La Silicon Mountain camerounaise à l’épreuve de la répression numérique, ou quand il apparaît que les start-up ont besoin… d’Internet !

29 avril 2017 06:29 Mis à jour: 29 avril 2017 06:29

L’idée centrale de cette contribution est d’explorer les conséquences des coupures Internet qui sont de plus en plus fréquentes et de plus en plus durables en Afrique. Ces coupures ou suppressions d’accès mettent en danger les formidables mais fragiles écosystemes entrepreuneuriaux qui fleurissent un peu partout au sein de territoires géographiques bien délimités comme c’est le cas, notamment, au pied du mont Cameroun en ce moment même. Cependant, au Cameroun ou ailleurs sur le continent, cette forte territorialité apparaît aussi, paradoxalement, comme un des élèments de la vulnérabilité de ces écosystemes. The Conversation

Que se passe-t-il au Cameroun ?

Les fameuses start-up camerounaises qui sont installées dans la « Silicon Mountain » au pied du mont Cameroun souffrent terriblement. Et pour cause, elles n’ont plus accès à leur principale ressource, à savoir « le réseau Internet ».

La coupure est effective depuis le 17 janvier donc depuis trois mois. Elle se focalise sur les deux régions anglophones au nord-ouest et au sud-ouest du pays. Cette sécheresse numérique est en fait une répression numérique. Sommairement, elle est le fait du pouvoir central francophone punissant ainsi sa minorité linguistique anglophone qui représente quasiment 20 % de la population camerounaise. Cette minorité lui est apparaît trop revendicative notamment depuis novembre 2016 et sa demande insistante de fédéralisme.

Le cas du Cameroun est révélateur d’une situation qui se répète en Afrique subsaharienne et (plutôt) francophone. Il révèle une réalité basée sur beaucoup d’atouts liés au secteur numérique mais également – mécaniquement – trop de fragilités territoriales liées justement à quelques erreurs d’analyses et à une trop forte dépendance au réseau Internet. Dans ce cas précis, les quatre grands opérateurs qui sont présents au Cameroun, y compris le sud-africain MTN et le français Orange, ont prévenu leurs abonnés anglophones le 17 janvier dernier que les services Internet n’étaient plus disponibles dans ces régions pour des raisons « indépendantes de [leur] volonté ».

Bring back our Internet.

Quid d’une répression numérique en Afrique ?

Le cas de ces coupures perturbant le Cameroun et sa « Silicon Mountain » est emblématique. Il surgit en effet au beau milieu de la campagne présidentielle française au travers d’une lettre ouverte adressée aux onze candidats.

Cette lettre ouverte publiéepar l’ONG française Internet Sans Frontières note qu’en 60 jours, cette coupure a « déjà coûté 2,69 millions d’euros à l’économie camerounaise ». Mais de façon plus explicite, cette lettre souligne depuis l’année 2015, il est inquiétant de noter une augmentation du nombre de coupures Internet en Afrique.

Celles-ci sont désormais utilisées par les gouvernements comme des moyens de faire taire les peuples souvent au prétexte de protéger l’ordre public et de contrôler les excès des réseaux sociaux. Les signataires énumèrent par exemple les cas de la République du Congo, de la République démocratique du Congo, du Tchad, du Mali, du Gabon, de l’Ouganda, de l’Éthiopie et donc récemment du Cameroun. Ils insistent aussi sur le fait que ces perturbations volontaires du réseau Internet violent explicitement certains des droits humains protégés notamment par une résolution adoptée à l’unanimité le 1ᵉʳ juillet 2016 par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies

Globalement, selon les chiffres d’AccesNow, collectif d’associations de défense d’internautes, près de 50 coupures en 2016 sont déjà comptabilisées, contre moins de 20 en 2015

Quel impact économique ?

Les impacts sont a question n’est pas uniquement politique, elle est également économique. Ces coupures fragilisent grandement les écosystèmes entrepreneuriaux naissant que sont les incubateurs, accélérateurs et autres pépinières numériques en leur supprimant l’accès aux données, à l’information, aux applications et aux espaces collaboratifs qui sont leur carburant essentiel. Ces coupures ciblées fragilisent également l’intégralité des territoires géographiques sur lesquels ces structures sont installées et ancrées.

Dans le cas présent, nous sommes situés à Buea, non loin du majestueux mont Cameroun, en pleine Silicon Mountain. Ce territoire anglophone est fertile. Fertile en jeunes pousses (start-up) et autres pure players dont les business models sont basés sur Internet et ses ressources. Nous pouvons relayer ici les verbatim de certains de ces acteurs majeurs de la Silicon Mountain.

« Chacun de nous ici a une start-up et emploie au moins trois personnes. Internet est comme notre sang ! » selon le mot de Paul Otto Akama qui dirige Skademy, une plate-forme d’apprentissage technologique en ligne.

