Opinion
Emmanuel Lincot : « Moscou et Pékin n’ont rien de concret à proposer en alternative au modèle occidental »

Photo: Crédit photo : Emmanuel Lincot
ENTRETIEN – Xi Jinping, Vladimir Poutine et Kim Jong-un se sont affichés ensemble pour la première fois le 3 septembre à Pékin à l’occasion d’un défilé militaire hors norme commémorant les 80 ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale, plus précisément la victoire sur le Japon. Un événement que nombre d’analystes et d’experts en géopolitique ont interprété comme un message envoyé à l’Occident.
Emmanuel Lincot est sinologue, professeur à l’ICP et directeur de recherche à l’IRIS, co-responsable du Programme Asie-Pacifique. Si le spécialiste de la Chine analyse cet événement comme une attaque à l’encontre des démocraties occidentales et asiatiques, il estime que ni la Russie, ni la Chine ne sont en mesure de proposer au reste du monde un contre-projet crédible.
Epoch Times – Quel était, pour le leader chinois, l’intérêt d’inviter ses homologues russe et nord-coréen ? Faire une démonstration de force au monde occidental et montrer que la Chine n’est pas seule sur le plan international ?
Emmanuel Lincot – C’est la première fois que ces trois leaders se retrouvent ensemble. Nous avons effectivement ici affaire à une démonstration de force de la part de Pékin. La parade militaire a été grandiose. De nouvelles armes ont été présentées, notamment des missiles hypersoniques et une arme laser capable de détruire des satellites ennemis. Il s’agit pour la Chine de montrer qu’elle est en mesure de faire face militairement à ses adversaires, en particulier les États-Unis.
Ensuite, cet événement s’est déroulé dans la continuité du sommet de Tianjin et de l’Organisation de coopération de Shanghai.
Ainsi, Pékin cumule deux événements réussis. Lors du sommet de Tianjin, Xi Jinping a su attirer dans son giron une vingtaine de chefs d’État, qui, tous, ont acquis évidemment une idéologie illibérale et antioccidentale.
Par ailleurs, lors de ce sommet, ce qui était incontestablement nouveau, c’était bien sûr la présence de Narendra Modi. La dernière rencontre entre le Premier ministre indien et le leader chinois remontait à octobre 2024.
À l’évidence, les mesures de rétorsion américaines à l’encontre de l’Inde ont précipité Modi dans les bras de Pékin. Cela étant, je ne crois absolument pas à un rapprochement durable entre la Chine, l’Inde et la Russie.
C’est un vieux rêve russe qui remonte à Evgueni Primakov, alors président du gouvernement de la toute jeune Fédération de Russie dans les années 1990.
En réalité, leur « entente » est beaucoup trop fragile. Si on ne s’en tient qu’à la Chine et l’Inde, il y a un certain nombre de contentieux qui n’ont toujours pas été réglés. Le tracé de la frontière de 3800 kilomètres entre les deux pays n’a jamais été reconnu par Pékin.
Ensuite, la présence du Dalaï Lama en Inde depuis 1958 ainsi que sa succession posent problème aux autorités chinoises. Et puis, la construction lancée par la Chine du mégabarrage hydroélectrique sur la Yarlung Tsangpo n’est pas sans inquiéter New Delhi qui craint des répercussions sur le débit du Brahmapoutre en aval.
Par conséquent, nous sommes encore très loin d’une « lune de miel » diplomatique entre ces deux pays. Néanmoins, pour revenir au cœur de votre question, vous l’avez rappelé, ce défilé militaire s’est fait en présence des dictateurs chinois, russe et nord-coréen.
C’est une manière de montrer au reste du monde que les trois pays se battront jusqu’au bout, ensemble, pour leurs intérêts, même si bien sûr, Xi Jinping est en position de force. Ce sont les Chinois qui sont courtisés et non l’inverse.
D’ailleurs, j’analyse aussi cette rencontre comme un camouflet diplomatique à Vladimir Poutine. Même si sa venue à ce défilé conforte son statut de chef d’État alors qu’il est condamné par la Cour internationale de justice, la Chine veut lui faire comprendre qu’elle continue à le soutenir en Ukraine, mais à condition qu’elle invite le leader nord-coréen à Pékin.
Xi Jinping a voulu reprendre la main sur les affaires nord-coréennes puisqu’en juin 2024, Moscou et Pyongyang avaient signé un traité d’assistance mutuelle et à l’époque la Chine n’avait pas réellement apprécié d’être mise devant le fait accompli.
