La commémoration de la femme fellah

La scène intime d'une paysanne de Léon Bonnat capture les valeurs et les sentiments d'un mode de vie en voie de disparition lors de l'expansion de l'Égypte

Par Mari Otsu
23 avril 2024 16:05 Mis à jour: 23 avril 2024 16:05

Une paysanne égyptienne et son enfant est un tableau grandeur nature représentant une femme d’agriculteur portant son enfant endormi sur ses épaules. Il s’agit d’une scène de vie intime exprimée par le peintre français Léon Bonnat dans une phase de transition et d’expansion de l’histoire égyptienne.

La toile représente une femme « fellah » (paysanne ou agricultrice dans les régions arabophones), vêtue d’une « galabeya » d’obsidienne (un long vêtement fluide et ample fait d’un tissu léger adapté aux travaux agricoles), les yeux fermés, portant le poids de son enfant nu. Une extension du vêtement de la mère est drapée sur la moitié supérieure du visage de l’enfant, masquant ses yeux.

Une paysanne égyptienne et son enfant, 1869-1870, par Léon Bonnat. Huile sur toile ; 1.85 m par 1.04 m. The Metropolitan Museum of Art, New York City. (Domaine public)

Le travail manuel, émotionnel et spirituel engendre la somnolence, pour laquelle le sommeil est un remède. Le sommeil divise nos journées en une réalité compréhensible, nous aidant à traiter, à relier et à intégrer nos souvenirs. La femme fellah du tableau de Bonnat aurait connu le travail physique en plus de l’énorme travail que représente le fait de porter et d’élever un enfant. Sa posture est naturelle et résolue, exprimant un sentiment de résignation.

L’artiste derrière la scène

Autoportrait à 22 ans, vers 1855, par Léon Bonnat. Huile sur panneau ; 45.7 cm par 37.3 cm. Musée d’Orsay, Paris. (Domaine public)

Léon Bonnat est né en 1833 à Bayonne, en France. Il a vécu à Madrid de 1846 à 1853, années particulièrement importantes dans sa genèse artistique. Si la formation officielle de Bonnat commence dans l’atelier madrilène de Federico Madrazo (de la légendaire dynastie des Madrazo), sa véritable formation a lieu au musée du Prado, où le jeune peintre passe ses journées à copier les œuvres de Diego Velázquez, Jusepe de Ribera, Titien et Anthony van Dyck.

La carrière de Bonnat peut être divisée en deux parties. La première partie de son œuvre se compose de scènes de genre, de scènes religieuses et de sujets historiques. Une paysanne égyptienne et son enfant, achevée en 1870, est l’une des dernières scènes de genre créées par Bonnat avant qu’il ne passe à la réalisation de commandes de portraits.

Vers 1870, Bonnat commence à peindre principalement des portraits sur commande, devenant ainsi le principal portraitiste en France. Parmi ses modèles figurent plusieurs présidents de la Troisième République, dont Adolphe Thiers, l’écrivain Victor Hugo et l’érudit Ernest Renan.

Gravure sur bois de Bonnat peignant le portrait de Victor Hugo, 1879, par Frederick William Moller d’après un dessin de Jules-Justin Clavley. (British Museum/CC BY-SA 4.0 DEED)

Les leçons que Bonnat a apprises des maîtres anciens sont présentes dans Une paysanne égyptienne et son enfant, qui s’appelait à l’origine Femme fellah égyptienne et son enfant. Une hiérarchie des valeurs est clairement à l’œuvre dans la composition. Les valeurs moyennes constituent l’arrière-plan tonal, tandis que le contraste entre les valeurs les plus élevées et les plus basses est réservé aux personnages, créant un effet de projecteur sur la dyade. Les valeurs les plus élevées sont réservées à la peau de la mère et de l’enfant, juxtaposée au noir ivoire du tissu qui les enveloppe.

La toile, beaucoup plus haute que large, transmet un fort sentiment de verticalité, la hauteur de la figure féminine étant prolongée par la forme de son enfant. La mère et l’enfant émergent d’un arrière-plan brumeux et atmosphérique composé de tons de terre neutres – gris, terre d’ombre, ocre, bleu et vert olive – qui décrit abstraitement le rivage de la mer Méditerranée.

L’ouverture du canal de Suez

Tableau de la cérémonie d’inauguration du canal de Suez à Port-Saïd, tirée de l’Album de l’impératrice : Voyage pittoresque dans l’isthme de Suez, 1869, par Edouard Riou. (Domaine public)

Bonnat a créé cette composition à partir de croquis réalisés sur le vif lors des cérémonies d’inauguration du canal de Suez en 1869. L’inauguration du canal de Suez, qui a marqué le début d’une nouvelle ère de commerce mondial et de connectivité, transformant l’identité nationale de l’Égypte, a commencé à Port Saïd dans la soirée du 17 novembre 1869. Les festivités comprenaient des feux d’artifice, des derviches, des danses folkloriques, des cracheurs de feu, des jeux d’ombres Karagoz et un banquet organisé par le Khédive Isma’il Pacha d’Égypte et du Soudan (le vice-roi de l’empereur ottoman) sur son yacht.

