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En Espagne, les villes deviennent “intelligentes” : progrès ou menace invisible ?
L’Espagne a proposé un Plan national de villes intelligentes (PNCI) en 2015, avec l’objectif clair de transformer la vie des citoyens vers un nouvel environnement numérique et d’établir « une politique industrielle qui favorise la croissance du secteur technologique et sa capacité d’internationalisation ». La smart city fait partie de l’Agenda 2030 pour le développement durable et dispose d’une feuille de route qui s’est déjà étendue aux zones rurales où, loin du tumulte, même les animaux n’échappent pas à l’imposition d’un important changement qui offre désormais de nouveaux défis et de nouveaux risques de sécurité.

Photo: Gerd Altmann / Pixabay
Ce programme considère que « l’Espagne doit continuer à favoriser le développement d’un secteur industriel fort, compétitif et de référence internationale, qui contribue à la reprise de l’activité économique et à la création d’emplois ».
L’argument repose sur le fait que plus de 80 % de la population, selon les données de l’Atlas statistique des zones urbaines du ministère du Développement, vit dans les villes, ce qui exige d’être « préparés à fournir des services, essentiellement non administratifs, de manière durable ».
« Répondre aux besoins en eau potable, en transport ou en air propre constituera un défi d’une ampleur extraordinaire et une opportunité pour l’industrie. »
Que signifie vraiment l’idée de “ville intelligente” ? Il s’agit d’un écosystème qui achète et déploie des TIC (technologies de l’information et de la communication), incluant capteurs, caméras, sondes environnementales, plateformes de données, solutions logicielles d’analyse ; mais aussi des acteurs chargés de définir ce qui sera observé et contrôlé.
On peut ainsi mesurer les personnes qui s’approchent d’un lieu, les véhicules, la qualité de l’air ou la consommation énergétique. Ces données sont transmises aux centres de traitement des données via les réseaux de connectivité et, suivant les règles de cybersécurité fixées par l’autorité, conservées ou supprimées. À leur tour, les réponses liées au trafic, à l’éclairage, à la climatisation des bâtiments publics, à la gestion de l’eau ou des déchets, etc., sont automatisées. Tout cela sous la responsabilité de l’opérateur public et de ses fournisseurs. Derrière l’ensemble existe aussi la communication entre le produit et son fabricant, qui n’est pas toujours surveillée, et peut ouvrir ou fermer n’importe quel élément intelligent connecté à Internet.
L’Agence espagnole de protection des données (AEPD), l’Autorité catalane de protection des données (APDCAT), l’Autorité basque de protection des données (AVPD) et le Conseil de transparence et de protection des données d’Andalousie ont averti, en mai 2024, que la technologie qui détecte les appareils des personnes pour suivre leurs déplacements implique l’utilisation de données à caractère personnel présentant des risques inhérents.
Selon elles, la personne concernée devrait savoir comment ses données sont traitées, lesquelles pourraient être surveillées dans les centres commerciaux, musées, lieux de travail, espaces publics, transports ou grands événements des villes intelligentes.
En 2017, le plan des villes intelligentes a été étendu au milieu rural. Le ministère de l’Énergie, du Tourisme et de l’Agenda numérique a publié le Plan national des Territoires intelligents (PNTI) 2017-2020, doté de 170 millions d’euros et comprenant six axes prioritaires : tourisme intelligent (60,4 millions d’euros) ; objets internes de ville, tels que gares et bâtiments intelligents (30,5 millions d’euros) ; technologie 5G (10,2 millions d’euros) ; laboratoire virtuel pour tester la compatibilité entre bâtiments, gares, ports et aéroports (0,4 million d’euros) ; territoires ruraux intelligents (51,3 millions d’euros) ; et services publics 4.0 sur plateformes urbaines et rurales (10,4 millions d’euros).
En 2022, le ministère a porté l’initiative à près de 245 millions d’euros dans le domaine technologique afin de développer un total de 25 projets dans neuf communautés autonomes.
La phase initiale : disposer de capteurs et d’éléments qui observent et enregistrent
Les villes intelligentes s’appuient sur une couche physique de technologie : ordinateurs, téléphones, serveurs cloud ou centres de données locaux, et une constellation de capteurs IoT (Internet of Things – Internet des objets), déployés sur les lampadaires, abribus, réseaux d’eau ou bâtiments publics, qui mesurent des variables de l’environnement. Ces dispositifs enregistrent température, humidité, pression, CO₂, NO₂, O₃, particules en suspension (PM2.5/PM10), bruit (dB), rayonnement UV et paramètres de qualité de l’eau, entre autres. Plus besoin qu’un opérateur ne parcoure la ville avec un carnet : les capteurs envoient des données en continu vers des plateformes logicielles qui les traitent et activent des réponses automatiques.
