À quoi sert la poésie ? Euclide seul a regardé la Beauté à nu

Par Sean Fitzpatrick
10 août 2021 08:38 Mis à jour: 11 septembre 2021 07:54

Généralement, les mathématiques ne sont pas associées à la poésie. Toutefois, elles devraient l’être. La « poésie »  du grec poiesis, signifiant « faire »  est un art du langage établissant des liens entre les réalités physiques, alors que les mathématiques usent des principes métaphysiques qui les régissent. La poésie nous fait réaliser que le fonctionnement quantitatif de la matière n’est pas le plus important, et lorsqu’elles marchent main dans la main, la poésie et les mathématiques ont le rare pouvoir de mettre la beauté à nu.

L’un des premiers mathématicien a été l’ancien Grec Euclide, et son traité mathématique et géométrique intitulé Éléments constitue l’épine dorsale de la géométrie et de la théorie des nombres. L’ouvrage constitue également le fondement de la logique et de nombreux autres systèmes scientifiques. Son traité est, en effet, très beau, et la poétesse lyrique américaine Edna St. Vincent Millay a écrit sur la beauté des mathématiques d’Euclide et des mathématiques en général.

Euclide seul a regardé la Beauté à nu.
Que tous ceux qui parlent de la beauté se taisent,
et s’allongent sur la terre et cessent
de réfléchir à eux-mêmes, tandis qu’ils fixent
le néant, les dessins complexes venant de nulle part,
dans des formes de lignées changeantes ; que les oies
jacassent et sifflent, les héros cherchent à se libérer
de l’esclavage poussiéreux dans l’air lumineux.
Ô heure aveuglante, ô jour saint et terrible,
Lorsque le rayon de lumière dans sa vision a brillé la première fois
d’une lumière anatomisée ! Euclide seul
a regardé la Beauté à nu. Heureux ceux
qui, bien qu’une fois seulement et ensuite très loin,
ont entendu sa sandale massive posée sur la pierre.

(traduction libre)

Euclid alone has looked on Beauty bare.
Let all who prate of Beauty hold their peace,
And lay them prone upon the earth and cease
To ponder on themselves, the while they stare
At nothing, intricately drawn nowhere
In shapes of shifting lineage; let geese
Gabble and hiss, but heroes seek release
From dusty bondage into luminous air.
O blinding hour, O holy, terrible day,
When first the shaft into his vision shone
Of light anatomized! Euclid alone
Has looked on Beauty bare. Fortunate they
Who, though once only and then but far away,
Have heard her massive sandal set on stone.

Ici, les gloires de la perspective mathématique sont célébrées en vers. Ce poème cherche à réveiller ceux qui seraient prisonniers d’une transe narcissique ou d’un sentiment de suffisance, et à entrer dans la vision lumineuse qu’avait Euclide. Ce dernier a vu les magnifiques systèmes qui ont construit le monde. Le poète St. Vincent Millay qualifie de « héros » ceux qui apprennent à partager cette vision, ceux qui ont pu voir clair après l’aveuglement initial de ce rayon de lumière de la vérité, lequel leur révèle ainsi les secrets de la Beauté.

Une statue d’Euclide datant du XIXe siècle, réalisée par Joseph Durham, au musée d’Histoire naturelle de l’Université d’Oxford. (Domaine public)

Les principes mathématiques, comme portails d’une vision métaphysique des beautés du cosmos – la beauté de la « lumière anatomisée » – ont malheureusement été négligés. En effet, même si, apparemment, les mathématiques et d’autres disciplines scientifiques tendent à éliminer le mystère des choses, leurs vérités réductrices ne devraient pas amoindrir le bel émerveillement qui leur sont inhérentes. En effet, malgré le caractère tangible des calculs, une réalité anime ces vérités, et qui explique pourquoi elles sont bonnes, et cette réalité est la beauté.

Et si la beauté ne peut être, en soi, prouvée, nous connaissons sa présence par son empreinte puissante sur le monde, telle l’empreinte permanente dans la pierre.

Ce n’est un secret pour personne que l’éducation conventionnelle a largement remplacé l’intangible par le tangible, donnant une grande place aux mathématiques et une petite place à la poésie. De nos jours, cela se manifeste en partie, mais en particulier, dans l’importance exagérément accordée aux arts physiques par rapport aux arts métaphysiques, dans de nombreuses écoles. L’on pourrait dire que la science se présente aujourd’hui comme une sorte de nouvelle religion, en prétendant apporter des réponses à ce que la religion autrefois exprimait.

Malheureusement, de nombreux programmes d’études subordonnent l’exercice spirituel des beaux-arts à l’acquisition de connaissances empiriques, purement fonctionnelles et utilitaires et, en fin de compte, narcissiques, tel que l’y a fait allusion St. Vincent Millay. Bien sûr, de nombreuses tendances sociétales dictent des préoccupations pour des opérations et des objectifs mesurables et tangibles, puisque de nombreuses fortunes ont été construites grâce à l’ingénierie et aux domaines techniques.

Toutefois, il existe des mystères fondamentaux relevant de la contemplation qui défient toute mesure empirique, et leur expression a pour point de départ la poésie. Par exemple, Platon et Aristote ont défendu l’étude de l’expression poétique, car elle fournit un espace philosophique et théologique ancré dans l’émerveillement, qui s’élève au-dessus de l’accumulation des faits, pour mettre en évidence l’interconnexion de tous les éléments impliqués, ainsi que leur juste relation les uns avec les autres.

Les anciens considéraient qu’il s’agissait à la fois du commencement et de la finalité d’une éducation libérale, que la poésie préparait les gens à vivre une bonne vie. Le mariage et la conjugaison harmonieux de la science et de la poésie dans l’éducation servent à incarner une vision complète du monde, laquelle a disparu de l’arène de l’éducation moderne où la mesure des choses est valorisée au détriment de leur mystère.

La science physique ne peut révéler qu’une moitié du monde – l’autre moitié appartient à une autre forme de connaissance. Et pour cette raison, le poétique et le scientifique ne s’excluent pas mutuellement, comme l’a montré St. Vincent Millay dans son poème. Plutôt, elles se corroborent : une vision complète des choses implique à la fois la vérité et ce qui est fidèle à la vérité, c’est-à-dire le fait et le symbole, respectivement – et, bien sûr, la beauté qui appartient aux deux.

D’une façon ou d’une autre, les hommes et les femmes doivent donner un sens au monde, mais comment mieux le saisir ? Est-ce par la combinaison de conglomérat d’atomes ? Par des équations mathématiques et des preuves scientifiques ? Ou serait-ce trop superficiel ? Des poètes comme Edna St. Vincent Millay invitent à contempler ensemble les mondes physique et spirituel. Résistons à l’esclavage poussiéreux de la fixation matérialiste et libérons-nous dans la beauté exaltante et durable.

Sean Fitzpatrick est enseignant à la Gregory the Great Academy, un pensionnat dans la ville d’Elmhurst, en Pennsylvanie, où il enseigne les sciences humaines. Ses écrits sur l’éducation, la littérature et la culture ont été publiés dans un certain nombre de revues, dont Crisis Magazine, Catholic Exchange et The Imaginative Conservative.

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