Philippe Grégoire : « La FNSEA est le syndicat de l’industrie agroalimentaire »

Par Etienne Fauchaire
31 janvier 2024 16:34 Mis à jour: 15 avril 2024 12:53

Par des blocages et des barrages, le monde agricole français fait entendre sa colère aux quatre coins du pays dans l’espoir d’alerter le gouvernement et l’opinion publique sur les crises qui mettent en péril jusqu’à sa propre existence en France. L’une d’entre elles : la prolifération de normes, notamment environnementales, en lien avec le « Green Deal » porté par la Commission européenne. Pour autant, la problématique prioritaire à adresser n’est pas celle-ci, pour Philippe Grégoire, agriculteur à Chanzeaux dans le Maine-et-Loire. Selon lui, ce qui tue avant tout les agriculteurs : des prix de vente au rabais, dont l’origine tient principalement à un oligopole de l’industrie agro-alimentaire, fruit d’une entente illicite et prédatrice qui empêche les paysans de vivre de leur travail. La FNSEA joue un rôle complice et fera en sorte d’étouffer le mouvement, prévient-il. Entretien.

Epoch Times : Les agriculteurs poursuivent leurs actions de blocages dans toute la France. Pensez-vous qu’ils parviendront à se faire entendre et à obtenir gain de cause ?

Philippe Grégoire : Non. Car ce qu’il nous manque, c’est une convergence des luttes, une intersyndicale intégrant les indépendants, qui représentent 55 % des agriculteurs. Ils représenteraient la première force syndicale française. Les élections aux Chambres d’agriculture ne recensent que 45% de votants. Parmi eux, la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs recueillent un peu plus de 50% des voix, tandis que la Confédération paysanne et la Coordination rurale, 21,5%. Le Modef, 1,5%. Il faut mettre egos et différences idéologiques de côté afin de constituer une nouvelle force parlant d’une seule voix contre la FNSEA et se mettre d’accord sur un objectif partagé qui permettrait de mettre fin aux suicides au sein de la profession : la défense d’une seule revendication, le revenu.

80 % des agriculteurs perçoivent un revenu mensuel inférieur au SMIC brut, c’est-à-dire moins de 1760 euros et 42% d’entre eux perçoivent un revenu inférieur au RSA. Seuls 20% des agriculteurs gagnent bien leur vie, les grands céréaliers et les grands vignerons. Avant tout autre débat, nous devons reprendre la maîtrise de nos marges avec des prix à hauteur de nos coûts de production grâce à des organisations de producteurs indépendantes, par exemple sur le modèle du Canada. Pour l’heure, les divisions syndicales permettent à la FNSEA de garder le pouvoir, alors qu’il ne s’agit pas d’un syndicat agricole, mais plutôt d’un syndicat de l’agro-alimentaire, dont les présidents siègent dans des multinationales. Il y a conflit d’intérêts.

Puisque la FNSEA œuvre en « co-gestion » avec le gouvernement, si des agriculteurs indépendants bloquent Rungis, alors ils seront sans doute délogés par les forces de l’ordre en moins de 24 heures, à l’image de ce qui était arrivé aux Gilets jaunes. La FNSEA est un syndicat agricole qui roule contre les paysans : c’est le syndicat de l’agroalimentaire.

Vous estimez que la FNSEA récupère le mouvement, auquel elle va tenter de mettre fin.  

Je peux vous l’assurer. Historiquement, la FNSEA a toujours agi ainsi. À partir des années 1960, les grands céréaliers ont mis la main sur le syndicat avec la politique agricole commune et la préférence communautaire. De contre-pouvoir elle est devenue cogérante du pouvoir. Et surtout le bras droit de l’industrie agro-alimentaire. Désormais, elle est experte en matière d’infiltration et de récupération des mouvements, alors qu’elle ne représente que 25,8% des agriculteurs.

Dans la crise actuelle, la FNSEA, avec l’aide des Jeunes Agriculteurs, fait diversion en braquant le projecteur sur la problématique de l’accumulation des normes, sujet secondaire, moins prioritaire. Sur une exploitation, l’adaptation aux normes peut coûter un maximum de 3000 euros par an. L’enjeu pour les paysans est donc tout autre : c’est le manque à gagner qui, pour une ferme moyenne de 67 hectares, se chiffre en moyenne de 50.000 euros à 80.000 euros par an et par associé ! Encore une fois, il faudrait une coalition des luttes centrée sur l’objectif capital de la défense du revenu.

Pour y parvenir, il faudrait que les paysans se regroupent au sein d’organisations de producteurs indépendantes gérant les volumes et l’émission de la facture, en reconnaissant les coûts de production. C’est ainsi que nous pourrons éviter à l’industrie agro-alimentaire d’acheter au lance-pierre la production des paysans.

