Quels risques courons-nous à consommer de la charcuterie nitrée ?

Par Jérôme Santolini, Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et Océane Martin, Université de Bordeaux
2 mars 2023 12:25 Mis à jour: 3 mars 2023 07:49

Après la parution en septembre 2017 du livre Cochonneries. Comment la charcuterie est devenue un poison, écrit par le journaliste et documentariste Guillaume Coudray, les projecteurs médiatiques se sont braqués sur les risques sanitaires que représenteraient l’utilisation de sels nitrités dans la production de charcuterie.

Devenue un enjeu politique, cette question a amené la Direction générale de la santé (DGS), la Direction générale de l’alimentation (DGAL) et la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) à saisir l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) le 29 juin 2020.

En juillet 2022, le groupe de travail « Évaluation des risques liés aux nitrates et nitrites » (GT Nina) rendait son rapport. Nous nous proposons ici d’en expliciter ses conclusions et recommandations.

Consommation de charcuterie et cancer colorectal : un lien connu

Avant tout, il faut rappeler que le fait que la consommation de charcuterie augmente le risque de cancer colorectal est connu depuis de nombreuses années.

Il a été mis en évidence dès 2007 dans le rapport du World Cancer Research Fund (WCRF) et l’American Institute for Cancer Research (AICR). En 2015, le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC, ou IARC en anglais, agence de recherche sur le cancer de l’Organisation mondiale de la santé) concluait que le niveau de preuve est suffisant pour catégoriser la charcuterie comme cancérigène pour l’être humain. Le risque associé à la consommation de charcuterie est plus important que celui associé à la consommation de viande rouge.

Dans ce contexte, et notamment suite à la publication de l’ouvrage de Guillaume Coudray, la question des additifs nitrés est rapidement devenue un enjeu politique. Ainsi, deux propositions de loi ont été déposés par le député Richard Ramos pour en limiter l’usage, alors qu’en parallèle Foodwatch, Yuka et la Ligue contre le Cancer lançaient une vaste pétition pour demander plus simplement leur interdiction.

Pour mieux éclairer les différents enjeux liés à l’utilisation de sels nitrés dans la production de charcuterie, les députés Richard Ramos, Barbara Bessot Ballot et Michèle Crouzet mettaient en place le 3 mars 2020, une mission d’information parlementaire. Celle-ci amena le ministre de l’Agriculture, Julien Denormandie, à saisir l’Anses pour guider la décision publique et faire le point sur cette question : « Quel(s) risque(s) courons-nous à consommer de la charcuterie nitrée ? »

Le groupe de travail de l’Anses

La saisine de l’Anses a été rédigée entre avril et juin 2020. Si elle répondait à une question d’actualité – la cancérogénicité de la charcuterie nitrée – elle incluait également d’autres préoccupations sanitaires comme l’exposition au nitrite et au nitrate via les aliments ou les eaux de boisson, qui est actuellement réglementée.

La saisine comportait quatre questions :

— Quel risque microbiologique la suppression/réduction de sels nitrités fait-il courir ?

— Quelles alternatives à l’usage des sels nitrités et pour quels risques sanitaires ?

— Est-il nécessaire de revoir la dose journalière acceptable (DJA) du nitrite et du nitrate suite au rapport EFSA 2017 ?

— Existe-t-il de nouvelles connaissances, notamment mécanistiques, permettant de mieux caractériser le lien entre cancérogenèse chez l’Homme et consommation de produits carnés nitrités ?

Pour répondre à ces questions, l’Anses a assemblé un groupe de travail (GT) d’une dizaine de scientifiques – le GT NiNa – supervisé par quatre comités d’experts spécialisés de l’Anses : Biorisk, Eaux, VSR et ERCA. Dans un tel contexte, chaque expert scientifique est sélectionné selon ses compétences scientifiques et se doit de remplir une déclaration publique d’intérêt afin d’éviter tout conflit d’intérêts.

Les travaux du groupe de travail (rapport, avis et recommandations) sont soumis aux différents comités d’experts spécialisés, qui les valident. La direction de l’Anses les valide ensuite.

Dans le cadre de cet article, nous avons choisi de nous focaliser sur la question de la cancérogénicité des viandes nitrées.

Une évaluation difficile

Les composés nitrosés/azotés tels que les nitrites sont des molécules très réactives, qui se transforment continuellement. Dans la vie quotidienne, chacun d’entre nous est exposé à un très grand nombre de ces molécules, qui présentent des biochimies et toxicités différentes.

Le rapport de l’Anses souligne la complexité de l’évaluation du risque de telles molécules réactives, en raison de leur diversité, de la complexité des expositions et des toxicités ainsi que la multiplicité des cibles physiologiques. Dans notre organisme, la nature de ces molécules dépend en premier lieu des caractéristiques physico-chimiques et microbiologiques rencontrées au cours de la digestion.

