Vie et mort de Michka, Mykhaïlo, Maxim et Volodymyr, tués rue Yablounska

Par afp
29 avril 2022 13:15 Mis à jour: 29 avril 2022 13:16

Chacun a sa propre posture dans le trépas: un vieil homme plié près de sa bicyclette, un autre accroché à son sac de courses, un autre encore couché sur le flanc au milieu du trottoir. 

Plus loin, ils sont trois, dans leur sang, face contre le bitume, dans une posture qui fait penser à une exécution sommaire: l’un a les mains liées dans le dos avec un tissu blanc.

Cadavres éparpillés dans une même rue

Vingt corps, tous des hommes habillés en civil, certains semblant être là depuis des semaines, sont photographiés le 2 avril par l’AFP, premier média à entrer dans Boutcha, banlieue de Kiev, juste après le retrait des troupes russes.

Vingt cadavres éparpillés dans une même rue: la rue Yablounska, autrement dit rue des pommiers.

Les images feront le tour du monde, suscitant un émoi international et marquant un tournant dans le conflit ukrainien, alors dans sa sixième semaine.

Rapidement, Kiev accuse les forces russes d’avoir commis des « crimes de guerre » pendant leur occupation de la ville en mars.

Jeudi, 10 premiers soldats russes ont été mis en examen par les services de la procureure générale d’Ukraine pour « traitement cruel » et menaces de meurtres sur des civils de Boutcha. La procureure a précisé que l’enquête se poursuivait pour déterminer leur implication éventuelle dans des « meurtres prémédités ».   

Pourquoi?  

La rue Yablounska, rue résidentielle avant-guerre, semble être devenue, en mars, l’enfer des habitants de Boutcha. Mais que s’y passait-il exactement? Qui sont ces hommes abattus? Comment et quand sont-ils morts, qui les a tués? Et, question plus délicate encore, pourquoi?

Les autorités russes, qui ont accusé les Ukrainiens de « manipulation », ont démenti toute responsabilité pour les morts laissés dans le sillage de leur occupation de la ville.

L’AFP a interrogé plusieurs jours durant des proches des victimes, ceux qui ont ramassé ou essayé de ramasser les corps, recueilli les versions des sources policières et judiciaires.

Rapports d’autopsie

En recoupant des listes officielles de victimes tenues par les autorités et en consultant les rapports d’autopsie à la morgue de Boutcha, l’AFP a pu identifier ces hommes et retracer leur parcours, jusqu’à la « rue de la mort ». 

Voici l’histoire de quatre d’entre eux.

Son corps a été retrouvé étendu sur le dos, enchevêtré dans son vélo, le visage gris et déjà décomposé.

« On est partis à deux, je suis revenu seul », dit Oleksandr Smagliouk, 21 ans, ses yeux bleus fixes et vides quand il se met à raconter cette matinée du 6 mars.

Mykhaïlo

A 10h30, Mykhaïlo dit « Michka » Romaniouk, 58 ans, avait décidé de tenter le tout pour le tout: 4 km à vélo pour accompagner Oleksandr, le petit ami de sa nièce, jusqu’à l’hôpital militaire de la ville voisine, Irpin.

Les deux hommes espéraient y retrouver un proche disparu dans un bombardement, et peut-être de l’électricité pour charger leur téléphone et demander de l’aide.

Ils pédalent, Michka devant, Oleksandr derrière, et arrivent en quelques minutes rue Yablounska. Il ne leur reste plus que 500m à faire jusqu’à l’hôpital.

« On roulait assez vite et il n’y avait personne dans la rue », témoigne Oleksandr. « J’ai entendu d’abord le bruit, une rafale de tirs. Et Mykhaïlo est tombé devant moi. Je me suis enfui par une petite allée en pédalant ».

Les tirs, assure-t-il, venaient d’une maison jaune à deux étages, juste devant eux. « Des snipers », dit-il, en référence à de probables tireurs embusqués.

Avant-poste des unités d’infanterie et des commandos russes

« Je ne me suis pas rendu compte de ce qui se passait là-bas », explique le jeune homme, pétri de culpabilité.

A l’insu des habitants, la rue Yablounska, axe principal menant à la ville voisine d’Irpin permettant de surveiller tout ce qui entre et sort de Boutcha, était devenue l’avant-poste des unités d’infanterie et des commandos russes qui venaient de prendre la ville.

-Des travailleurs alignent des sacs mortuaires alors qu’ils exhument des corps sur un site où des civils tués pendant l’occupation russe ont été enterrés, sur le terrain de l’église Saint-André à Bucha, à la périphérie de Kiev, le 13 avril, 2022. Photo de FADEL SENNA/AFP via Getty Images.

Dès le 4 mars, des barrages de tanks y sont postés, les soldats russes occupent les maisons et montent un poste de commandement dans l’une d’elles. La rue est à eux.

Quelle était la consigne? « La première chose qu’ils ont faite, c’est de se positionner et de tirer avec tout ce qu’ils avaient et sur tout ce qui bougeait, tout le monde, tous ceux qui approchaient », estime le chef de la police de Boutcha, Vitaly Lobass.

Le corps de Michka Romaniouk est resté 28 jours sur ce bout de trottoir peint en jaune et blanc, devant la maison d’où seraient partis les tirs. Son visage tuméfié tourné sur le côté dans une grimace implorante, les mains dans des gants de bricolage oranges.

« Intention de donner la mort »

Le cadavre a été collecté le 3 avril à la libération de la ville, et autopsié cinq jours plus tard.

Cause de la mort: » traumatisme crânien balistique, causée par balle pénétrante (…) multiples lésions cérébrales et fracture de la boite crânienne », peut-on lire sur son certificat de décès, consulté par l’AFP.

