Jérôme Sainte-Marie : « L’évolution de l’opinion publique sur le RN tient, premièrement, à son succès électoral : c’est par la base que s’effectue la dédiabolisation »

Par Etienne Fauchaire
6 septembre 2023 21:23 Mis à jour: 15 novembre 2023 05:48

En se qualifiant pour la troisième fois au second tour de l’élection présidentielle, en faisant ensuite élire 89 députés à l’Assemblée nationale, le parti de Marine Le Pen bénéficie d’une puissante dynamique électorale qui se traduit par une véritable percée dans l’opinion publique : d’un avis largement partagé, il gagne en notabilité. Une « normalisation » qui inquiète les uns, réjouit les autres. Fin août, c’était l’ancien président Nicolas Sarkozy qui prenait la défense du parti à la flamme : « Comment peut-on dire que le RN n’est pas républicain ? », s’insurgeait-il sur TF1. La dédiabolisation a-t-elle fonctionné ? Pour en parler, Jérôme Sainte-Marie, politologue et spécialiste de l’opinion, décrypte dans cet entretien les facteurs responsables, selon lui, de la progression du RN dans l’opinion.

Etienne Fauchaire : Sur TF1, Nicolas Sarkozy a jugé « injuste et insultant » le « procès en illégitimité » intenté à Marine Le Pen. Ses propos actent-ils pour vous la normalisation du RN ?

Jérôme Sainte-Marie : Le Rassemblement national est aujourd’hui un parti comme les autres aux yeux d’une bonne partie des Français, y compris chez ceux qui ne l’aiment pas. En revanche, les propos de Nicolas Sarkozy viennent participer à une évolution générale qui tient, premièrement, au succès électoral du RN. Par deux fois, le parti de Marine Le Pen s’est qualifié au second tour de l’élection présidentielle. Trois fois, si on inclut le scrutin de 2002. Mais il s’agissait d’un accident : à cette époque, si les sondages avaient prédit que Jean-Marie Le Pen se trouverait au second tour, sans doute ne l’aurait-il pas été. Inversement, en 2017 et en 2022, pendant des mois, les sondages ont annoncé la présence de Marine Le Pen au second tour, ce qui n’a absolument pas dissuadé les Français de voter pour elle, tant et si bien qu’elle s’est effectivement retrouvée face à Emmanuel Macron. 41,5% des électeurs lui ont accordé leur vote, marquant ainsi une rupture importante, puisqu’on bascule à partir du printemps 2022 d’un parti qui polarise la vie politique à un parti qui tend à se généraliser dans son vote. Cet effet de masse s’est confirmé aux législatives, où, là aussi, beaucoup d’électeurs, de gauche comme de droite, ne se sont pas déplacés pour empêcher l’élection d’un député Rassemblement national, si bien que, dans 89 circonscriptions, le plafond de verre n’existait plus. Dans de nombreuses autres circonscriptions, le candidat RN a été battu seulement de justesse. On constate donc une évolution venant de la base, entérinées par les leaders politiques et intellectuels qui, peu à peu, tiennent des propos comme ceux de Nicolas Sarkozy. Marine Le Pen en tête au second tour de l’élection présidentielle dans 18.000 communes, sur un total de 36.000 communes en France, cela signifie que, dans la ruralité ou le péri-urbain, les habitants ne votant pas pour le RN vivent néanmoins entourés d’électeurs ayant voté pour Marine le Pen, que ce soit dans leur famille, leur voisinage, leur entourage professionnel. C’est une différence avec les métropoles, dans lesquelles il est possible de vivre sans rencontrer un sympathisant du RN. Logiquement, cet effet de masse provoque un effet politique ; c’est donc par la base que s’effectue la dédiabolisation.

En affirmant ne pas aimer « ce procès systématique en extrême droite » et « ces leçons de morale » infligées au RN, Nicolas Sarkozy contribue-t-il à la dédiabolisation du RN ?

