Frédéric Rouvillois : « Du point de vue du pouvoir politique, du tissu social et de la politesse, nous sommes dans une situation extrêmement alarmante »

Par Julian Herrero
24 avril 2024 08:58 Mis à jour: 24 avril 2024 08:59

ENTRETIEN – Frédéric Rouvillois est professeur de droit public à l’Université Paris-Cité et auteur de nombreux essais. Dans son dernier ouvrage « Politesse et politique » publié aux éditions du Cerf, il revient sur les liens historiques, pas toujours visibles, entre la politesse et la politique. Le co-auteur du « Dictionnaire du conservatisme » n’hésite pas également à employer le terme de décivilisation pour qualifier les rapports humains actuels au sein de la société française. Entretien.

Epoch Times – Monsieur Rouvillois, dans les premiers chapitres de votre livre, vous rappelez les différents liens qui unissent la politique et la politesse. « Politique et politesse poursuivent un seul et même but : constituer et garantir la société », écrivez-vous. Vous ajoutez que les deux utilisent des procédés analogues et qu’il s’agit de se conformer à un certain nombre de règles et que des sanctions existent. Mais en même temps, la politique semble, par nature, assez violente et donc impolie puisqu’elle implique, même dans des régimes démocratiques, l’emploi d’une certaine virulence pour combattre ses adversaires. Même si des liens entre la politesse et la politique existent, la politique n’est-elle pas, selon vous, rattrapée inéluctablement par sa nature violente ?

Frédéric Rouvillois – Dans mon livre, j’ai essayé de montrer qu’on se place sur deux plans différents. Effectivement, dans le fonctionnement de la machine politique et démocratique, on est très clairement dans quelque chose où la violence est inévitable dans la mesure où, comme le disait Carl Schmitt, la politique se ramène toujours au rapport ami-ennemi. Dans le combat pour arriver au pouvoir et s’y maintenir, on est dans cette dialectique.

En outre, la politique avec un grand P, se situe « entre amis », c’est-à-dire au sein de la société, qui elle-même constitue un ensemble social. L’ensemble social dont justement la loi et la politesse ont pour finalité de maintenir l’existence et la cohésion. Donc, il y a deux plans ; celui de la politique avec la dialectique amis-ennemis de Carl Schmitt et de Julien Freund et celui de la politique au sens du bien de la Cité.

Estimez-vous que le personnel politique français soit plus impoli qu’avant ?

Le personnel politique n’est ni plus ni moins poli que la société dans laquelle il existe. Il faut se poser la question sur la société française dans son ensemble.

Maintenant, est-ce que la société et donc le personnel politique sont moins polis qu’avant ? Je dirais que cela dépend des périodes, comme j’essaye de le démontrer dans mon livre, notamment à partir des sondages d’opinion. Par exemple, il y a clairement eu à partir de 1968 une baisse de la politesse. Cette baisse s’est poursuivie dans les années 1970. L’idée à l’époque était de dire que tout doit être « cool », que la politesse et le savoir-vivre sont des concepts de bourgeois archaïques, castrateurs etc. et qu’il faut donc s’en débarrasser.

Dans les années 1970, il y avait des sondages qui montraient que 80% des Français considéraient la politesse comme un élément du passé et qui n’avait plus d’intérêt. Et quelques années plus tard, avec la crise et l’arrivée d’une perception plus positive de la politesse, les gens ont repris conscience de son importance et vont donc vouloir être plus courtois ou du moins souhaiter que les autres se comportent mieux avec eux.

Dans le troisième chapitre de votre livre, vous dîtes : « Les seuls moments où la politesse disparaît coïncident avec des phases d’anarchie et de désordre extrême ». Pour vous, la France est-elle aujourd’hui dans une situation de désordre extrême ?

Non, pas à ce point. Pour moi, une situation de désordre extrême correspond à ce qu’a connu la France pendant la débâcle de 1940, lorsque les armées allemandes avancent et que la population française se retrouve sur les routes. La défaite de 1940 est l’exemple type d’une période où toutes les règles de politesse disparaissent. Il n’y a plus aucune structure, autorité et légitimité, et tout ce que veulent les gens, c’est satisfaire leurs besoins égoïstes et primitifs et rien d’autre. Tout le monde se retrouve au même moment dans les mêmes endroits face aux mêmes besoins et aux mêmes angoisses. Donc, la politesse disparaît complètement.

Un autre exemple serait la période du directoire, entre 1794 et 1799. Auparavant, Robespierre et les Jacobins étaient déjà parvenus à mettre à mal toute la politesse de l’Ancien Régime, mais sous le directoire et jusqu’à la prise de pouvoir de Napoléon Bonaparte, il y a comme une anarchie complète. Il y a un pouvoir, mais qui ne fonctionne pas bien. Il est contesté, victime de coups d’État à répétition. Et le résultat, c’est que du point de vue de la politesse, on est à un moment de régression incroyable. Par exemple, les gens, notamment certaines femmes se promènent quasiment nue dans la rue.

Aujourd’hui, nous ne sommes évidemment pas dans une période comparable à celles-ci.

Dans le chapitre intitulé « Politique et régime politique », vous écrivez : « La politesse ne procède pas automatiquement du caractère monarchique des institutions : mais celles-ci peuvent y contribuer ». Pour vous, le régime républicain n’offre pas de réponse satisfaisante au manque de savoir-vivre ? Existe-t-il un lien entre régime républicain et impolitesse en France ?