Il est intéressant de noter que toute cette histoire constitue pour Kim Jong-un une victoire diplomatique puisqu’il se fait aussi bien désirer par les Russes que les Chinois.
De plus, cet événement fut le théâtre d’un grand révisionnisme historique. Xi Jinping veut nous faire croire que c’est la Chine communiste qui l’a emporté contre les Japonais le 3 septembre 1945, alors que c’est bel et bien la Chine nationaliste.
C’est bien le Guomindang qui a obtenu la reddition japonaise. Le leader chinois cherche à réécrire l’histoire à l’aune de ses propres visées idéologiques.
Par ailleurs, je crois que Taïwan, nation héritière de la Chine nationaliste, a manqué une occasion exceptionnelle de célébrer la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le gouvernement taïwanais avait la légitimité historique pour le faire, mais ne l’a pas fait. Le régime communiste chinois a malheureusement doublement gagné la manche.
Nous n’assistons donc pas aux prémices de la constitution d’un axe Moscou-Pékin-Pyongyang ?
Ce sont des rapprochements de circonstances, mais il n’y a strictement rien de construit sur le long terme. Vous savez, les alliances de malfaiteurs ne durent jamais très longtemps. Il faut un certain nombre d’intérêts en commun. Le rejet du modèle occidental n’est pas suffisant.
Et au bout d’un moment, vous êtes rattrapé par des réalités. La Chine doit avoir des relations commerciales saines avec les États-Unis et l’Union européenne.
Par ailleurs, s’opposer à l’Occident aujourd’hui n’a plus tellement de sens au regard de l’affaissement de la relation transatlantique. Maintenant, le véritable problème de Moscou et Pékin est qu’ils n’ont rien de concret à proposer en alternative au modèle occidental.
Si Vladimir Poutine et Xi Jinping ont pour ambition de bâtir un « ordre international plus juste », encore faudrait-il qu’ils respectent un certain nombre de règles. Autrement, c’est la loi du plus fort qui s’installe. Et quand je regarde la Chine, la Russie et la Corée du Nord, je n’ai pas l’impression qu’elles soient dans une dynamique de respect de règles internationales.
Et puis, même si la Chine est en meilleure santé économique que ses voisins russe et nord-coréen, elle ne va pas si bien que cela et est donc dans l’incapacité de proposer un contre-projet solide au reste du monde.
Et en réalité, Pékin et Moscou ne sont pas réellement des alliés …
Vous faites bien d’insister là-dessus. Seuls les Occidentaux sont parvenus à bâtir des alliances fortes et durables. Je pense à l’OTAN, même si l’alliance a du plomb dans l’aile aujourd’hui.
Mais, par exemple, il n’y a pas d’équivalent de l’article 5 de l’OTAN dans la charte de l’Organisation de coopération de Shanghai. C’est-à-dire que si la Russie est agressée sur son propre sol, la Chine n’a aucune obligation de l’assister militairement.
L’alliance sino-russe ne s’est donc jusqu’à présent jamais réellement matérialisée.
En même temps, peut-on dire que ce rendez-vous diplomatique serve aussi Vladimir Poutine ?
Bien sûr. Malheureusement, Donald Trump l’avait déjà remis sur le devant de la scène internationale au sommet d’Anchorage il y a quelques semaines. Et maintenant, il est reçu en Chine.
Vladimir Poutine a été invité par deux grands dirigeants en très peu de temps. C’est donc quelque part une victoire diplomatique pour lui.
Mais en même temps, il faut relativiser les choses. À part le soutien de Pékin sur le dossier ukrainien, Poutine n’a rien obtenu à la suite de cet événement. On pourrait même dire qu’il continue de vassaliser la Russie par rapport à la Chine. Xi Jinping demeure le maître du jeu et a su se réaffirmer comme tel.
« Veuillez transmettre mes salutations les plus chaleureuses à Vladimir Poutine et Kim Jong-un pendant que vous conspirez contre les États-Unis », a écrit Donald Trump sur Truth Social en s’adressant à Xi Jinping. Le président américain n’hésite pas à être provocateur avec le leader chinois …
C’est assez rassurant. Donald Trump n’est pas dupe. Il sait que ce grand raout militaro-politique était avant tout destiné aux États-Unis.
Maintenant, sa versatilité m’oblige à penser que, peut-être, il aurait apprécié recevoir une invitation du leader chinois.
Mais quoiqu’il en soit, cet événement doit être vu comme une attaque en règle contre les démocraties occidentales et asiatiques.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

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