Le trafic et le stationnement en sont deux exemples clairs. Des boucles magnétiques incrustées dans la chaussée, des radars et le lidar comptent les véhicules et calculent leur vitesse moyenne ; des magnétomètres et ultrasons détectent les places libres en surface. Grâce à ces informations, les feux adaptatifs ajustent cycles et priorités, et les panneaux d’information guident les conducteurs vers les parkings réellement disponibles, réduisant les détours et les émissions.
La gestion des déchets est également automatisée. Les conteneurs dotés de capteurs de remplissage avertissent lorsqu’ils atteignent un seuil et le système génère des itinéraires dynamiques pour les camions. Résultat : moins de kilomètres, moins de bruit, moins de carburant et une traçabilité GPS permettant de vérifier que le service est assuré dans tous les quartiers.
Dans les réseaux de services, les compteurs intelligents et sondes surveillent débits et pressions d’eau, détectent les fuites, mesurent les consommations électriques ou alertent en cas de concentrations anormales de gaz. Dans les infrastructures critiques, accéléromètres et jauges d’extension surveillent la vibration et la déformation de ponts ou structures, tandis que les capteurs thermiques renseignent sur l’état du bitume et de l’éclairage.
Dans les bâtiments municipaux, le même principe s’applique : les systèmes BMS (Building Management Systems) ou SGE (Systèmes de Gestion de l’Énergie) contrôlent chauffage, ventilation et climatisation : si le CO₂ augmente dans une salle, les clapets s’ouvrent et le débit augmente ; lorsque le bâtiment se vide, la puissance baisse. Dans les hôpitaux, on surveille les pressions différentielles et autres paramètres ; dans les centres commerciaux, l’impulsion d’air et la pression s’adaptent à l’affluence et au flux de portes ouvertes. L’argument avancé : une économie par rapport à l’exploitation manuelle, avec un air intérieur plus sain et des températures stables.
Tout cet écosystème nécessite de la connectivité : fibre, 4G/5G, et réseaux LPWAN (Low-Power Wide-Area Network – réseau longue portée et basse consommation). Une partie de l’analyse est effectuée en périphérie (edge computing), c’est‑à‑dire dans la caméra ou le capteur lui-même, tandis que le reste est traité sur des plateformes urbaines centralisées consolidant l’information.
Qui détient le pouvoir de décision et comment l’exerce-t-il ?
L’« intelligence » urbaine ne consiste pas seulement à accumuler des capteurs, mais à convertir les données qu’ils génèrent en décisions utiles, avec une efficacité mesurable et une gouvernance claire afin que la technologie améliore la vie des habitants sans violer leur vie privée. En fin de compte, cette technologie est contrôlée par des logiciels pouvant choisir de tout mesurer et tout conserver, ou seulement ce qu’autorise la loi.
Mais qui décide si le logiciel doit mettre en œuvre telle ou telle mesure réellement utile au citoyen ? La municipalité fixe les règles dans les cahiers des charges : elle définit quelles données sont recueillies, à quelles fins et pour quelle durée.
L’interopérabilité entre marques est exigée, la cybersécurité doit être conforme au Schéma national de sécurité (ENS), ainsi que le respect du Règlement général sur la protection des données (RGPD). L’entreprise adjudicataire — intégrateur ou fournisseur — développe et met en œuvre la solution sous supervision technique municipale. En outre, doivent exister des audits, des registres d’accès et des plans de réversibilité afin que, si le fournisseur change, la ville conserve le contrôle de ses systèmes et informations.
Quels sont les risques ?
Les villes intelligentes disposent de dispositifs susceptibles d’agir de façon incontrôlée pour des objectifs étrangers au bien-être citoyen ; dès lors, « l’intelligence » dépendra de la manière dont ils seront déployés.
Par exemple, les serrures intelligentes promettaient confort et facilité — « ouvrez avec votre mobile », « partagez des clés numériques », « oubliez les doubles » —, mais cette magie a révélé des risques bien réels. En 2017, l’entreprise LockState a lancé via Internet une mise à jour à distance du micrologiciel (firmware) de ses serrures, les bloquant. Les propriétaires se sont retrouvés dans l’impossibilité d’entrer chez eux et les check-ins d’hôtels ont également été paralysés.
C’est un exemple d’appareil manipulable à distance non seulement par les autorités des villes intelligentes, mais aussi par les entreprises fournisseurs, puisque le microcontrôleur qui lit et stocke la donnée dispose d’une radio pour communiquer (parfois en Wi-Fi, parfois en 4G/5G) et d’une batterie qui le maintient actif.
Pratiquement tous les capteurs incluent un microcontrôleur dont le firmware est connectable vers l’extérieur.
