ÉCONOMIE

Non, les entreprises ne sont pas près de disparaître !

février 14, 2023 14:42, Last Updated: février 14, 2023 14:42
By PHILBERT CARBON

Il se crée de plus en plus d’entreprises en France, mais cela ne serait qu’une illusion. En effet, plus de 60 % d’entre elles sont le fait d’autoentrepreneurs, c’est-à-dire de travailleurs indépendants. Ce ne sont pas de « vraies entreprises ». Celles-ci d’ailleurs seraient appelées à disparaître, tout comme le travail. Info ou intox ?

En 2001, le patron d’Alcatel, Serge Tchuruk, défrayait la chronique en annonçant, dans un entretien au Wall Street Journal, vouloir faire de son entreprise un groupe « sans usines ». Poussée jusqu’au bout, la logique voudrait que cette entreprise finisse par être aussi sans salariés. A vrai dire, Tchuruk n’avait pas entièrement tort puisqu’aujourd’hui Alcatel n’existe plus. Après sa fusion avec Lucent Technologies en 2006, elle a été absorbée par Nokia en 2015.

L’idée que le salariat – et par conséquent l’entreprise entendue comme la « mise en œuvre de capitaux et d’une main-d’œuvre salariée en vue d’une production ou de services déterminés » – va disparaître est revenue dans l’actualité à la faveur de ce qu’on appelle l’ubérisation.

On le sait, les plateformes collaboratives numériques, comme Uber ou Airbnb, ne fournissent pas elles-mêmes les prestations, mais se contentent de mettre en relation des indépendants à même de les offrir avec des clients à la recherche de ces biens ou services.

Le développement du travail indépendant

La mise en place du statut d’autoentrepreneur en France en 2008 a favorisé cette « économie de plateformes ». Après s’être développé essentiellement dans le transport, la logistique, l’hébergement et la restauration, l’autoentrepreneuriat s’étend aujourd’hui dans les services aux ménages, le soutien aux entreprises et même l’industrie. En 2022, 61 % des entreprises créées en France (1,072 million d’immatriculations au total) étaient des autoentreprises (656 000, soit + 2,8 % par rapport à 2021).

L’autoentrepreneuriat a sans doute aussi profité du développement du télétravail engendré par les confinements de la pandémie de covid. Les salariés, ayant goûté à l’indépendance, rechigneraient désormais à retourner au bureau et préfèreraient créer leur propre activité. Le phénomène de la « grande démission » en serait une illustration.

Enfin, les nouvelles technologies – de l’imprimante 3D à l’intelligence artificielle en passant par la robotisation – favoriseraient la disparition des emplois salariés et, par conséquent, obligeraient tout un chacun à créer son propre emploi… s’il le peut. Cela conduit certains oiseaux de mauvais augure, tel Daniel Susskind, professeur d’économie à Oxford et au King’s College, à prédire pour un avenir proche « Un monde sans travail », les avancées technologiques raréfiant les tâches à effectuer et privant les actifs de travail ! Il n’y aurait alors plus d’autre issue que de mettre en place le revenu universel, un droit à la paresse généralisé qui nous plongerait dans la pauvreté.

Tristes perspectives !

La nature de la firme

Nous avons du mal à croire à cette fable, convaincus que les besoins humains sont infinis et que, par conséquent, le travail aussi à condition qu’on laisse les entrepreneurs (ou les autoentrepreneurs) entreprendre.

Dans un texte de 1937, intitulé « The Nature of the Firm », le futur prix Nobel d’économie Ronald Coase, se demandait pourquoi il existait des entreprises. Il expliquait qu’échanger sur un marché entraîne des « coûts de transaction » (collecte de l’information, négociation des contrats, etc.) qui peuvent être élevés. Bref, contrairement à ce que croient les économistes néoclassiques, les agents économiques ne disposent pas toujours d’une information complète, pertinente et gratuite dans un monde parfait. Le marché a un coût. C’est pourquoi les chefs d’entreprise ont finalement préféré signer des contrats de travail plutôt que de recruter chaque matin des travailleurs journaliers. De même, ils ont intégré leurs fournisseurs. Et ils ont réuni tout le monde dans un même lieu pour s’assurer de la qualité du travail effectué, optimiser l’utilisation des machines et coordonner les activités de chacun. En créant une organisation, l’entrepreneur réduit les coûts de transaction.

