Le pianiste russo-américain Ignat Soljenitsyne perpétue l’héritage de son père, lauréat du prix Nobel

Par Kenneth LaFave
14 février 2023 16:54 Mis à jour: 19 février 2023 14:31

Ignat Soljenitsyne est un homme fragmenté à multiples talents. Et c’est une bonne chose.

« J’avais l’impression d’être déjà divisé en deux moitiés, en tant que pianiste et chef d’orchestre. Mais, maintenant, il y a cette autre moitié », confie le musicien de 50 ans.

La « troisième moitié » de la vie de Soljenitsyne est le fait qu’il se consacre à l’achèvement de la traduction anglaise des œuvres complètes de son père. Son père, Alexandre Soljenitsyne (1918‑2008), était un des écrivains les plus importants du XXe siècle : Prix Nobel de littérature, il est l’auteur des trois énormes volumes de L’Archipel du Goulag, son livre sur le système des travaux forcés du goulag – qui comprend des réflexions intimes sur les huit années qu’il a passées dans une prison du goulag – ainsi que de romans tels que Une journée d’Ivan Denisovitch, Le Pavillon des cancéreux et Le Premier Cercle. Le crime de Soljenitsyne père : avoir exprimé dans une lettre privée quelques doutes sur les décisions de Staline à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Seule la mort de Staline en 1953 l’empêchera de passer le reste de sa vie dans le système pénitentiaire soviétique, que Soljenitsyne a baptisé « l’archipel du goulag ». En 1970, le comité Nobel lui a décerné le prix de littérature, acclamant son œuvre « pour la force éthique avec laquelle il a poursuivi les traditions indispensables de la littérature russe ».

Rêves de jeunesse

Les réalisations de Soljenitsyne sont si importantes qu’il a dû être décourageant pour le jeune Ignat de poursuivre ses propres rêves artistiques. Mais il l’a fait, et avec le soutien total de sa famille. Il se souvient être entré dans le bureau de son père et avoir entendu Beethoven sur le tourne‑disque. Il était hypnotisé et son père, au lieu de mettre Ignat à la porte, écoute la musique avec lui. La famille vient d’emménager dans une ferme du Vermont où se trouve un piano à queue. Des leçons ont suivi plus tard.

« C’était ma première découverte consciente de la musique, mais on m’a raconté que lorsque je ne savais même pas encore marcher, je me tenais près de la platine à disques, m’y accrochant et écoutant les 33 tours. Lorsque la musique s’arrêtait, je faisais une crise jusqu’à ce qu’elle reprenne », raconte Ignat Soljenitsyne.

(Adhiraj Chakrabarti)

La passion du jeune Soljenitsyne et ses années de pratique sur ce piano à queue lui ont permis d’obtenir un double diplôme de pianiste et de chef d’orchestre au Curtis Institute de Philadelphie, suivi d’une carrière de concertiste grâce à la prestigieuse bourse de carrière Avery Fisher. La liste des orchestres avec lesquels Ignat Soljenitsyne s’est produit, en tant que pianiste ou chef d’orchestre, est longue et comprend entre autres les orchestres de Boston, Chicago, Philadelphie, Los Angeles, Toronto, Londres, Paris, Israël et Sydney.

La pandémie marque un vide dans la chronologie des productions pendant 20 mois mais, en 2022, Soljenitsyne a repris progressivement son programme avec des concerts à Philadelphie, au Marlboro Festival, au Wigmore Hall de Londres et ailleurs. « La musique classique a été très rapide à annuler et très prudente à reprogrammer parce que, jusqu’à très récemment, il y avait beaucoup d’incertitude, en particulier sur les réglementations dans chaque État. »

Il est en train de préparer un programme pour le printemps 2023 qui comprend des récitals de piano et une apparition à la tête de l’Orchestre philharmonique national de Moscou. Bien qu’il ait grandi aux États‑Unis et en Angleterre, Ignat Soljenitsyne est né à Moscou, et il garde des liens avec cette ville, tant sur le plan professionnel en tant que musicien que sur le plan personnel par l’intermédiaire de ses deux frères et de sa mère qui y vivent. Les frères ont quitté l’Amérique pour revenir en Russie, tout comme leur père à la fin de sa vie, lorsqu’il était certain que l’Union soviétique était finie. Ignat, qui s’était engagé à étudier la musique en Occident et qui avait un programme complet de concerts avant même d’être diplômé du Curtis Institute, est resté sur place.

