Comment la fidélité en des valeurs traditionnelles fortes peut engendrer le succès sur plus de 130 ans

14 septembre 2016 10:14 Mis à jour: 20 septembre 2016 14:45

En 1884, Karl Elsener et sa mère Victoria concevaient les premiers couteaux de poche vendus à l’armée suisse. Depuis, Victorinox continue à produire ces outils emblématiques. L’entreprise fabrique aussi maintenant d’autres types de couverts, des montres de qualité, des équipements de voyage, des vêtements et même des parfums.

Rencontre avec Carl Elsener Jr., actuel PDG de Victorinox.

Comment l’entreprise a-t-elle vu le jour ?

Mon arrière-grand-père a créé Victorinox en 1884. Avec mes frères et sœurs, nous sommes aujourd’hui la quatrième génération en charge de notre marque mondiale. J’ai commencé à travailler dans l’entreprise en 1978, je vais fêter mes 40 ans chez Victorinox en 2018.

J’ai eu le privilège de travailler étroitement avec mon père pendant 34 ans. Je pense qu’il a toujours été un merveilleux modèle, non seulement pour moi mais aussi pour tous nos employés. Et il a toujours œuvré pour que toutes les valeurs qui étaient importantes à ses yeux soient connues de tous nos employés. Il les incarnait également dans son travail au quotidien. Ces valeurs sont pour mes frères et sœurs l’une des raisons importantes du succès de notre entreprise.

Victoria Elsener, mère de Karl Elsener fondateur de Victorinox. L’entreprise a été baptisée en son nom. (Victorinox)
Victoria Elsener, mère de Karl Elsener fondateur de Victorinox. L’entreprise a été baptisée en son nom. (Victorinox)

Quand je travaillais avec mon père, il me répétait très souvent : « Une entreprise qui veut avoir du succès sur le long terme doit se concentrer sur quatre piliers : ses employés, ses clients, son produit et sa marque ». La valeur et la culture de notre entreprise constituent le cinquième pilier.

Il me disait : « Si tu mets toute ton énergie et ta passion pour t’assurer que tes gens soient fiers de travailler pour ton entreprise et pour ta marque, qu’ils travaillent avec passion ; et si tu t’assures que tes clients sont toujours satisfaits de tes produits et de ton service client ; que tous tes produits sont de la plus haute qualité et fonctionnalité, qu’ils sont fiables lorsque tes clients les utilisent ; et si tu t’investis à améliorer continuellement ta marque, à la rendre plus forte et plus populaire, alors tu as peu de risque de te tromper ».

Notre manière de travailler ensemble dans la grande famille Victorinox est fortement influencée par les valeurs qui étaient déjà très présentes et importantes pour le fondateur de l’entreprise. L’une de nos valeurs est l’ouverture, nous sommes ouverts les uns aux autres. Quand nous rencontrons des difficultés ou des problèmes, nous jouons carte sur table, nous en discutons ouvertement et recherchons ensemble une solution. La confiance et le respect mutuel sont très importants dans ce processus.

La gratitude aussi : il est très important pour notre famille de nous assurer que tous les employés travaillant dans notre usine, pour notre marque, sachent qu’ils jouent un rôle crucial dans notre succès. Chaque personne, peu importe ce qu’elle fait, où qu’elle réalise son travail, joue un grand rôle dans notre réussite. Nous voulons être reconnaissants envers nos employés, mais nous leur demandons en retour d’apprécier aussi l’apport de chacun. Nous nous soutenons tous et nous nous entraidons les uns les autres. Nous sommes reconnaissants non seulement envers nos clients, mais aussi envers nos fournisseurs et envers tous ceux qui contribuent à notre succès.

En plus de la reconnaissance, nous prônons une forme de modestie. Je pense que lorsque vous réussissez, vous devez continuer à travailler dur pour garder les pieds sur terre. Et n’oubliez jamais que vous n’êtes pas seul, ni avec seulement quelques personnes à garantir la réussite. De nombreuses équipes différentes en sont responsables et elles doivent travailler de concert. Comme vous avez probablement lu l’histoire de notre entreprise, vous avez aussi vu que le courage était l’une de nos valeurs.

