté ses promesses électorales en matière sécuritaire et migratoire, d’avoir estimé nécessaire de contraindre la population française à se « métisser », d’avoir voulu constitutionnaliser la discrimination positive, d’avoir entretenu des liens d’amitié avec le Qatar qui investissait des millions d’euros dans les banlieues, d’avoir fait bondir les impôts, la dépense publique et la dette, d’être responsable du « fiasco » de l’achat de vaccins inutiles contre la grippe H1N1, ou encore d’avoir laissé introduire la théorie du genre dans les programmes scolaires en 2011. On lui reprochait encore d’avoir, sous Jacques Chirac, vendu 1/5 des stocks d’or de la France pour une bouchée de pain, favorisé la participation de l’UOIF, proche des Frères musulmans, au bureau du Conseil français du culte musulman, oscillé entre le pour et le contre sur le droit de vote des étrangers, vanté l’immigration comme « une chance » et, paradoxalement, déclaré, quelques jours plus tard, vouloir « nettoyer » la banlieue au Kärcher, ou encore d’avoir affaibli le régime de la double peine permettant l’expulsion des délinquants étrangers. Enfin, son appel à voter en 2017 et 2022 pour Emmanuel Macron, accusé de mener une politique migratoire et sécuritaire chaotique, et son militantisme en faveur d’une alliance entre Républicains et macronistes pour 2027, lui ont aussi valu des commentaires acerbes. Or aujourd’hui, ils sont nombreux à droite à voler à son secours, se bornant à fustiger une décision politique imputable, selon eux, à des « juges rouges », sans évoquer l’argumentaire du tribunal sur le fond de l’affaire. Comment analysez-vous cette séquence ?
Il me semble qu’il existe, aussi bien à gauche qu’à droite, une perversion française : lorsqu’un responsable politique est condamné, le premier critère d’appréciation n’est pas la solidité juridique de la décision, mais le camp politique que l’on veut soutenir.
J’ai été frappé, à cet égard, par l’éditorial de la directrice de la rédaction de Marianne, qui écrivait mercredi : « Critiquer le jugement Sarkozy, ce n’est pas trahir la gauche ». Voilà l’illustration parfaite de ce que je dénonce : comme si, pour évaluer la portée d’une décision de justice visant une personnalité de droite ou de gauche, la première question à se poser devait être : est-ce politiquement payant ou non ?
De la même façon, on peut être de droite, on peut même soutenir Nicolas Sarkozy, mais on doit rester capable d’examiner sereinement l’argumentation d’un tribunal, sans laisser la détestation de la magistrature primer sur l’analyse honnête d’un jugement, a fortiori lorsqu’il s’agit d’une décision développée sur 380 pages après dix ans d’enquête. Bien sûr, une décision de justice peut être critiquée, mais à condition que cela se fasse sérieusement, et surtout par des personnes qui ont pris la peine de la lire.
Pour ma part, je ne me prononce pas sur le fond. J’attends l’appel avec intérêt : que Nicolas Sarkozy soit totalement relaxé ou confirmé dans sa condamnation, j’en prendrai acte. Je n’ai à son égard aucune animosité personnelle, contrairement à ce que certains insinuent.
En tant que magistrat honoraire, bénéficiant d’une liberté de parole plus grande que mes collègues en exercice, je considère qu’il est de mon devoir de défendre l’honneur de la magistrature contre certaines attaques absurdes et grotesques entendues ces derniers jours.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.