Dans le domaine de la sécurité figurent les serrures, visiophones, caméras, alarmes, lecteurs LPR (lecture automatique de plaques). Dans les foyers et bâtiments : ampoules et prises intelligentes, thermostats, capteurs (mouvement, CO₂, fuite), actionneurs de température, ascenseurs connectés. Dans la ville : capteurs de stationnement, de qualité de l’air/bruit, compteurs d’eau/énergie, éclairage, panneaux d’information, stations météorologiques. Dans les transports : valideurs de cartes, caméras intégrées, horodateurs, etc. Dans l’industrie : passerelles, onduleurs photovoltaïques capables d’affecter tout un réseau électrique, chargeurs de véhicules électriques, etc.
Toute défaillance implique un problème de sécurité.
En 2022, des chercheurs du NCC Group ont démontré que certaines attaques peuvent tromper le signal Bluetooth et ouvrir des serrures de voitures et de maisons — et accéder à des données — en utilisant l’authentification de proximité. « En effet, une voiture peut être piratée depuis l’autre bout du monde grâce à un mobile légitime. »
Dans une ville intelligente, la force d’une cyberattaque ou d’une mauvaise action peut provenir de l’intérieur ou de l’extérieur.
En 2021, Mercadona a testé dans certains magasins un système de reconnaissance faciale pour identifier des personnes faisant l’objet d’ordonnances d’éloignement. L’Agence espagnole de protection des données a jugé la mesure « disproportionnée » et a sanctionné l’enseigne de 2,5 millions d’euros.
En 2017, la municipalité d’Enschede, aux Pays-Bas, a décidé de mesurer l’affluence au centre-ville via des capteurs et a fait appel à une entreprise spécialisée dans le comptage de personnes. Des équipements détectant les signaux Wi-Fi des téléphones des passants furent installés dans les rues commerçantes. Chaque téléphone fut enregistré séparément et se vit attribuer un code unique.
La logique retenue a surpris. Les services municipaux et deux entreprises eurent accès aux données. Monique Verdier, vice-présidente de la DPA, qui enquêta sur le dossier, précisa qu’« on pouvait voir exactement quelle personne correspondait à quel code ». On observa également des tendances : par exemple, une personne arrivait au même endroit tous les jours à 8 h 00 et repartait à 17 h 00.
« Toute personne a le droit de mener ses activités à l’extérieur librement et sans être espionnée. Sans que le gouvernement ni aucune autre partie ne puisse la surveiller ni savoir ce qu’elle fait. Cela fait partie de notre société libre et ouverte », souligne Mme Verdier. Dans ce cas, bien que la municipalité ait été condamnée, les autorités obtinrent un recours de protection.

Plan national des Territoires intelligents (2017-2020) (Capture d’écran : Ministère du Logement et de l’Agenda Urbain)
L’Espagne enfreint les restrictions de sécurité européennes et américaines
En Espagne, le Schéma national de sécurité a été remis en question pour avoir autorisé l’utilisation d’équipements de l’entreprise chinoise Huawei afin de stocker des données sensibles d’écoutes policières, ou encore l’emploi de produits Huawei et ZTE dans des réseaux intelligents 5G, que l’Union européenne restreint pour des raisons de cybersécurité. Le gouvernement de Pedro Sánchez les a largement approuvés. Barcelone et Malaga sont deux exemples récents où Huawei a été intégrée ouvertement dans la cartographie des initiatives de smart cities.
Le 4 mars, à Barcelone, la mairie a signé, lors du Mobile World Congress (MWC), un mémorandum d’entente avec Huawei afin « d’avancer dans des initiatives de ville intelligente », en mettant l’accent sur les centres de commandement urbains, la connectivité, l’énergie verte et les plateformes TIC, ainsi que sur des programmes de formation liés à Barcelona Activa et à la Huawei Spain Academy. Le maire, Jaume Collboni, et des dirigeants de Huawei ont affirmé que l’accord constitue une étape pour renforcer « la numérisation et la durabilité, contribuant à faire de Barcelone une référence dans l’usage de la technologie au bénéfice de la société ».
À Malaga, l’entreprise collabore avec la mairie dans le cadre d’un projet pilote de Wi-fi public au marché d’Atarazanas, également inscrit dans la stratégie locale de ville intelligente.
Par ailleurs, les caméras chinoises Hikvision, classées aux États-Unis sur la liste des entreprises militaires chinoises, sont installées à Tres Cantos, à Madrid, ainsi que dans la vidéosurveillance d’installations gouvernementales.
À Tres Cantos, la mairie a mis en place un système de mobilité et de contrôle d’accès avec des caméras LPR (lecture automatique de plaques), des dômes PTZ (caméras à mouvement latéral et d’inclinaison) et des unités panoramiques à objectifs multiples de Hikvision, le tout centralisé via le logiciel HikCentral et déployé avec un intégrateur. Le fournisseur détaille que l’objectif municipal est une visibilité accrue des points clés, une réponse en temps réel et l’analyse du trafic ; il souligne également l’évolutivité et la gestion par la police locale.