Vous dénoncez les méthodes de l’industrie agro-alimentaire, que vous accusez d’être responsable de ce manque à gagner tuant progressivement la paysannerie française. Pouvez-vous expliquer de quelle manière les entreprises de ce secteur mettent en œuvre des pratiques commerciales déloyales ?

Je vais illustrer la thématique concrètement. Au Québec, il existe un nombre de fermes dont la production de lait sert de prix de référence. C’est pourquoi la multinationale Lactalis doit acheter le litre de lait à 63 centimes. En Italie, le géant laitier, qui est mis sous pression, l’achète à 52 centimes le litre. En France, elle le paye à… 42 centimes. La raison première pour laquelle les producteurs français ne parviennent pas à vivre de leur travail se situe donc dans un manque à gagner colossal prenant sa source dans les prix excessivement bas imposés par l’industrie agro-alimentaire, avec la complicité de la FNSEA. Pour le lait, la FNSEA, qui est en co-gestion, donne un prix de référence de 45 centimes alors qu’il devrait être en réalité de 63 centimes…

En 1951, le lait était acheté l’équivalent en francs de 33 centimes d’euros le litre. Au déclenchement du conflit en Ukraine, le prix était toujours le même. De 1951 à aujourd’hui, le prix est donc resté inchangé. Un problème qui concerne d’autres secteurs, comme celui de la viande.

Comment les agriculteurs ont-ils pu tenir face à ce prix de vente restant au même niveau durant toutes ces décennies ? C’est très simple : en se serrant la ceinture, d’où la hausse des suicides. Les parents et les enfants travaillent gratuitement. On augmente la production : pour le lait, nous sommes passés de cinq à 100 vaches par personne. Et on se diversifie : vente de maïs, production de céréales, installations de poulaillers… Si on a multiplié notre productivité peut-être par 30, tous ces gains de productivité ont été avalés par l’industrie agro-alimentaire.

Cette dernière achète notre lait à 33 centimes, et après transformation en beurre, yaourts, crème… son prix se situe entre 1,30 euro et 1,65 euro, soit une multiplication du prix pouvant aller jusqu’à cinq. En 2009, l’industrie agro-alimentaire réalisait jusqu’à 50% de marge sur les produits laitiers. La grande distribution, de 18 à 22%. Et c’est peu ou prou la même chose pour la viande.

Comment cette situation est-elle rendue possible ? Le problème tient à ce que les entreprises possédant les outils de transformation des matières premières dans des secteurs allant du lait (il faut passer par une laiterie) jusqu’à la viande (il faut un abattoir), se sont constituées en oligopole et fixent le prix à leur guise. Et il n’est pas possible de les contourner, même pour une revente par circuit court.

Aujourd’hui, 1,4% des entreprises de l’agro-alimentaire contrôlent environ 85% des emplois et des bénéfices. C’est une situation identique à celle de l’oligopole organisé illégalement entre SFR, Bouygues et Orange, qui avaient été condamnées par la justice pour entente illicite. Ici, Lactalis se met d’accord avec les coopératives pour éviter que nous soyons payés à un juste prix. Il n’y a donc pas de vraie concurrence pour les produits issus de nos fermes : pour 400.000 agriculteurs, vous avez seulement quatre acheteurs.

La loi Egalim a été un échec complet. On ne peut rien négocier, d’autant plus que ceux qui possèdent les outils de transformation détiennent des plateformes à travers le monde qui leur permettent d’exercer une pression sur les paysans français. S’ils veulent par exemple acheter votre bétail et que vous souhaitez le vendre à un prix vous permettant de vivre décemment, alors on vous dira que le prix est trois fois moins élevé dans le pays à côté. Ainsi, soit vous vendez votre production à prix dérisoire, soit vous ne la vendez pas du tout.

Grand problème, la majeure partie des personnes siégeant dans les conseils d’administration de ces plateformes se trouvent à la FNSEA. Les mêmes qui dénoncent sur les plateaux de télévision le libre-échange sont les mêmes qui l’organisent via leurs structures… Au tournant du millénaire, nous sommes entrés dans une financiarisation de l’économie agricole, notamment via la naissance d’In Vivo, groupe rassemblant environ 210 grosses coopératives et pilotée par des membres de la FNSEA, dont certains se rendent par le biais de start-ups au sommet de Davos.

Dans quelle mesure les normes, notamment celles issues du Pacte vert européen, pèsent-elles sur le quotidien des agriculteurs ? Au-delà de la question du revenu, ne demeurent-elles pas l’une des principales sources de danger pour la survie de la paysannerie française ? 