En tant qu’entreprise, vous prenez des risques, mais vous devez toujours très soigneusement trouver l’équilibre et réfléchir, que se passerait-il si mon investissement s’avérait stérile ? Parfois, vous investissez dans un nouveau produit et c’est un flop. Il faut toujours envisager ce qui se passerait en cas d’échec ou si le résultat était en deçà de vos attentes. Dans de pareilles situations, le développement à long terme de l’entreprise ne doit pas être compromis. Vous ne décidez donc de prendre un risque que si vous êtes prêt à gérer un résultat potentiellement en deçà de vos espérances.

La dernière valeur est la responsabilité. En tant qu’entreprise, nous voulons être responsable envers la société, en créant et en maintenant les lieux de travail, en étant environnementalement responsables. Nous nous appliquons vraiment dans notre fabrication, dans notre processus, à utiliser des procédés et des matériaux respectueux de l’environnement. Nos employés et notre famille avons été très fiers et très motivés de recevoir, il y a quelques années, le prix national suisse de l’environnement pour notre fonctionnement.

Par exemple en 1980, nous avons développé un système qui nous permet d’utiliser l’énergie produite par la fabrication, pour chauffer l’usine et 120 appartements connectés à notre société.

Nous avons créé nous-mêmes le système qui recycle tout l’acier et la poussière d’acier qui résulte du broyage et du polissage. Nous recueillons cette poussière, la recyclons et la retournons au fabricant d’acier. Nous recoltons ainsi chaque année environ 600 tonnes d’acier. Le couteau suisse est pour l’essentiel constitué d’acier, d’acier inoxydable et de séparateurs en aluminium. 95% de cette matière première que nous achetons est de l’acier et de l’aluminium recyclés.

Comment votre père évaluait-il les risques qu’il prenait et où trouvait-il le courage de prendre la bonne décision ?

Dans l’histoire de notre entreprise, mon père a très souvent investi dans un nouveau bâtiment ou une nouvelle manufacture pendant les périodes de récession. C’est aussi ce que faisait son grand-père. Pendant les périodes fastes, il épargnait pour les jours plus difficiles. De nombreuses entreprises investissent en général pendant les périodes de croissance. Elles s’endettent parfois auprès des banques ; puis quand arrive la période des vaches maigres, l’activité tombe en berne et les banques réclament leurs échéances. Tout devient alors très difficile et les entreprises commencent à réduire leurs effectifs.

Le siège de l’usine Victorinox à Ibach, en Suisse. (Victorinox)
Le siège de l’usine Victorinox à Ibach, en Suisse. (Victorinox)

C’était très important pour mon père de toujours constituer des réserves dans les bons moments pour nous permettre de passer les temps plus durs. Autrement dit, il a toujours investi à « contre-cycle », en mettant de côté quand tout allait bien et en investissant quand la récession arrivait – comme avec le très grand défi d’après le 11 septembre, alors que les ventes de couteaux suisses avaient chuté de plus de 30%. Donc, en période de crise, nous investissons dans de nouveaux produits, dans le marketing et la promotion et dans le développement de nouveaux marchés pour équilibrer le cycle économique.

Quand vous regardez l’histoire de l’économie mondiale, il en a toujours été ainsi. De tout temps ! Et à l’avenir, il en sera toujours ainsi. Ce ne sera jamais uniquement de la croissance, ni uniquement des périodes de crise. L’économie connaît des hauts et des bas par cycles. Donc, dans les bons moments, vous devez vous préparer pour les temps difficiles.

Les valeurs chrétiennes sont très présentes chez nous et comme il est écrit dans la Bible, en période des sept bonnes années, vous devez remplir les bâtiments avec du maïs, afin que vous puissiez vivre de cela dans les sept années difficiles.

Ce sont de grandes valeurs intemporelles et il faut du courage pour leur rester fidèle. Aujourd’hui, beaucoup de ces valeurs traditionnelles et chrétiennes ont été perdues. Comment réussissez-vous à leur rester fidèle ?

À mon avis, un grand défi de notre monde actuel est probablement la tendance à l’exagération. Par exemple, nous connaissons tous la valeur des actions, pour le profit à court terme. Et nous-mêmes, en avons une certaine expérience. Aux États-Unis, qui sont notre marché le plus important, nous avions un partenaire et nous nous sommes rendus compte qu’il était sous la pression du profit à court terme et de la valeur actionnariale, qui sont de bonnes choses, si on ne les exagère pas.

