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La crise de l’alphabétisation

Aimez-vous les podcasts ? Si oui, tant mieux. Ce format semble parfaitement adapté aux longs trajets, aux balades ou pour occuper l’esprit sur le tapis de course ou ailleurs.

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Marché du livre ancien et d’occasion à Paris, France, 1ᵉʳ décembre 2024.

Photo: RICCARDO MILANI/Hans Lucas/AFP via Getty Images

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Durée de lecture: 10 Min.

Des amis me parlent souvent de tel ou tel podcast formidable sur l’histoire, la philosophie, les arts ou la religion. Disposer de cette alternative aux médias traditionnels est un atout, voire une nécessité. Je ne doute pas que certains soient produits de façon brillante.
Cela dit, j’ai été déçu trop souvent par de mauvais podcasts pour m’intéresser beaucoup à ce support. Je n’utilise même pas l’application podcast par défaut sur mon téléphone.
C’est sans doute une limite personnelle, mais un point commun à beaucoup d’entre eux me frappe : ce n’est pas tant le fond ou la vision, mais le manque d’érudition, l’argot, la vulgarité, le bavardage, le contenu insipide, les intonations appuyées sur le « vocal fry » (voix rauque) et ce langage de remplissage fait de « genre » et de « tu vois ».
En d’autres termes, trop de podcasts auxquels j’ai été exposé viennent nourrir ma principale inquiétude du moment.
Laquelle ?
Je crains que nous n’ayons plongé dans une ère de délitement de la langue et d’illettrisme de masse. Ce n’est pas seulement que les gens ont cessé de lire, ce qui est probablement vrai. C’est la perte d’une littérature commune, d’un socle de compréhension partagé. On a l’impression qu’un tronc commun qui définissait l’alphabétisation a été ignoré par de larges pans de générations successives.
Une culture orale riche et élaborée est une chose précieuse — la norme depuis les origines, jusqu’à l’invention de l’imprimerie — où l’apprentissage venait surtout de l’écoute et du partage. Ce n’est pas ce qui émerge aujourd’hui. Il s’agit plutôt d’une société post-littéraire, dépourvue des compétences issues des cultures orales traditionnelles.
Nous voilà, quelques années après que beaucoup d’élèves ont été exclus physiquement de l’école et poussés sur les réseaux sociaux à plein temps. Je n’en reviens toujours pas qu’on ait réellement vécu cela. Les chiffres tirés de toutes les enquêtes sur les compétences en langue, lecture, maths et sciences sont tout simplement désastreux. Certaines études post-confinement font état de la plus forte baisse annuelle des scores de lecture en trente ans.
Est-ce une anomalie, ou le signe avant-coureur d’un avenir sans livres ni lecture ? Je m’interroge.
Au-delà de cette génération, c’est le niveau d’illettrisme observé dans la sphère publique qui interpelle. Pourquoi serait-ce grave si l’on basculait vers une culture uniquement orale ? Les personnes qui lisent avec régularité et profondeur s’expriment souvent mieux et de façon plus précise. Leur vocabulaire est plus riche. La lecture forme à l’éloquence. Elle alimente aussi un contenu plus vaste et profond.
Autrement dit, la lecture entraîne la capacité d’expression et affine remarquablement le raisonnement.
Que se passe-t-il quand la lecture recule, voire cesse ? Nous avons là un problème majeur. Il est omniprésent.
Ce n’est pas seulement que tout un chacun peut lancer un podcast et que le niveau d’éloquence moyen sera forcément inférieur à ce que l’on connaissait hier. Il y a plus : nous sommes réellement entrés dans une ère où bien des gens ont même cessé de vouloir corriger leur ignorance ou d’aspirer à savoir plus, à s’exprimer plus clairement.
Repensez à il y a 150 ans, lorsque les livres, accessibles au grand public et dans chaque classe, sont devenus abordables et disponibles. Ce fut une époque nouvelle de publication et de diffusion. Les foyers moyens commencèrent à imaginer une petite bibliothèque domestique semblable à ce que seuls les riches avaient jusque-là.
Des archives des années 1880 racontent des parents très inquiets de voir leurs enfants délaisser corvées et jeux extérieurs, restant assis à dévorer livre sur livre. Le problème, ce n’était pas tant Jane Austen et les sœurs Brontë, même si la maturité de leurs récits inquiétait certains adultes. C’était la multiplication des romans de gare.
Oui, les parents s’inquiétaient que les jeunes lisent trop. Le livre devenait une technologie universelle, largement diffusée sous forme de feuilletons dans des périodiques qui envahissaient le pays. Et ce n’était pas au goût de tous.