Cela n’a pas toujours été facile, surtout ces derniers mois. Lorsqu’on lui a demandé si la guerre actuelle entre la Russie et l’Ukraine avait rendu sa vie dans l’Ouest, qui soutient l’Ukraine, plus difficile qu’elle ne l’aurait été autrement, Soljenitsyne a marqué une pause et a répondu calmement : « Oui, c’est le cas. C’est ma meilleure réponse. C’est une période difficile. »

(Adhiraj Chakrabarti)

La traduction comme découverte

Les deux dernières années ont été difficiles dans un autre sens, puisque la pandémie a maintenu Soljenitsyne isolé à New York et dans la vieille maison familiale du Vermont. Pendant cette trêve, il s’est tourné vers des questions connexes : « Je me suis concentré sur d’autres projets, tout d’abord l’enseignement, à la fois au Curtis Institute (où il est membre de la faculté depuis 2004) et en privé. Mais j’ai aussi pris le temps de réévaluer certaines responsabilités par rapport à l’œuvre de mon père. »

Les écrits complets d’Alexandre Soljenitsyne en russe se composent de 30 volumes de 500 pages chacun en moyenne. Malgré le prix Nobel et la reconnaissance du génie de Soljenitsyne par l’Occident, plusieurs volumes n’ont pas encore été traduits en anglais. Remédier à cette lacune est devenu l’ambition d’Ignat pendant son temps libre.

« Beaucoup d’écrits de Soljenitsyne sont parus en anglais, mais beaucoup attendent encore d’être traduits, et c’est quelque chose que j’essaie de rectifier. L’œuvre la plus importante qui n’a pas encore été entièrement traduite en anglais est sans doute La Roue rouge’. »

La Roue rouge est une histoire de la révolution russe dans laquelle les événements et les personnages sont historiques, mais le dialogue dans de nombreux cas est imaginé. Dans la plupart des cas, personne n’a enregistré les conversations entre Lénine et Trotsky, par exemple. Le résultat est basé sur des faits, mais ressemble aussi à un roman dans ses échanges entre les personnages. « C’est une œuvre qui ne ressemble à aucune autre. Il a dû inventer un genre rien que pour l’écrire, pour rendre l’histoire vivante. »

Alexandre Soljenitsyne avec sa famille à l’aéroport de Zurich, en mars 1974. Ignat est dans le bras gauche de son père. (Avec l’aimable autorisation d’Ignat Soljenitsyne)

L’œuvre est composée de quatre parties dans l’original russe, trois volumes ont été publiés en anglais : Août 1914, Novembre 1916 et Mars 1917. Ignat Soljenitsyne se concentre maintenant sur la publication du dernier volume, Avril 1917, « dans lequel Vladimir Lénine, comme nous le savons maintenant, est arrivé en Russie avec l’aide secrète du gouvernement allemand pour rencontrer Trotsky et mettre au point leur ascension au pouvoir ».

Plusieurs autres volumes de prose, de poésie et de pièces de théâtre restent à traduire. L’achèvement de cette tâche a été le nouveau centre d’intérêt d’Ignat car, comme le dit le fils, « il est important aujourd’hui que tout passe par l’anglais ».

Son père a vécu longtemps, mais comment a‑t‑il réussi à gérer une production aussi vaste ? « Il ne comprenait pas le concept de syndrome la page blanche. Il pensait qu’il s’agissait d’un luxe réservé aux écrivains aisés qui pouvaient choisir d’écrire, mais aussi de ne pas écrire. Dans son cas, il était depuis son plus jeune âge contraint par le destin, son désir et son don d’être écrivain. Cela a été grandement renforcé par le sens du devoir d’utiliser les années qui lui restaient pour documenter, enregistrer et exposer la vérité sur la Russie. Une vérité qui n’a pas seulement été négligée, mais dans de nombreux cas, couverte, dissimulée, déformée et sur laquelle les bolcheviks et leurs successeurs ont menti. »

Réflexions sur la musique classique

La dévotion d’Ignat Soljenitsyne pour l’œuvre de son père fait écho à son propre engagement envers une forme d’art qui véhicule les valeurs d’une époque révolue. Dans un paysage culturel contemporain souvent marqué par l’anti‑occidentalisme, où la culture d’origine européenne est elle‑même est considérée comme suspecte, quel avenir voit‑il pour la musique classique ?

« Il semble que nous soyons en train de jeter par‑dessus bord l’héritage de la culture occidentale. J’aurais pensé que, face à tant de choses injustes et infâmes que nous avons faites en tant qu’espèce, la culture serait considérée comme représentant ce que nous avons fait de mieux. L’idée selon laquelle nous devrions nous en débarrasser parce qu’elle ne correspond pas au discours actuel est une vision à court terme qui peut conduire à des résultats catastrophiques et irréversibles. J’espère et je crois, cependant, que ce ne sera pas le cas. » Sur quoi se fonde son optimisme ? « Aussi longtemps que nous serons humains, nous aurons besoin de musique. On ne vit pas seulement de pain », explique-t-il, faisant allusion au passage biblique, Matthieu 4:4 : « … L’homme ne vivra pas de pain seulement, mais de toute Parole qui sort de la bouche de Dieu. »

« Ce passage m’a toujours interpellé. C’est tellement contre‑intuitif d’une certaine manière. De quoi pourrions‑nous avoir besoin en dehors du matériel ? Mais la plupart d’entre nous, à un moment donné, recherchent une nourriture spirituelle. La musique classique sera toujours nécessaire. »

Cet article a été publié à l’origine dans le magazine American Essence.

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