Mais dès que vous exagérez, passant de positif à moins positif, nous avons été confrontés à la face laide de l’excès. Avant son entrée en bourse, cette entreprise était un partenaire équitable et très à l’écoute. Puis après le 11 septembre, elle s’est retrouvée sous la pression des actions boursières et du profit à court terme. Il est alors devenu très difficile pour nous d’être entendus, de parler avec elle d’une stratégie à long terme et d’être des partenaires équitables.

Trois générations sont passées avant moi et je l’espère, beaucoup d’autres suivront après la nôtre. Nous réfléchissons à long terme. Si vous pensez à long terme, vous devez vous assurer que votre stratégie est à long terme, que vous ne prenez pas de décision de profits à court terme, ce qui peut avoir un impact négatif sur votre développement sur la durée. Parfois, vous vendez très rapidement, mais cela pourrait endommager la perception de votre marque, l’image de votre marque.

Une employée de l'usine Victorinox, à Ibach, en Suisse. (Victorinox)
Une employée de l’usine Victorinox, à Ibach, en Suisse. (Victorinox)

Beaucoup d’entreprises vivent sous la pression des actionnaires et l’impact immédiat sur le personnel est palpable…

En effet, elles embauchent et licencient à tour de bras. C’était un sujet très important pour mon grand-père, mon père et encore aujourd’hui, pour notre famille. C’est important que nous puissions avoir une très grande stabilité avec notre main-d’œuvre, que nous ne soyons jamais obligés de licencier parce que l’entreprise va mal.

Après le 11 septembre, les ventes de couteaux suisses avaient chuté de plus de 30%. Nous avons pu, grâce à notre stratégie à long terme, grâce à nos réserves, garder tous nos employés. Nous n’avons licencié personne pour raison économique.

Mon père m’a dit avoir passé 74 années de sa vie avec Victorinox et c’était plutôt difficile pour lui à ce moment-là parce qu’il aimait tous nos employés, qui d’ailleurs l’aimaient tout autant en retour. Il y avait beaucoup de confiance et de respect mutuels. Il voulait garder tout le monde et nous avons réussi, grâce à notre épargne, et grâce aussi à la contribution de nos employés.

Par exemple, les personnes dont le poste était menacé étaient prêtes à réduire leur temps de travail de 15 minutes. Cela a été d’une grande aide. Mais nos employés avaient aussi beaucoup d’heures supplémentaires, accumulées au fil des années. En effet, avant le 11 septembre nous avions eu de grosses commandes et nous aurions dû embaucher de nouveaux employés. Nous avons toujours été prudents avec les nouvelles embauches, par conséquent nous avons demandé à nos salariés de faire des heures supplémentaires. Et leur avons dit que si l’activité baissait, ils pourraient prendre des heures compensatoires, des vacances, ou autre chose. Donc après le 11 septembre, nous leur avons demandé de profiter des heures supplémentaires qu’ils avaient acquises, pour prendre des vacances, parce que nous n’avions plus assez de commandes.

Notre chef du personnel s’est également montré très créatif. Il est allé demander aux entreprises alentours si celles qui avaient plus d’activité souhaitaient de la main-d’œuvre temporaire. Ainsi certains de nos salariés venaient chez nous le matin et nous les transportions dans un minibus à destination de ces entreprises, puisque c’est là qu’ils allaient travailler. Nous payions leurs salaires et envoyions la facture à ces entreprises. Avec tous ces différents ajustements, nous avons réussi à garder tout le monde.

Pour ces employés, cela a été une très belle expérience de travailler ailleurs. Ils ont partagé avec nous leur expérience et après ces quatre ou six mois, ils nous sont revenus avec bonheur et étaient en mesure de rester avec Victorinox.

Poinçonnage d’un couteau de poche à l'usine Victorinox de Ibach, en Suisse. (Victorinox)
Poinçonnage d’un couteau de poche à l’usine Victorinox de Ibach, en Suisse. (Victorinox)

C’est dans l’adversité que les liens se resserrent ?

