« Macron a mis face à face deux France : la France qui protège, incarnée par les forces de l’ordre, et la France qui nourrit, représentée par nous, agriculteurs », analyse Théophane de Flaujac

Par Etienne Fauchaire
4 février 2024 19:38 Mis à jour: 15 avril 2024 12:53

ENTRETIEN — Le grand soir paysan n’a pas eu lieu, mais les ferments de la fronde restent encore allumés au terme d’une jacquerie généralisée. Politique agricole commune, normes, pacte vert, libre-échange favorisant une concurrence étrangère déloyale… Pour faire entendre leurs revendications, les agriculteurs, au travers d’un large mouvement de protestation, ont mis pendant plusieurs jours le gouvernement sous pression. Pour apaiser le malaise au sein du monde agricole, le Premier ministre Gabriel Attal a annoncé trois salves de mesures. Si les convois de tracteurs ont décidé de rebrousser chemin, l’insatisfaction couve toujours, la suspicion règne encore. Quel bilan tirer de cette révolte ? Agriculteur, entrepreneur et chef d’exploitation, Théophane de Flaujac nous raconte son périple depuis Agen jusqu’à Paris, témoigne des représailles politiques dont il estime avoir fait l’objet et analyse l’impact dans l’opinion publique de cette mobilisation sans précédent.

 Epoch Times : Pouvez-vous nous présenter les raisons qui vous ont incité à emprunter la voie professionnelle d’agriculteur et les défis qui accompagnent l’exercice de votre activité au quotidien ?

Théophane de Flaujac : Cadet d’une grande fratrie de huit enfants, j’ai été élevé dans l’amour de la terre et de l’agriculture. Dès mon plus jeune âge, la ferme familiale était mon terrain de jeu et d’apprentissage, où j’ai acquis un profond respect pour la nature et le travail de la terre. Inspiré par l’exemple de mon père, j’ai choisi de suivre ses traces avec mon frère, reprenant ainsi les rênes de notre exploitation agricole.

Malgré un parcours académique en philosophie et en sciences politiques, mon cœur a toujours été ancré dans l’agriculture. Cette double formation m’a apporté une perspective unique sur mon métier, alliant réflexion critique et compréhension des dynamiques sociales et politiques qui influencent le monde agricole. Ma passion pour l’agriculture est un mélange de tradition familiale et d’engagement personnel envers un mode de vie qui valorise le travail acharné, l’écoute, la volonté de bien faire et la curiosité.

Notre ferme est un microcosme de l’agriculture française, reflétant sa diversité et sa richesse. Nous produisons une variété de cultures, notamment du maïs et du tournesol pour la semence, ainsi qu’une large gamme de céréales. Le maraîchage occupe également une place importante dans notre activité, avec la culture de fraises, d’asperges, de tomates, d’aubergines, de concombres et bien d’autres. En plus de cela, nous élevons des poulets de chair, assurant une diversification qui est à la fois un défi et une richesse.

Ce qui me motive au quotidien, c’est la quête perpétuelle d’amélioration, l’innovation dans nos pratiques agricoles et le désir de maintenir un lien direct avec nos consommateurs. Vendre nos produits avec le moins d’intermédiaires possible nous permet non seulement de mieux maîtriser notre chaîne de valeur, mais aussi de recevoir directement les retours de nos clients, ce qui est extrêmement gratifiant et motivant. La satisfaction de travailler en famille, de transmettre des valeurs de travail acharné et d’intégrité à nos enfants, et de contribuer de manière significative à l’alimentation de nos concitoyens, est immense. Il y a une grande fierté à voir les fruits de notre labeur appréciés par nos clients.

Le quotidien d’un agriculteur est toutefois semé de défis : gagner sa vie correctement est une lutte constante, tout comme le développement de l’activité face aux contraintes réglementaires et à la concurrence parfois déloyale.