Dans mon livre, j’explique que l’âge d’or de la politesse coïncide avec la monarchie d’Ancien Régime, notamment l’époque de Louis XIV et de ses successeurs. Maintenant, il est bien évident que ce n’est pas intrinsèquement lié à la monarchie, c’est-à-dire qu’il y a eu, il y a et il y aura des monarchies barbares dans lesquelles le pouvoir et la société sont violents.

Disons que la monarchie réunit souvent les conditions de l’existence de la politesse, mais pas toujours.

L’avantage de la monarchie réside dans le fait qu’elle met en avant toute une série d’éléments fondamentaux qui sont favorables au développement d’un code de savoir-vivre et la pratique de ces codes, notamment le fait de respecter le passé, la tradition, favoriser la transmission et l’importance de la famille. C’est ce que des philosophes anglais du XVIIIe siècle appelaient la monarchie civilisée.

Cependant, il y a également eu des républiques dans lesquelles la politesse existait. Je pense à la République de Venise au XVIIIe siècle. Donc, la politesse n’est pas nécessairement liée à l’opposition entre la république et la monarchie.

Vous abordez la question de la famille dans votre livre. Vous écrivez que la famille à partir du XVIe siècle, devient la cellule au sein de laquelle les adultes transmettent aux enfants les bonnes manières. Vous ajoutez que ce rapprochement entre les enfants et les adultes n’a pas été réellement impacté par les changements récents (familles monoparentales, augmentation des divorces etc…). Vous ne pensez pas, qu’à l’aune de l’actualité, ces changements ont lourdement impacté la jeunesse et ont engendré un effondrement de la politesse et donc une hyper violence chez les jeunes ?

Dans mon livre, j’insiste sur l’importance de la famille, mais j’insiste surtout, grâce aux travaux de Philippe Ariès, grand historien des mentalités, sur ce qu’on appelle le sentiment de famille. D’un point de vue génétique, la famille a toujours existé et existera toujours. Mais effectivement, c’est une famille dans laquelle on se contente de mettre des enfants au monde et ensuite, on ne leur apporte absolument rien.

Ce que montre Ariès, c’est qu’il y a des familles, mais c’est le sentiment de famille qui est important, c’est-à-dire le sentiment de constituer une véritable unité, un groupe social spécifique, avec des règles, des principes et l’idée d’une transmission de valeurs, etc. Et dans ce groupe, on retrouve la notion de responsabilité des parents vis-à-vis des enfants, non seulement sur le plan pénal ou civil, mais aussi sur le plan moral et social.

On a l’impression que l’évolution contemporaine met à mal ce groupe, avec l’augmentation du nombre de familles monoparentales, des divorces etc.

Vous employez le terme de décivilisation pour qualifier les rapports humains actuels au sein de la société française. « La civilisation semble menacée et il faut songer à la sauver » écrivez-vous. Comment la civilisation peut-elle être sauvée selon vous ?

Je crois qu’avant de répondre à cette question, il faut comprendre que les bases de la civilisation qui font appel à la politesse et au savoir-vivre, comme l’autorité et les normes sociales, sont confrontées à une évolution, plus particulièrement au sein de la jeunesse.

L’état de la jeunesse est extrêmement préoccupant. Elle est aujourd’hui marquée par un individualisme radical qui fait que les jeunes se sentent seulement concernés par eux-mêmes.

Cette problématique est accentuée par la thématique des générations qui est une aberration puisqu’une génération n’existe pas. Il n’y a pas de raison que deux individus qui naissent à quelques heures d’intervalle, appartiennent à deux générations différentes.

Néanmoins, il y a dans la société la conviction que la génération existe, ce qui est très préoccupant puisque cela crée un groupe de substitution. Ce groupe de substitution nous éloigne de notre famille, notre région et notre nation au profit d’un rapprochement avec certains individus venant du bout du monde et qui ne parlent pas forcément notre langue mais qui seraient donc issus d’une hypothétique même génération.

Tout ceci a un effet catastrophique sur les règles de savoir-vivre et pour le vivre-ensemble. Et à cela s’ajoute le problème de la machine au sens large du terme, c’est-à-dire les réseaux sociaux, le téléphone portable omniprésent ou encore la montée de l’intelligence artificielle qui n’a évidemment pas besoin d’être considérée avec politesse pour fonctionner.

Du point de vue du tissu social, du pouvoir politique et naturellement de la politesse, nous sommes dans une situation qui est extrêmement alarmante.

Concernant les réponses à apporter, je me demande si nous pouvons encore faire quelque chose. Est-ce qu’on peut faire quelque chose en dehors d’un système politique qui aurait le courage et les moyens d’imposer un retour des règles ?

Dans l’histoire de France, il y a un exemple très intéressant : Napoléon Bonaparte. Quand il arrive au pouvoir, il a moins de 30 ans et il a devant lui, du point de vue de la politesse, une sorte de champ de ruines qui est le résultat de la Révolution. Et il va réussir à restaurer une sorte de politesse bourgeoise. Mais je doute fort qu’Emmanuel Macron ou Gabriel Attal, sur ce plan comme sur les autres, aient l’étoffe d’un Bonaparte et qu’ils aient donc les moyens de restaurer quelque chose.

Soutenez Epoch Times à partir de 1€

Comment pouvez-vous nous aider à vous tenir informés ?

Epoch Times est un média libre et indépendant, ne recevant aucune aide publique et n’appartenant à aucun parti politique ou groupe financier. Depuis notre création, nous faisons face à des attaques déloyales pour faire taire nos informations portant notamment sur les questions de droits de l'homme en Chine. C'est pourquoi, nous comptons sur votre soutien pour défendre notre journalisme indépendant et pour continuer, grâce à vous, à faire connaître la vérité.