Exact. Vous pouvez imaginer, après le 11 septembre, nos employés se sont vraiment rendu compte, que nous ne faisions pas qu’écrire sur un bout de papier que leur lieu de travail était important pour nous. Ils ont vu que nous faisions tout notre possible. Nos salariés sont conscients que nous ne pouvons pas leur garantir du travail mais que nous faisons tout notre possible. Comme une grande famille, nous passons ensemble les bons moments, mais aussi les difficiles. Cette expérience nous a apporté beaucoup de confiance et de respect mutuels. Nos équipes ont compris que cela ne venait pas que de nous, qu’elles avaient aussi leur part à jouer.

Comment aimeriez-vous que les gens à l’avenir, les générations futures, se souviennent de votre marque et des valeurs que vous incarnez ?

Pour notre famille, il est important que notre marque soit perçue comme une marque responsable dans la société. Cela par les emplois que nous créons, que nous maintenons, par notre responsabilité environnementale, par la fabrication de produits de haute qualité qui sont fonctionnels, fiables pour nos clients, et par le fait que nous formons une seule et grande famille. Une grande équipe qui reste soudée et traverse ensemble les bons moments et les difficiles.

Comment incarner des valeurs fortes ?

Mon père et mon grand-père ont dirigé en donnant l’exemple. Pour moi, il est important que mon frère et moi-même continuions également à vivre ces valeurs qui ont fait la force et le succès de notre entreprise, le regard toujours tourné vers l’avenir dans l’espoir que les prochaines générations comprennent l’importance de ces valeurs et qu’elles en soient fières et motivées à poursuivre.

Personnellement, ce ne sont pas les gros profits et les grosses ventes qui me motivent le plus. La plus grande, la plus forte motivation que je reçois quand je traverse notre usine, est de voir que nos employés apprécient leur travail et qu’ils sont fiers de travailler pour cette marque. Lorsque dans le bureau j’ouvre une lettre d’un client qui écrit être comblé par la qualité de notre produit, quand je lis une telle lettre, écrite par quelqu’un disant que notre produit n’est pas qu’un simple couteau, mais un compagnon de sa vie quotidienne – cela me rend fier.

En tant que PDG, quelle est votre journée type ?

Ça peut être de tout. Je voyage, car nous sommes présents dans 11 pays et avons nos propres filiales. J’ai donc besoin de me déplacer pour leur rendre visite et m’assurer qu’elles comprennent notre fonctionnement, me rencontrent et voient comment j’essaie d’incarner nos valeurs. La semaine prochaine par exemple, je vais aux États-Unis rencontrer notre équipe locale, avec mon épouse qui est responsable monde de la marque. Elle se joindra à moi avec notre fille.

Un couteau suisse Victorinox est exposition à Baselworld, à Bâle en Suisse le 16 mars, 2016 (Harold Cunningham/Getty Images)
Un couteau suisse Victorinox est exposition à Baselworld, à Bâle en Suisse le 16 mars, 2016 (Harold Cunningham/Getty Images)

J’aime aussi passer du temps à l’usine, afin que les employés me voient. Je passe également beaucoup de temps avec les visiteurs et les clients qui viennent nous voir. Hier, nous avons eu la visite de certains de nos partenaires, l’un en provenance d’Israël, l’autre du Japon et j’aime toujours être là pour leur montrer notre appréciation. Parce que dans notre travail d’équipe, nous avons besoin de partenariat. C’est grâce à eux que ce que nous faisons devient possible.

Vous en avez probablement déjà entendu parler, en Amérique, les postes de PDG sont les emplois les plus vite perdus. Les personnes en charge sur ces postes ont en général deux ans pour redresser les choses, et en cas d’échec, elles sont remerciées. C’est pourquoi ces responsables sont obligés de prendre des décisions à court terme, qui ont souvent un impact négatif.

Ici, à Ibach, nous avons 45 personnes qui travaillent à Victorinox depuis 50 ans et 110 personnes depuis 40 ans. Cette année, nous avons près de 60 personnes qui fêtent leur 25e, 40e ou 50e année de travail au sein de l’entreprise. Traditionnellement, toutes les deux ou trois semaines, nous prenons entre trois à six personnes et célébrons ensemble ces dates anniversaires.

Version anglaise : Staying True to Values: Interview With Carl Elsener Jr, Victorinox CEO

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