Il y a un effet en spirale, qui peut en réalité avoir un effet pervers pour le Rassemblement national, car cela peut donner l’impression qu’il est adoubé par la droite de Nicolas Sarkozy. Différence que j’ai avec d’autres analystes : j’estime que cette droite-là n’a pas une très large assise dans l’opinion publique. Nicolas Sarkozy a tout de même réussi l’exploit d’être battu par François Hollande… Si ses propos entérinent l’évolution de l’opinion à l’endroit du RN, elle s’est faite sans lui.

Les attitudes, les propos et les actions de l’extrême gauche contribuent également à dorer l’image du RN.

Bien entendu, cette évolution est également favorisée par l’agitation gauchiste, observable à l’Assemblée nationale et dans la rue. En parallèle de l’effet de masse, il existe un effet de comparaison avec les comportements, les propos de la France insoumise et des écologistes notamment, ou encore avec les exactions commises, par exemple, par les Soulèvements de la Terre. Par leur agressivité, ces groupes, qui proclament leur antifascisme et leur opposition absolue au Rassemblement national, tendent à profiter directement à l’image du parti, tant et si bien que Marine Le Pen se situe parfois en deuxième position dans les baromètres d’opinion. C’était quelque chose d’inconcevable il n’y a pas encore si longtemps. Chaque jour qui passe, Sandrine Rousseau et Louis Boyard apportent quelques voix supplémentaires au Rassemblement national. Les outrances d’Éric Zemmour ont aussi aidé à recentrer l’image du parti.

Contrairement à d’autres analystes, vous jugez le clivage gauche-droite obsolète, situant plutôt la polarisation des électorats dans la confrontation d’un bloc élitaire contre un bloc populaire. Comment êtes-vous parvenu à cette conclusion ?

Ce qui permet de faire juge de paix pour déterminer la justesse d’une théorie, ce sont les élections. En 2017 et en 2022, à l’élection phare du système politique français, celle où les gens vont le plus voter, celle qui leur paraît la plus importante, nous avons eu par deux fois un second tour avec deux candidats qui ne se considèrent ni de gauche ni de droite. Personnellement, j’estime que Marine Le Pen n’est pas de droite, mais libre à ceux qui veulent la classer ainsi de le faire. La gauche la traite de droite, Zemmour la traite de socialiste. Personnellement, ce qui m’intéresse, c’est plutôt la manière dont elle se présente devant les Français. En douze années à la tête du parti, elle a toujours refusé de se définir par le vocable de « droite » — grande différence avec le FN à l’époque — sans pour autant se présenter comme étant de gauche. De l’autre côté, Macron peut être considéré à gauche comme de droite et à droite comme de gauche. Lui-même se présente comme ni de gauche ni de droite. Depuis qu’il est président de la République, je ne l’ai pas vu évoluer sur ce positionnement. D’ailleurs, si vous analysez la composition du gouvernement, il est constitué aussi bien par des politiques ayant eu un parcours à gauche que des politiques ayant eu un parcours à droite.

Dans ces conditions, on peut affirmer que la vie politique n’est pas structurée par le clivage gauche-droite. La véritable structuration correspond à peu près à celle qu’on a connue lors du référendum de 1992 et celui de 2005 sur l’Europe. Si le clivage gauche-droite demeure très pérenne au niveau local, comme on l’a vu aux élections régionales, départementales et municipales, au niveau national, la structuration dominante est celle du rapport à l’Europe et, plus généralement, à la mondialisation. Structuration qui se superpose avec des clivages sociaux. D’où mon idée d’un bloc élitaire contre un bloc populaire, puisque cette différenciation sociale du vote était très nette lors des référendums sur l’Europe, mais aussi lors des élections présidentielles de 2017 et de 2022.

Zemmour comme Mélenchon veulent à tout prix croire que le macronisme n’est qu’une parenthèse de la vie politique française, destinée à se repolariser sur un clivage droite-gauche. À leurs yeux, le macronisme ne tient que par Macron, un peu comme le bonapartisme ne tenait que par Bonaparte. Je ne partage pas cette analyse : le macronisme se serait fait sans Macron. Il est le fruit d’une décantation politique venant de loin, les Français ayant fini par s’apercevoir qu’il n’y avait plus de réelles différences entre politiques de gauche et de droite, et que toutes ces forces communiaient ensemble dans l’obéissance à l’Union européenne. Au fil des alternances de droite comme de gauche, ils ont donc fini par se tourner vers deux solutions à la fois opposées et symétriques en ce qu’elles ont en commun de dépasser le clivage gauche-droite, qui ne sert plus à rien. D’un côté, il y a cette réunification idéologique des européistes de gauche et de droite au sein du macronisme. Il s’agit aussi d’une réunification sociale : la bourgeoisie diplômée qui habite dans les métropoles. De l’autre, c’est la réunion d’électeurs venant de différents milieux, essentiellement des classes populaires, qui se considèrent comme les grands perdants des processus en cours et qui espèrent que le Rassemblement national pourra les arrêter.