Dans la nouvelle version de la PAC entrée en vigueur en 2023, figure notamment l’obligation de laisser au moins 4% des terres arables en jachère pour favoriser la biodiversité. La surface agricole utilisée en France s’élève à près de 27 millions d’hectares. Comme il existe près de 3 millions d’hectares de zones accidentées ou de prairies parfois déclarées en agriculture, cela signifie qu’un peu plus d’un million d’hectares seraient à laisser en friche. Autant dire que focaliser la lutte contre cette norme est un coup d’épée dans l’eau, car elle ne permettra pas d’augmenter les revenus des agriculteurs. En outre, il y a surtout dans ce combat un intérêt particulier des grands céréaliers de la FNSEA, qui veulent exploiter ces terres dans le cadre de leur propre production, alors que les producteurs de lait ou de viande, parmi les plus en difficulté financièrement, ne sont pas concernés par ce sujet.

Le problème de l’ensemble des agriculteurs, c’est le prix de vente, bien trop bas pour vivre décemment. À titre d’exemple, je connais un agriculteur en Amérique du Sud qui vend à sa coopérative sa production de bananes à 2 euros les 100 kilogrammes. Même si vous faites sauter toutes les normes du monde, il n’existe aucun producteur de bananes sur l’île de la Réunion ni nulle part ailleurs capable de concurrencer ce prix proposé par ce vendeur vivant dans une cabane comme un manouche.

Toute la polémique autour de la paperasserie administrative relève aussi de l’ordre du problème du revenu. Si vous gagnez suffisamment d’argent, il devrait être possible d’embaucher une personne pour s’occuper du secrétariat.

S’agissant du Green Deal, s’il paraît logique que nous ayons tous les mêmes normes entre pays européens, il est tout à fait anormal que l’UE nous impose des normes différentes de celles des autres continents. Sinon nous ne sommes pas à armes égales. Pour échapper à cette concurrence déloyale, il existe une solution : sortir de ces traités de libre-échange et fonctionner sur un système de coopération entre États.

Pour modèle de commerce international, on pourrait s’inspirer de la charte de La Havane négociée au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Elle différait à la fois du modèle néolibéral actuel et à la fois du modèle communiste de l’URSS. Malheureusement, cette charte, qui promouvait des échanges réciproques avec équilibre de la balance des paiements, n’a pas vu le jour. Bien que Français et Anglais s’étaient prononcés favorablement, elle n’a pas été ratifiée par le Sénat américain, alors puissance dominante en Occident. Résultat, aujourd’hui, nous sommes dans un système néolibéral favorisant la production la moins chère possible, basée sur le moins-disant social et environnemental. On peut toujours trouver moins cher à côté.

De quelle façon pèse la fiscalité française sur l’activité des agriculteurs ?

Une autre réforme est urgente, celle de la fiscalité en agriculture. Si vous écoutez les grandes chaines de télévision, elles vous expliquent que le revenu moyen d’un agriculteur avant impôt se situe autour de 45.000 euros. Or, ce n’est pas un revenu agricole, mais un bénéfice d’entreprise destiné à la rémunération des capitaux engagés, au réinvestissement, à la mise de côté d’une marge de sécurité. Ensuite seulement, l’agriculteur se verse son salaire. Pour la plupart d’entre nous, le prélèvement privé avoisine une fourchette entre 800 et 1200 euros, ce pour un travail effectué sept jours sur sept. Et en cas de maladie, nous avons droit à seulement 29 euros par jour ! On ne peut donc même pas se faire remplacer, puisqu’il faut deux salariés à temps plein pour compenser le travail d’un agriculteur, qui effectue généralement 70 heures de travail par semaine. Notre rémunération à l’heure est de trois euros, tandis que les intervenants qui viennent nous dépanner ont un coût moyen entre 50 et 70 euros de l’heure. Sans parler des vétérinaires ou des avocats, qui sont à 250 euros de l’heure.

Pour leur mutualité sociale, les agriculteurs sont imposés à 43% sur leur bénéfice d’entreprise, et non leur salaire. Ce niveau de taxation plombe la trésorerie de l’entreprise, nécessaire aux investissements souvent lourds, longs et peu rentables (un retour de l’ordre de 1 à 1,5%, qui est parfois même négatif). Le plus adapté serait de basculer sur un régime d’impôt sur les sociétés, car l’imposition serait effectuée sur le salaire prélevé tous les mois.

Je souligne le fait que les agriculteurs versent seulement trois milliards sur les 15 milliards d’euros que comprend le budget de la mutualité sociale, puisque nous ne gagnons pas suffisamment de revenus pour couvrir le montant restant, pris en charge par l’impôt des Français. Cela signifie en réalité que nous vivons sous perfusion du reste de la société.

Pour conclure, sur un caddie de 100 euros, 45 euros va à l’industrie agroalimentaire, 20 euros à la grande distribution, 6,50 euros à l’agriculteur. Et le reste va à l’État.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

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