L’eurodéputé Jorge Buxadé Villalba a soumis, le 23 juillet, une question publique au Parlement européen dénonçant le recours du gouvernement espagnol à l’entreprise chinoise Hikvision pour fournir des caméras de vidéosurveillance destinées à des installations gouvernementales, y compris des lieux sensibles comme La Moncloa et des points de contrôle frontaliers, tels que ceux de la frontière sud de l’UE.
« Hikvision a été interdite aux États-Unis et restreinte dans de nombreux autres pays en raison de son rôle dans la surveillance massive de minorités et de ses liens étroits avec le régime chinois. L’Agence de sécurité nationale des États-Unis et des experts européens ont averti du risque d’accès à distance non autorisé à ces dispositifs […] La Commission considère-t-elle que ces contrats respectent le principe de sécurité nationale dans le cadre de la stratégie de l’UE ? »
Les caméras chinoises Dahua ont également fait leur apparition durant la pandémie à l’IFEMA, à Madrid, pour le contrôle de température sans contact. À Saragosse, la mairie les a installées aux accès de l’hôtel de ville, du bâtiment Seminario et de la caserne de la police locale, dans le cadre des mesures municipales de sécurité.
Selon Gemma Galdon-Clavell, d’Eticas Research & Consulting, Barcelone, « les caméras de vidéosurveillance prolifèrent depuis des années ; pourtant, les évaluations existantes ne donnent de raisons justifiant cet enthousiasme pour les caméras dans la lutte contre la criminalité et les images enregistrées n’ont pas servi non plus de manière déterminante dans la prévention ou la résolution de grands crimes récents ».
« La question qui se pose alors est : comment se fait-il que la vidéosurveillance ait non seulement réussi à s’imposer, mais poursuive une trajectoire d’expansion, maintienne un soutien populaire considérable et génère un consensus favorable inébranlable parmi les dirigeants politiques, les autorités policières et la population en général ? »
Dans un autre domaine, la mairie de Cabanillas del Campo a annoncé l’acquisition d’un drone pour sa police locale, de marque chinoise DJI Mavic 3 Pro Enterprise, « équipé d’une caméra vidéo et photo, ainsi que d’une caméra thermique », qui sera utilisé comme un outil supplémentaire pour la sécurité citoyenne. L’investissement a dépassé 6000 euros « pour doter notre police des moyens les plus avancés », a déclaré le maire, José García Salinas.

(Tumisu/Pixabay)
Les smart cities dans l’Agenda 2030
Le Département des affaires économiques et sociales de l’ONU fixe des objectifs en matière de transport durable, de planification urbaine et de gestion des déchets. La base politique mondiale des dites smart cities s’aligne sur le programme de développement durable ainsi que sur la mission de l’UE, qui propose d’atteindre « 100 villes climatiquement neutres et intelligentes d’ici 2030 ».
Cette « neutralité » vise à parvenir en 2050 à un bilan net zéro de gaz à effet de serre (CO₂, CH₄, N₂O, gaz fluorés), principalement en les réduisant. Elle fait partie de la loi européenne sur le climat. Les autres polluants atmosphériques (NO₂/NOx, SO₂, PM2.5/PM10, ozone troposphérique, benzène, etc.) sont régulés par d’autres lois.
L’Identité numérique européenne — permettant d’accéder aux portails publics, de transporter son permis de conduire sur son mobile ou de signer des contrats numériquement — fait également partie de l’agenda ; de même que le projet de paiement en euro numérique (BCE), dont le Conseil des gouverneurs décidera de la prochaine étape en octobre 2025.
En Europe, plusieurs lois encadrent cet environnement. L’une d’elles est la Data Governance Act (DGA), qui permettrait de partager des données entre secteurs (santé, énergie, mobilité, environnement, etc.) lorsque les autorités le décident. Elle introduit notamment les intermédiaires de données neutres et l’altruisme de données pour utiliser des informations publiques protégées par des règles de confidentialité et de contrôle d’accès.
Un autre texte, le Règlement (UE) 2023/2854 (Data Act), établit les règles d’accès et d’usage des données, en particulier celles générées par les dispositifs connectés/IoT typiques d’une smart city (compteurs, capteurs, équipements). L’utilisateur peut accéder à ces données ; de plus, l’interopérabilité est rendue obligatoire et il est prévu qu’en cas de besoins exceptionnels (par exemple, en situation d’urgence), le secteur public puisse demander des données aux entités qui les détiennent.
Pour sa part, l’Espace européen des données de santé (EHDS) établit des règles communes pour l’utilisation et l’échange du dossier médical électronique dans toute l’UE, et permet que ces données soient réutilisées par des tiers pour la recherche, les politiques publiques ou l’intérêt général.

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