Mettez-vous le libéralisme défendu par Éric Zemmour sur le même plan que le programme politique porté par les autres partis auxquels vous faites référence ?

Je connais bien Éric Zemmour. Il tient aujourd’hui un discours très différent de celui qu’il tenait à l’époque. Par exemple, il considère que le souverainisme n’est plus tellement important par rapport à la question identitaire et qu’il faut mener une politique libérale, mettant fin à l’État social. Il a soutenu avec véhémence la réforme des retraites d’Emmanuel Macron alors qu’il n’était pas obligé de le faire, puisqu’il n’était pas au pouvoir, ni même au Parlement. Là, l’opposition avec Marine Le Pen était absolument radicale. Ses propositions en matière fiscale trouvent d’ailleurs leur traduction électorale : ceux qui votent pour lui appartiennent à des milieux aisés, voire très aisés. Cette tentation de faire du libéralisme identitaire marchera peut-être un jour, mais pour l’instant, ce n’est pas le cas. Pour le comprendre, il faut se baser sur les expériences électorales immédiates. Il y a un aspect expérimental à la politique. Quand une stratégie a échoué, on ne peut pas agir comme si elle avait fonctionné. Pourtant, tout reste suspendu dans son esprit et il joue la montre, attendant la fin du macronisme, à laquelle je ne crois pas. Entre 2017 et 2022, Macron a accru son score de 24 à 28%. Ce n’est pas rien. Le macronisme est une formule qui a son public, que cela plaise ou non.

Éric Zemmour estime que l’électorat du président de la République est majoritairement composé de « boomers » qui auront emporté le macronisme avec eux dans la tombe d’ici une à deux décennies, laissant progressivement la place à l’émergence d’un nouveau clivage gauche-droite opposant islamo-gauchistes aux identitaires. Comment jugez-vous cette analyse ?

Je crois que c’est le plus gros contresens qu’il ait émis de toute sa carrière. Penser que l’électorat des boomers, une fois passé de vie à trépas, sera remplacé d’ici quelques années par une nouvelle génération avec des valeurs différentes, c’est une approche strictement culturaliste de la politique. Aujourd’hui, quand vous interrogez les retraités sur des sujets comme l’immigration, ils sont légitimement très inquiets. Alors pourquoi cette part du bloc élitaire vote-t-elle Macron ? Ce n’est pas en raison des « valeurs du macronisme » dans lesquelles ces électeurs pourraient se retrouver, mais plutôt en raison d’une volonté d’assurer la pérennité de leur situation matérielle, puisque, précisément, ils sont retraités. Les Français partant à la retraite finissent par adopter le même comportement électoral que les déjà retraités, puisqu’ils se retrouvent, à leur tour, dépendants du même système de retraites par répartition garanti par l’État, qui permet, généralement, de vivre très convenablement au regard de son parcours antérieur. Mais cela n’est possible qu’à condition de maintenir en vie ce système, c’est-à-dire à condition de s’assurer que la société produise au moins suffisamment pour que l’État puisse payer, ou être crédible en empruntant, afin de financer leur retraite. Et Macron est crédible pour cela. C’est d’ailleurs pour cette raison que les retraités étaient radicalement contre la sortie de l’euro. Cette catégorie sociale-là est très prudente, prudence qui tient à leur propre situation, elle-même résultant de leur âge. Nier la dimension matérialiste du vote, pourtant très forte, et logique dans un système français où l’État capte la moitié de la richesse pour la redistribuer, c’est, à mon avis, commettre une formidable erreur d’analyse de la situation électorale française.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

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