Mon expérience en tant qu’agriculteur est ponctuée de luttes constantes contre les réalités impitoyables du marché. Un exemple frappant est celui de mes tomates. Une année, après avoir conclu un accord oral avec un supermarché, j’ai produit cinq tonnes de tomates, anticipant un prix de vente de 2,50 euros le kilo. Cependant, à ma grande consternation, le supermarché a décidé de les acheter à seulement 1,80 euro le kilo l’année suivante, un prix inférieur à mon seuil de rentabilité. Pire encore, en visitant le magasin, j’ai découvert ces mêmes tomates vendues à 5,70 euros le kilo, un prix qui aurait dû m’assurer une marge décente. Une autre année, nous avons dû faire face à une situation absurde avec nos citrouilles. Après avoir cultivé 75 tonnes, nous avons été forcés de les jeter car un producteur portugais les vendait en Allemagne pour 20 centimes le kilo, un prix équivalent à notre coût de gros en France. Ces expériences mettent en lumière les contradictions d’un système où les agriculteurs locaux sont écrasés par les importations bon marché et la pression des distributeurs, soulignant la fragilité de notre métier et l’urgence de défendre notre indépendance alimentaire.

Une ordalie que subit également le reste de la profession, vous poussant à rallier Paris depuis Agen en tracteur afin de participer à ce mouvement des agriculteurs décidés à faire entendre leur colère auprès du gouvernement. Comment avez-vous préparé ce périple à destination de la capitale et comment s’est-il déroulé ?

Mon périple de 700 km depuis Agen jusqu’à Paris en tracteur n’a pas été qu’un simple voyage, mais une véritable épopée agricole. L’organisation était digne d’une opération militaire : un convoi de tracteurs robustes, équipés pour affronter les barrages routiers, accompagné de camions de ravitaillement, et même d’une remorque frigorifique pour nos provisions. Nous étions prêts à faire face à toutes les éventualités.

Ce qui m’a le plus marqué durant ce voyage, ce sont les moments de solidarité inattendus. À chaque village traversé, des scènes touchantes se déroulaient. Des familles entières se tenaient aux fenêtres ou en bord de route, agitant des drapeaux, nous offrant des sourires et des applaudissements. Ces instants de communion avec les Français qui reconnaissaient la légitimité de notre lutte, m’ont profondément ému. C’était comme si, à travers notre combat, c’était toute une partie de la France rurale et oubliée qui se manifestait.

Vous avez rapidement été confrontés aux forces de l’ordre.

La tension était palpable face aux moyens déployés par les forces de l’ordre. Des barrages routiers tentaient de nous ralentir, et nous avons dû user d’ingéniosité pour les contourner, parfois en traversant champs et chemins détournés. Mais ce qui m’a vraiment surpris, c’était l’ampleur de la surveillance : hélicoptères équipés de radars sophistiqués, capables de suivre nos mouvements et d’anticiper nos itinéraires. Ces technologies de pointe, semblables à celles utilisées dans des opérations de haute sécurité, étaient déployées contre nous, simples agriculteurs en quête de justice.

Parmi les souvenirs les plus forts, il y a cette interaction entre un de mes amis agriculteurs et un CRS. Sur le pont d’Orléans, bloqués, mon ami a abordé un CRS, lui parlant avec sincérité de nos luttes, de nos familles et de l’importance vitale de notre métier. Ses mots étaient si poignants qu’une larme a coulé sur la joue du CRS, un moment d’humanité rare qui a illustré la complexité de notre combat. Ce n’était pas seulement une lutte pour la survie économique, mais aussi pour la reconnaissance de notre rôle essentiel dans la société.

Vous faites partie des 91 agriculteurs interpellés mercredi dernier après avoir pénétré dans l’enceinte du marché d’intérêt national (MIN) de Rungis. Pouvez-vous nous expliquer le contexte de ce placement en garde à vue, que vous n’hésitez pas à qualifier d’« arrestation politique », et la manière dont s’est déroulée la détention ?

Ma garde à vue à Rungis a été le point culminant d’une série d’événements emblématiques de notre lutte. Nous, un groupe d’une centaine d’agriculteurs, avions réussi à entrer pacifiquement dans le MIN de Rungis, les mains en l’air, sans causer de violence ni de dégâts. Cette action non-violente avait pourtant été interprétée comme un acte répréhensible et nous avons été accusés à tort de méfaits. Heureusement, la plainte a finalement été retirée, l’absence de notre culpabilité ayant été reconnue. En vérité, cette arrestation semblait plus politique qu’autre chose, car notre seul « tort » était de vouloir défendre notre profession et de nourrir les Français face à tant d’injustice.