Le développement du travail indépendant ne met-il pas à mal la théorie de Coase ? En d’autres termes, l’autoentrepreneuriat n’est-il pas en train de tuer l’entreprise ?

Non, bien au contraire car si, en créant une organisation, l’entrepreneur réduit les coûts de transaction, il se prive aussi de la concurrence des marchés. Il est donc logique, lorsque d’une part le coût de la gestion des employés augmente (à cause des taxes et de la réglementation) et d’autre part les coûts de transaction sur les marchés baissent (grâce aux plateformes) que l’entrepreneur s’éloigne du salariat pour traiter en direct avec des autoentrepreneurs. On peut dire que l’économie de plateformes conforte plutôt la théorie de Coase.

Les contours de l’entreprise sont redessinés

Cette évolution est d’autant plus logique que les autoentrepreneurs parviennent eux-mêmes à « s’auto-organiser » pour pouvoir mieux concurrencer les entreprises traditionnelles. Par exemple, les cafés coworking, nés dans les années 2010, qui ont souffert pendant les confinements, retrouvent une nouvelle jeunesse précisément parce qu’ils facilitent les rencontres et les échanges entre indépendants.

Surtout, une étude réalisée par Collective.work et Shine, montre que les collectifs de freelances ont le vent en poupe. De quoi s’agit-il ? De travailleurs indépendants qui allient leurs compétences avec l’objectif de concurrencer les entreprises de services.

A mi-chemin entre l’entrepreneur individuel et l’entreprise, le collectif de freelances entend profiter des avantages des deux solutions sans leurs inconvénients. Il combine la liberté et l’autonomie du « freelancing » avec le professionnalisme et la force de frappe de l’entreprise. Composé d’experts aux compétences complémentaires, ces petites équipes agiles, décentralisées et pluridisciplinaires viennent concurrencer des entreprises parfois de grande taille.

Aujourd’hui, selon les chiffres de l’étude citée, 70 % des freelances souhaiteraient davantage collaborer avec d’autres indépendants. On remarque, en effet, que le collectif permet de travailler sur des projets de plus grande envergure, d’avoir un taux journalier de facturation plus élevé (+ 50 %), de rompre la solitude et d’apprendre des autres.

Dans leur étude, Collective.work et Shine ont comptabilisé 35 collectifs de freelances aujourd’hui en France. Ils estiment que ce nombre va être multiplié par 9 d’ici 2028 pour atteindre plus de 300 structures.

Les collectifs de freelances séduisent aussi de plus en plus les entreprises, car elles leur permettent de s’offrir les services d’une équipe prête à l’emploi, composée d’experts affirmés, de gagner du temps (en évitant les frictions internes) et de rester flexibles (en adaptant les ressources en fonction des besoins et des résultats). Bref de diminuer les coûts de transaction.

Loin d’annoncer la fin de l’entreprise, le développement du travail indépendant serait plutôt son renouveau, sa reformulation. Car c’est aussi le rôle des entrepreneurs que de réinventer chaque jour leur entreprise pour qu’elle soit le plus adaptée possible aux besoins des clients.

Article écrit par Philbert Carbon. Publié avec l’aimable autorisation de l’IREF.

L’IREF est un « think tank » libéral et européen fondé en 2002 par des membres de la société civile issus de milieux académiques et professionnels dans le but de développer la recherche indépendante sur des sujets économiques et fiscaux. L’institut est indépendant de tout parti ou organisation politique. Il refuse le financement public.

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