Les rapporteurs rappellent que la présence de nitrates et de nitrites dans les aliments concerne à la fois l’eau de boisson, les produits végétaux et les produits carnés. Toutefois, il est primordial de souligner que le risque associé à la consommation de charcuterie traitée par des additifs nitrés est différent de celui associé à la consommation de nitrites/nitrates via d’autres sources alimentaires.

On sait que l’exposition directe au nitrite/nitrate présents dans les aliments est principalement associée à un risque accru de cancer gastrique.

Cependant, dans le cas de la charcuterie nitrée, il semblerait que ce soit l’exposition aux composés nitrosés néoformés, générés après réaction du nitrite dans la charcuterie, qui soit associée à l’augmentation du risque de cancer colorectal. Certains de ces composés nitrosés sont en effet connus pour leur caractère génotoxique et cancérogène.

Peut-on affirmer que l’utilisation d’additifs nitrés dans les charcuteries est associée au risque de cancer ? Pour le déterminer, le GT Nina a analysé les données épidémiologiques disponibles.

Charcuterie, additifs nitrés et cancers

Les données épidémiologiques sont le plus haut niveau de preuve qu’il est possible d’obtenir afin de démontrer s’il existe un risque de cancer associé aux additifs nitrés dans les produits carnés.

Les membres du GT NiNa ont recensé de manière systématique les articles parus dans la littérature scientifique entre janvier 2015 et mars 2022. Au cours de l’analyse, le niveau de preuve a été considéré comme atteint lorsqu’au moins 2 articles convergeaient dans la même direction (augmentation ou diminution du risque de cancer).

En définitive, le groupe de travail a conclu « à l’existence d’une association positive entre l’exposition aux nitrates et/ou aux nitrites via la viande transformée et le risque de cancer colorectal » et confirme donc la classification opérée par le CIRC en 2015.

Il va même plus loin, en montrant que c’est l’utilisation d’additifs nitrés qui est associée à la cancérogénicité de la charcuterie. En effet, les nouvelles études incluses dans son analyse ont pris en compte les teneurs en additifs nitrés des charcuteries, ce qui a permis d’associer la présence de ces additifs avec le risque de cancer. Ces résultats sont plus précis que ceux qui avaient été mis en évidence par le WCRF en 2007. En effet, à l’époque, seule l’association entre une consommation de charcuterie dans sa globalité et le risque de CRC avait été établie.

Par ailleurs, les auteurs du rapport de l’Anses soulignent qu’une association est suspectée entre la consommation d’additifs nitrés et divers cancers : du sein, de la vessie, du pancréas, de l’estomac, de l’œsophage, de la prostate et de la mortalité par cancer. Cependant, le niveau de preuve suffisant n’est pas atteint pour le moment, car moins de deux articles ont établi de telles associations pour ces pathologies. D’autres études sont donc nécessaires afin de pouvoir les confirmer ou les infirmer.

Au vu de ces conclusions les recommandations du groupe de travail et des comités d’experts spécialisés sont :

— de limiter l’exposition alimentaire aux nitrates et aux nitrites via les produits carnés traités en limitant l’utilisation des additifs nitrés ajoutés et en respectant les recommandations de consommation,

— de conduire de nouvelles études épidémiologiques pour améliorer les connaissances sur l’association entre l’exposition aux nitrates et aux nitrites via la consommation des produits carnés traités et les risques de cancer.

Un lien clairement démontré

Le cas des viandes transformées aux sels nitrités questionne le cœur de l’expertise sanitaire et le triptyque danger–exposition–risque.

En effet, lorsque nous consommons aujourd’hui un jambon traité aux sels nitrités, nous n’avons qu’une très faible idée de la nature des molécules formées après l’addition de nitrite, ni de leur quantité, ni de leur toxicité et/ou cancérogénicité (sans parler d’un éventuel effet toxique cumulatif de ces molécules, appelé communément « effet cocktail »).

Dans ces conditions, il devient difficile d’estimer le risque encouru lors de la consommation de charcuteries nitrées. Une évaluation des risques basée sur un cadre toxicologique réglementaire est difficile, voire impossible. Par ailleurs, une approche par « dose journalière admissible » n’est pas adaptée pour un produit reconnu comme cancérigène.

Il convient dès lors de s’en remettre au plus haut niveau de preuve possible, en la matière les données épidémiologiques. Celles-ci constituent en quelque sorte les résultats d’un laboratoire en grandeur réelle des effets cancérigènes de la charcuterie nitrée. Accumulées depuis plus de 20 ans, elles permettent clairement d’affirmer que la consommation de charcuterie est associée au risque de cancer colorectal.

Enfin, le fait que la consommation d’additifs nitrés soit suspectée dans l’augmentation du risque d’autres types de cancer et de la mortalité par cancer plaide pour une vigilance accrue et la conduite de nouvelles études. Reste désormais aux pouvoirs publics à tenir compte de ces conclusions, dans les plus brefs délais.The Conversation

Article écrit par Jérôme Santolini, Chercheur en biochimie, responsable du laboratoire « Stress oxydant et détoxication », Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et Océane Martin, Professeure associée en microbiologie clinique, Université de Bordeaux

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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