Au milieu de la cacophonie du spectacle, plutôt que de peindre les couleurs et le mouvement explosifs des cérémonies d’ouverture, Bonnat a commémoré un moment privé, intérieur. Portrait poignant et sensible d’une mère et de son enfant, la toile transmet également les complexités du moment historique incarné par l’ouverture du canal de Suez. Une paysanne égyptienne et son enfant n’est donc pas simplement une représentation de la vie rurale par un étranger, elle porte un sens amplifié du pathos sur la toile de fond de l’expansion que la voie d’eau a permise.

La nouvelle connexion entre la mer Méditerranée et la mer Rouge a eu des effets significatifs sur la mondialisation des échanges, du commerce, des voyages et de la culture locale. Le canal a facilité et accéléré le transport des marchandises entre l’Europe et l’Asie, ce qui a accru les opportunités commerciales pour l’Égypte. Il a fourni des emplois à des milliers d’Égyptiens et les a familiarisés avec les technologies et les méthodes d’ingénierie européennes. Le canal étant devenu un point central du commerce et des voyages internationaux, les échanges culturels entre l’Égypte et le reste du monde se sont intensifiés.

Avec l’émergence de cette conscience de soi, le temps s’est accéléré, devenant conscient de lui-même. Dans le tableau de Bonnat, la mère et l’enfant sont saisis dans un moment intime où le temps se ralentit, se penche vers l’intérieur, nous invitant à partager le caractère sacré de l’affection du duo.

La femme fellah et la statue de la Liberté

Rendu conceptuel de Bartholdi pour une statue monumentale à l’entrée du port de Suez. L’Égypte portant la lumière à l’Asie (également connu sous le nom de Progrès portant la lumière à l’Asie), 1869, par Frédéric Auguste Bartholdi. Aquarelle. Musée Bartholdi, Colmar, France. (Domaine public)

Le XIXe siècle a suscité un intérêt particulier pour les pays lointains, qui a culminé avec le mouvement orientaliste, lequel a exploré de manière artistique les cultures, les peuples et les paysages d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Eugène Delacroix (1798-1863), Jean-Léon Gérôme (1824-1904) et William Holman Hunt (1827-1910) figurent parmi les peintres orientalistes les plus renommés. Marià Fortuny, le gendre de Federico Madrazo (le premier mentor de Bonnat pour la peinture), s’est également imposé comme peintre orientaliste, ajoutant sans doute ses goûts esthétiques plus exotiques à l’éthique de l’atelier de Madrazo.

La femme fellah devient un type artistique oriental qui incarne les valeurs et les sentiments d’un mode de vie en voie de disparition, qui sera bientôt absorbé par la modernité. Elle est idéalisée comme une figure de la nostalgie, une beauté intacte qui représente l’innocence, la vulnérabilité et le naturalisme d’une époque plus primitive.

Femme Fellah, 1866, par Charles Landelle. Huile sur toile. Collection privée. (Domaine public)

Alfred Assollant (1827-1886), critique d’art, commentant le portrait Femme Fellah du peintre Charles Landelle à l’Exposition universelle de 1867, commente : « Voilà pourquoi l’Orient que rien ne trouble a été si longtemps la proie du premier venu. (…) Toute la destinée d’un peuple est tracée en quelques coups de pinceau sur cette femme. »

L’interprétation la plus connue de la femme fellah est peut-être celle de la statue de la Liberté du sculpteur français Frédéric-Auguste Bartholdi. Au début de la vingtaine, Bartholdi a voyagé à travers l’Égypte, observant et faisant des croquis de fellaheen, dont les traits lui serviraient plus tard de modèles pour la statue de la Liberté. Le sculpteur a créé un prototype pour la sculpture néoclassique monumentale L’Égypte portant la lumière à l’Asie, qui devait être placée dans le port de Suez pour accueillir les personnes entrant en Égypte.

Bien que l’œuvre Égypte portant la lumière à l’Asie n’ait jamais vu le jour, Bartholdi s’est inspiré des leçons tirées de la création de ce prototype pour concevoir La Liberté éclairant le monde. Bartholdi a utilisé les traits du fellah pour préserver une époque plus lente et moins consciente d’elle-même, transformant la femme de l’agriculteur en un symbole primitif de nostalgie et de tradition. Bonnat, lui aussi, a utilisé ses coups de pinceau pour transmettre l’intemporalité de la relation mère-enfant, juxtaposée à un moment historique en pleine mutation.

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