Le dispositif de sécurité déployé contre nous était disproportionné : environ 200 CRS et 120 agents de la BRI, une réponse étonnante pour un groupe d’agriculteurs pacifiques. Cette réaction contrastait fortement avec le traitement de certaines révoltes urbaines. Peut-être notre erreur était-elle de ne pas causer de destruction, car notre métier est, par essence, de construire et non de détruire.

En garde à vue, nous avons été traités comme de vulgaires criminels. Des agents de la BAC, initialement engagés dans une opération contre des trafiquants de stupéfiants, ont exprimé leur désappointement face à cette situation. Ils nous ont même encouragés à poursuivre notre combat, reconnaissant la justesse de notre cause. Malgré cela, nous avons été soumis à la prise d’empreintes et d’ADN, une procédure habituellement réservée aux criminels sévères. Cette expérience a été un reflet saisissant de la manière dont notre lutte agricole est perçue et traitée par les autorités, révélant un fossé entre la perception de notre action et la réalité de notre engagement pacifique pour la défense de l’agriculture française.

La garde à vue, qui a duré 16 heures, s’est déroulée dans des conditions éprouvantes. Nous étions confinés dans des cellules sales, imprégnées d’une forte odeur d’urine : un environnement loin de la dignité attendue. La fouille, subie par certains d’entre nous, était particulièrement humiliante ; des paysans fouillés en sous-vêtements, les mains menottées, devant des femmes, des adolescents, et même des personnes âgées. Ces traitements, bien que rudes, ont été tempérés par une certaine compréhension de la part des policiers, qui, en dépit de leur rôle, semblaient sympathiser avec notre cause.

Cette arrestation a provoqué un vif émoi dans le monde agricole, se traduisant par des manifestations spontanées devant des commissariats et des préfectures, exigeant notre libération. Ces actions témoignent de la solidarité profonde au sein de la communauté agricole, unie face à ce qu’elle percevait comme une injustice flagrante.

Macron a mis face à face deux France : d’un côté, la France qui protège, incarnée par les forces de l’ordre, et de l’autre, la France qui nourrit, représentée par nous, agriculteurs.

Et nous avons les mêmes valeurs.

Cette confrontation, bien qu’exempte de violence physique, était chargée de symboles et d’émotions. Elle reflétait la complexité d’une situation où deux forces essentielles de la nation se retrouvaient face à face, chacune consciente des difficultés et des enjeux de l’autre. Cette expérience, bien qu’éprouvante, a renforcé notre détermination à défendre notre profession et a mis en évidence la nécessité d’un dialogue plus constructif entre les agriculteurs et les autorités.

Exonérations sur les successions agricoles, enveloppe de 150 millions pour les éleveurs, remboursement rapide de la taxe sur le gazole non routier… Le gouvernement a annoncé, jeudi 1er février, plusieurs mesures destinées à calmer la colère des agriculteurs. Vous donnent-elles satisfaction ?

Les récentes mesures annoncées par le gouvernement, en réponse à nos revendications, me semblent être un pur exercice d’enfumage. Alors que notre principale demande était une rémunération équitable pour notre travail, nous avons reçu en guise de réponse une petite subvention, une goutte d’eau dans l’océan de nos besoins.

Parallèlement, j’ai été particulièrement interpellé par le contraste flagrant avec les 50 milliards d’euros d’aide alloués par l’Europe à l’Ukraine, un pays non membre de l’Union européenne. Cela soulève des questions sur les priorités et l’allocation des ressources au niveau européen.

En outre, bien que des promesses aient été faites concernant le ralentissement des traités de libre-échange, ces derniers restent sur la table, avec une forte probabilité qu’ils soient finalement adoptés. Cette situation me donne l’impression d’être écouté sans être entendu, résumée par l’expression amère : « Cause toujours et va bosser. »

Personnellement, je n’avais pas de grandes attentes, mais je suis tout de même déçu. Il me semble que ceux qui nous gouvernent sont déconnectés de la réalité du terrain. Ils cherchent à tout contrôler sans comprendre véritablement les enjeux et les défis auxquels nous, agriculteurs, sommes confrontés quotidiennement. Cette approche dénote, à mon sens, une société malade, imprégnée d’un socialisme déconnecté des réalités et des besoins réels du secteur agricole.

Quel bilan tirez-vous de cette « épopée agricole » ?