Une génération plus tard, certains réformateurs sociaux envisagèrent un nouveau rêve. Et si chaque élève était formé à un canon de chefs-d’œuvre dans tous les domaines ? Nouvelles encyclopédies, collections : chaque famille tenait à s’en procurer, pour donner aux enfants toutes les chances. Dans les années 1920, cela devint une ambition presque universelle : une population véritablement instruite, sans classes laissées pour compte.
Les Harvard Classics sont sorties en 1910 : cinquante livres choisis pour une éducation complète. On les voyait comme le socle minimal d’un homme civilisé.
On y trouve, entre autres, Franklin, Platon, Épictète, Aurélien, Bacon, Milton, Emerson, Augustin, Thomas a Kempis, Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Cicéron, Pline, Smith, Darwin, Plutarque, Virgile, Cervantès, Bunyan, Ésope, Grimm, Dryden, Shelley, Browning, Byron, Goethe, Schiller, Dante, Homère, Burke, Mill, Carlyle, Racine, Molière, Lessing, Macaulay, Thoreau, Huxley, Montaigne, Renan, Descartes, Voltaire, Rousseau, Hobbes, Machiavel, More, Luther, Locke, Hume, Lister, Pasteur, Wordsworth, Chaucer, Blake, Confucius, Marlowe, Shakespeare, Johnson, Webster et Pascal.
Si vous reconnaissez la moitié de ces noms, je parierais que vous faites partie des 5 % les plus cultivés aux États-Unis aujourd’hui. Et probablement, vous avez plus de soixante ans. Si vous maîtrisez les idées portées par ces auteurs, vous êtes encore plus érudit, relevant sans doute du 1 %.
Pour ma part, j’aimerais avoir reçu l’instruction me permettant de connaître à fond chacun d’eux. C’est ce type d’appareil mental qui ouvre une compréhension très riche de la littérature et de la vie. Un lycéen capable de maîtriser toute cette culture serait aujourd’hui considéré comme un prodige.
Ces livres n’étaient pas qu’un produit commercial. Leur publication était porteuse d’espoir : celle d’un peuple uni par la largeur d’esprit. L’école publique, toute neuve à l’échelle nationale, visait alors à doter chaque élève non seulement des outils de base, mais aussi d’un vrai contact avec les plus grandes œuvres.
La scolarisation, même avant d’être rendue obligatoire, était de plus en plus répandue. Et il ne s’agissait pas que du strict minimum. Le taux de fréquentation au lycée est passé de 18 % en 1910 à 51 % en 1930, et ces écoles étaient plus exigeantes que beaucoup d’universités actuelles. Après la Seconde Guerre mondiale, l’université s’est à son tour démocratisée. Même dans les années 1980, un enfant de la classe moyenne pouvait financer ses études et s’attendre à une instruction solide et une bonne carrière.
Plus récemment, il m’est arrivé d’échanger avec des doctorants en sciences sociales qui préparent leur thèse. J’ai été frappé par l’incapacité de beaucoup d’entre eux à penser, écrire, voire parler distinctement, et plus encore à faire preuve d’indépendance d’esprit. Ils sont majoritairement formatés en cyniques dociles, formés à s’intégrer et à survivre.
Peu de doctorants que j’ai rencontrés pourraient citer plus de quelques penseurs de la liste ci-dessus. Ce n’est pas là l’éducation de l’esprit occidental. Et pourtant, il s’agit de l’élite actuelle. L’offensive de l’idéologie woke et la politisation de toutes les disciplines n’ont pas seulement remplacé la sagesse par le dogme, mais aussi l’érudition par la propagande.
Comment résister ? Les Harvard Classics de 1910 (et suivantes) sont disponibles gratuitement en téléchargement sur de nombreux sites. Mieux encore, on les trouve au format papier à des prix dérisoires sur le marché de l’occasion. Parents : procurez-vous ce coffret pour votre foyer. Encore mieux, faites-en la base d’une solide formation.
Les réformateurs d’il y a un siècle avaient raison. Une population instruite, c’est possible. Il suffit de renouveler notre engagement. Je crains que l’état de l’alphabétisation en Amérique ne soit pire que ce que nous imaginons. Redressons la barre avant qu’il ne soit trop tard.
Le problème, ce n’est pas tant la censure des livres que leur abandon : plus de patience, plus de motivation, et toujours une distraction plus gratifiante. Désolé, mais les podcasts de hipsters et de polémistes politiques ne sont pas un équivalent. Quand la lecture meurt, la civilisation avance en somnambule vers la tyrannie.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

Jeffrey Tucker est le fondateur et le président de l'Institut Brownstone. Il est l'auteur de cinq livres, dont : "Right-Wing Collectivism : The Other Threat to Liberty." (Collectivisme de droite : l'autre menace pour la liberté).

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