Dans la même veine le constat suivant est alarmant:

« Notre productivité a baissé de plus de 60 %. De plus, nous avons perdu des projets, des contrats et nous ne pouvons plus prendre de nouveaux clients. »

Et il émane de Valery Colong qui est le cofondateur de trois start-up et le manageur d’ActivSpaces. Enfin, le patron d’une start-up qui fut classée par le magazine Forbes parmi les 20 perles technologiques de l’Afrique, estime les pertes de son entreprise employant sept personnes à temps plein, à « plusieurs millions ».

Douala.
Christine Vaufrey/Flickr, CC BY

Quelles stratégies de contournement ?

L’idée est donc d’aller s’installer et travailler un peu plus loin… en zone francophone à quelques dizaines de kilomètres voire plus. L’eldorado se nomme « Bonako » village accueillant un camp de réfugiés Internet voire un peu plus loin et donc plus coûteux jusqu’à la mégapole de Douala.

Bienvenue au « Cameroun connecté » avec ses cyber cafés, ses hôtels, ses espaces de co-working, ses tiers-lieux et son réseau Internet accessible grâce aux points d’accès mobile des téléphones portables des stratuper – dont la bande passante est souvent trop faible pour travailler correctement – qui ne manque pas d’exprimer haut et fort leur mécontentement via #BringBackOurInternet.

Néanmoins, les stratégies de contournements sont peu satisfaisantes et non durables. Ces start-up ont besoin de stabilité, de sérénité et d’un horizon géopolitique dégagé pour croître et pour attirer de nouveaux clients. Les sites connectés de Douala ou de Bonako ne sont que des pansements ponctuels et en aucun cas des solutions pérennes.

Quelles leçons, quels apports ?

Paradoxalement cet épisode politiquement discutable et économiquement regrettable met en lumière la fragilité des écosystèmes d’affaires et d’innovations tels que nous les appréhendons classiquement en Afrique au travers de ce que nous pouvons parfois qualifier d’écosystème entrepreneurial.

Les infinis (et ouverts) territoires numériques sur lesquels ils voudraient prospérer font face à de tout petits (et fermés) territoires géographiques sur lesquels ils doivent s’ancrer. La principale force de ces territoires réside dans la proximité géographique et culturelle des acteurs, cette territorialité affichée est aussi sa faiblesse, sa vulnérabilité et son handicap.

L’Afrique est certes accueillante et bienfaitrice pour ces startuper – taux de croissance enviable, classe moyenne naissante, jeunesse connectée… – mais les facteurs clés d’échecs restent les mêmes que dans l’économie traditionnelle. Ils sont liés aux infrastructures sous dimensionnées et aux réseaux défaillants et instables (électricité, Internet, eaux).

Le cas du Cameroun et de sa répression numérique est révélateur des conditions minimales nécessaires au décollage des activités numériques. L’économie numérique a besoin de numérique certes, tout comme elle a besoin d’ingénieurs, de porteur de projets, de techniciens, de manageurs, de juristes, de banquiers, d’investisseur, de business angels, de mécène, de clients, de fournisseurs, d’universités, d’incubateurs, d’état et de collectivités locales, etc. Mais c’est d’une offre numérique effective, fluide, pérenne, robuste, accessible (ce qui éloigne les coûteux réseaux satellitaires) et stable qu’il s’agit et surtout pas d’un outil que le pouvoir – ou les pouvoirs – envisagerait de pouvoir prendre en otage selon les contextes. Il faut sanctuariser la ressource Internet !

L’Afrique numérique.
Pixabay

Quelles perspectives ?

Symboliquement cette mésaventure qui dure, annonce un avenir qui s’assombrit. Les coupures sont donc devenues des évènements envisageables qu’il s’agit d’endogénéiser dans les business models des acteurs de l’Internet ! Les grandes villes, comme Douala ou Yaoundé, ne sont pas à l’abri. La sanction des marchés risque d’être radicale.

Ainsi, les jeunes pousses iront donc pousser ailleurs en Afrique numérique c’est à dire là où elles ne sont pas instrumentalisées par exemple au Nigeria (qui représente quasiment 25 % de tous les abonnés du continent), en Afrique du Sud, au Ghana, en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Burkina Faso voire aux USA, au Canada, en Grande-Bretagne, en Irlande ou en Chine – pour tout simplement travailler, croître et pouvoir envisager de s’épanouir.

Ces départs seraient dramatiques pour la nation dans sa globalité car amoindrirait sa capacité à créer de la valeur et distribuer de la richesse. Ces réfugiés Internet parsemant le continent paraissent d’autant plus incongrus que les budgets investis dans les entreprises du numérique ont spectaculairement augmenté (+30 %) pour atteindre la somme de 366,8 millions de dollars injectés en Afrique sur l’année 2016.

Marc Bidan, Professeur des universités en management des systèmes d’information, Université de Nantes

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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