Un des aspects les plus encourageants de notre mouvement a été le soutien massif de la population, atteignant 86 %. Ce chiffre impressionnant témoigne d’une prise de conscience collective sur l’importance cruciale de l’agriculture et la légitimité de notre lutte. Cette mobilisation sans précédent a entraîné une couverture médiatique exceptionnelle, mettant en lumière non seulement nos défis en tant qu’agriculteurs, mais aussi les pratiques douteuses de certains acteurs du secteur, notamment des syndicats agricoles comme la FNSEA.

La visibilité médiatique obtenue, conjuguée à la proximité des élections européennes et des élections syndicales, pourrait marquer un tournant décisif. La révélation des pratiques peu scrupuleuses dans le secteur agricole a le potentiel de nuire à ceux qui sont actuellement au pouvoir et de favoriser l’émergence de nouvelles dynamiques politiques et syndicales.

Il me semble que nous vivons un moment crucial, une prise de conscience généralisée des difficultés du monde agricole. Cette prise de conscience pourrait redéfinir les relations entre le monde agricole, la société civile et les sphères politiques, et ouvrir la voie à des réformes significatives et bénéfiques pour le secteur agricole.

Dans le sillage de cette crise, la Coordination Rurale (CR) a émergé comme un acteur majeur, bénéficiant d’une couverture médiatique exceptionnelle grâce à des actions marquantes telles que la montée vers Paris et l’intervention à Rungis. Ces actions « coup de poing », symbolisant une approche plus directe et engagée, ont considérablement renforcé la visibilité et l’influence de la CR dans le débat public.

Par contraste, la FNSEA, traditionnellement perçue comme le principal syndicat agricole, semble avoir été dépassée par les événements récents. Son incapacité à répondre efficacement aux besoins et aux attentes de sa base a ouvert la voie à un soutien accru en faveur de la CR. Cette dynamique reflète un changement significatif dans le paysage syndical agricole, où les agriculteurs recherchent désormais des représentants plus alignés sur leurs préoccupations concrètes et plus disposés à adopter des mesures audacieuses pour défendre leurs intérêts.

Cette évolution marque potentiellement un tournant dans la représentation syndicale des agriculteurs en France, avec la Coordination Rurale gagnant en crédibilité et en soutien, prête à jouer un rôle plus influent dans la définition de l’avenir de l’agriculture française.

Comment voyez-vous l’avenir du mouvement et, plus largement, celui de l’agriculture française ?

La crise actuelle dans le secteur agricole français, marquée par notre montée à Paris et notre action à Rungis, a déclenché bien plus qu’une série de protestations ; elle a réveillé une prise de conscience nationale. Avec le soutien impressionnant de 86 % de la population, la crise a mis en évidence les défis profonds auxquels les agriculteurs sont confrontés quotidiennement : des conditions de travail difficiles à des politiques gouvernementales souvent déconnectées de la réalité sur le terrain.

Bien que les mesures annoncées par le gouvernement aient été accueillies avec scepticisme et perçues comme insuffisantes, l’impact médiatique de notre mouvement a été sans précédent. Il a révélé non seulement les difficultés du monde agricole, mais aussi les dysfonctionnements au sein des structures syndicales, en particulier avec la FNSEA. Dans ce contexte, la Coordination Rurale a émergé comme un acteur clé, gagnant le soutien et la confiance des agriculteurs grâce à son engagement et ses actions déterminées.

Cette période pourrait bien marquer un tournant décisif pour l’avenir de l’agriculture en France. Elle signale un besoin pressant de réformes significatives et d’un dialogue plus constructif entre les agriculteurs, les syndicats, la société civile et les autorités. Plus que jamais, il est essentiel que la voix des agriculteurs soit entendue et que leurs contributions vitales à la société soient reconnues et valorisées. L’heure est à un changement profond, non seulement dans la manière dont l’agriculture est pratiquée et perçue, mais aussi dans la façon dont elle est soutenue et célébrée en tant que pilier fondamental de notre nation.

Ce voyage, au-delà des kilomètres parcourus et des obstacles rencontrés, a été un parcours initiatique. Il a révélé l’ampleur de la solidarité nationale envers notre cause, mais aussi la détermination des pouvoirs publics à maintenir l’ordre. C’était une expérience qui a incarné le combat des agriculteurs français : un mélange de résilience, d’espoir, et d’une quête incessante pour la justice et la reconnaissance.

Et attention, dans moins d’un mois, c’est le Salon de l’agriculture : il pourrait se passer des choses….

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