Conclusion: « blessure à l’arme automatique avec intention de donner la mort ». 

L’ouvrier en bâtiment avait été filmé, au tout début de la guerre, avant l’arrivée des troupes russes à Boutcha, en train de cuisiner sur un réchaud pour toute sa petite famille.

« Jour 5 de la guerre. Michka fait le feu. Bonjour beau gosse! », commente sur la vidéo Viktoria Vatoura, 48 ans, sa belle- sœur, en ajoutant: « Sachka est revenu sous les tirs d’obus, on a de la viande, ce soir c’est brochettes. »

« Un homme simple qui aimait la vie et n’avait jamais fait de mal à personne », dit à l’AFP sa belle-sœur. « C’était un joyeux luron, qui aimait bien picoler. »

Michka Romaniouk a été enterré le 18 avril sans cérémonie et sans prêtre. Chacun des quatre membres de sa famille a dit un petit mot sur sa tombe, au cimetière n°2 de Boutcha.

Mykhaïlo Kovalenko

Le corps de Mykhaïlo Kovalenko, lui, est resté 29 jours sur le bitume de la rue Yablounska, couché sur le flanc, dans sa parka bleue et son pantalon beige.

Ce père de famille de 62 ans aimait « la musique classique » et collectionnait disques et matériel hi-fi. Il aimait se promener dans les sous-bois de Boutcha avec son chien.

Le 5 mars, alors que c’était encore possible, Mykhaïlo Kovalenko décide d’évacuer Boutcha en voiture. Sa femme s’installe à l’avant, sa fille à l’arrière.

Arrivé rue Yablounska, il sort du véhicule « les mains en l’air » pour se présenter à un barrage de soldats russes et montrer qu’il est désarmé, relate son gendre, Artem, qui préfère taire son nom de famille.

Les soldats au barrage n’ont rien voulu savoir. Ils lui ont tiré dessus, ont raconté sa fille et sa femme, qui elles ont pu s’enfuir en courant.

Traumatismes psychologiques subis à Boutcha.

Les proches de M. Kovalenko l’ont identifié par ses vêtements, sur une photo prise de loin par l’AFP le 2 avril. « C’était horrible », dit Artem.

Le 18 avril, Artem est appelé à la morgue de Boutcha pour confirmer l’identification de son beau-père. La fille de M. Kovalenko, compagne d’Artem, n’a pas pu venir: elle est partie en Bulgarie, où elle est soignée pour les traumatismes psychologiques subis à Boutcha.

« Elle se réveille toutes les nuits et pleure », dit Artem.

Mykhaïlo Kovalenko a été inhumé le 18 avril dans un cercueil noir, en présence de son gendre et de deux autres proches, au cimetière de Boutcha, a constaté une journaliste de l’AFP.

Il porte une doudoune bleu vif, ses chaussettes sont remontées sur son pantalon noir. A côté de lui, deux autres corps d’hommes, dont l’un a les mains liées dans le dos avec un tissu blanc. Tous trois gisent près de blocs de parpaings qui devaient servir à rénover un rond-point tout proche.

Maxim Kireev

L’AFP a photographié le passeport retrouvé près de l’homme à la doudoune: il s’agit de Maxim Kireev, né le 17 juillet 1982.

L’ouvrier en bâtiment de 39 ans, qui n’était pas du coin, avait réussi à survivre aux premières semaines de la guerre.

Il se cachait de cave en cave, témoigne Iryna Chevtchouk, 52 ans, réfugiée plusieurs jours dans le même sous-terrain que lui.

Alors que les soldats russes terrorisaient la rue, Maxim aidait tout le monde, cherchant des affaires, tentant un ravitaillement.

« Tout le monde l’appelait +Maxim sans peur+ », dit à l’AFP Iryna, à 100m du lieu de sa mort où, un mois après, une flaque de sang est toujours incrustée sur le sol.

Le 17 mars, Maxim et un autre homme décident de quitter leur cachette pour aller chercher des affaires sur un chantier tout proche, explique encore Iryna.

Maxim et ses deux compagnons d’infortune « ont été torturés. »

Il n’est jamais revenu, et elle cherche toujours à comprendre quand et comment il est mort.

« C’est très important de rendre justice à Maxim, parce que si personne ne les punit (les Russes), ils recommenceront », insiste Iryna.

Pour le policier Lobass, Maxim et ses deux compagnons d’infortune « ont été torturés. Les corps des trois hommes ont été retrouvés avec des blessures par balles au niveau du cœur ou de la nuque ».

Son corps a été retrouvé, à plat en travers du trottoir, les pieds dans le cadre d’un vélo bleu. Ses affaires sont éparpillées autour de lui.

Volodymyr Brovtchenko,

Volodymyr Brovtchenko, 68 ans, a été abattu alors qu’il s’engageait sur sa bicyclette dans la rue Yablounska, autour du 5 mars, selon sa belle-sœur Natalia Zelena.

Un voisin qui a tenté de ramasser son corps s’est aussi fait tirer dessus, mais il a survécu, dit Mme Zelena.

« Ce jour-là, il avait besoin d’amener le vélo à Vorzel », village voisin de Boutcha où il travaillait, a expliqué cette femme de 63 ans.

« Il avait emprunté le vélo à quelqu’un et s’était mis en tête de lui ramener », a-t-elle ajouté. La femme de Volodymyr a tenté de le dissuader de faire cette énième sortie à haut risque, mais ce père de deux enfants tenait à rendre la bicyclette.

Russe d’origine, il vivait à Boutcha depuis 1976, a-t-elle précisé.

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