Alexis Rostand, pour une philosophie de l’investissement

Par Julian Herrero
14 septembre 2023 08:50 Mis à jour: 14 septembre 2023 16:57

Dans un entretien accordé à Epoch Times, Alexis Rostand, expert des sujets réglementaires, revient sur son dernier livre L’Économie, une science barbare ? Une philosophie de l’investissement. Dans cet ouvrage, il apporte une autre vision de la notion d’investissement et appelle à une réappropriation de l’économie à travers les prismes de la science historique et de la philosophie morale.

Julian Herrero : Dans votre ouvrage, vous appelez à une réappropriation de l’économie à travers les prismes de la science historique et de la philosophie morale. L’élément central de votre réflexion est la notion d’investissement. Pourquoi avoir fait de l’investissement la clé de voûte de votre essai ?

Alexis Rostand : La raison du choix de l’investissement est assez simple. Je suis moi-même un praticien de l’investissement et je souhaitais que cette réflexion philosophique dans mon propre parcours soit liée à une forme de praxis. C’est par proximité, en premier lieu avec le sujet, que je me suis intéressé à sa dimension philosophique, en poursuivant ma propre quête de sens. Cette réflexion sur l’investissement a véritablement débuté il y a une dizaine d’années, lorsque j’ai créé avec un groupe d’amis et des prêtres de la communauté de Saint-Martin, un cercle de réflexion qui portait sur la doctrine sociale de l’Église appliquée à l’économie. L’investissement s’est donc progressivement imposé comme un thème à part entière et en 2022, nous avons publié un ouvrage intitulé La Vocation de l’investisseur à la lumière de la doctrine sociale de l’Église. Cet ouvrage est le fruit d’un travail collectif, que nous avons d’ailleurs présenté au Dicastère pour le développement intégral, à Rome. C’est dans le prolongement de ce travail que j’ai songé à un enseignement que j’ai donné d’abord à HEC puis à l’université Paris-Dauphine. Enseignement dont est tiré mon livre, pour une bonne part.

C’est pour moi un bon fil rouge parce que la foi est un acte personnel qui renvoie à la fonction d’investisseur que chacun détient, du fait de son rapport à l’épargne. Par ailleurs, d’un point de vue économique, c’est un acte matriciel puisque c’est celui qui lie les deux grandes notions de capital et de travail.

Au début de votre ouvrage, vous écrivez : « L’économie s’est progressivement imposée comme une science qui n’est subordonnée à aucun autre savoir, ce qui a singulièrement compliqué le dialogue avec les autres disciplines, en particulier, entre l’histoire et la philosophie ». Aujourd’hui, n’avez-vous pas l’impression que des efforts sont faits par le monde économique pour rétablir le dialogue entre l’économie d’un côté et l’histoire et la philosophie de l’autre, autour des notions de RSE et de raison d’être notamment ?

Il y a une tentation naturelle des sciences à se penser comme autonomes. Et l’économie ne fait pas exception à cette règle. Mais inversement, il est vrai qu’il y a aussi eu une tentative de réunification des savoirs à travers la notion de RSE et plus généralement autour de la finance responsable au sens large, ce dont je parle dans mon ouvrage. En effet, cela contribue à ce que j’appelle une vision intégrale, puisque cela vise à réintégrer dans le calcul les dimensions non strictement financières. Il y a une volonté plus aiguë aujourd’hui, du fait du poids du sentiment de défaillance du système financier, et une forme d’urgence climatique, à réintégrer ces dimensions dans un calcul économique. Du point de vue de la doctrine sociale, j’accueille favorablement cette volonté, parce que cela suppose de se réapproprier ces autres dimensions qui composent la notion d’investissement et notamment sa fonction écologique, sociale et politique.

En vous appuyant sur certains auteurs comme Jean-François Mattei ou Michel Henry, vous décrivez l’homme actuel comme un individu devenu un barbare à cause du cloisonnement des disciplines et d’une vision trop matérialiste de l’économie. Un barbare dépourvu de culture générale, indifférent à tout ce qui est extérieur à lui. Pour citer votre ouvrage, un homme qui ne se perçoit plus d’une manière intégrale. Vous poursuivez en citant Michel Henry, « la barbarie n’étant d’ailleurs jamais le commencement, mais toujours seconde à un état de culture qui la précède ». Pourtant, on a l’impression, en regardant l’histoire, que l’homme a commencé à l’état de barbare et que le commerce et donc l’économie, d’une certaine manière, ont largement participé à le sortir de cet état de barbare. Comment voyez-vous cette problématique ?

La notion de barbare peut s’appréhender de bien des façons. J’apprécie en elle cette richesse polysémique qu’un phénoménologue tel que Michel Henry analyse avec finesse. Pour lui, comme pour Mattei, la barbarie est synonyme de fragmentation. Or, cette fragmentation est une fonction de la complexité qui se développe au sein de chaque système. À mesure qu’un système se complexifie, il faut fragmenter les données d’un problème, et cette fragmentation favorise le fait que les parties du problème ne se répondent plus. On a donc une difficulté à avoir une vision holistique, globale, du problème. Dans le même temps, la barbarie est une fonction de toute civilisation qui peut se définir par sa capacité à développer et à gérer un degré croissant de complexité. En cela, la civilisation définit le degré de sophistication d’un système. Je l’évoque lorsque je parle de guerre des systèmes complexes. C’est une fonction propre d’un système, un système économique, d’une civilisation.

L’économie concourt à cette complexification. Elle comporte un certain degré de barbarie entendu comme degré de fragmentation. La barbarie est aussi une fonction naturelle de l’homme et une tentation permanente.

Ce que j’ai trouvé fascinant dans la notion de notre barbare chez Michel Henry, c’est qu’elle passe par nous, en ce sens que nous sommes notre propre barbare. C’est une fonction du développement, avec les dangers qu’elle comporte aussi, et comme danger principal d’un point de vue philosophique, la dissolution de l’être dans sa complexité, et donc justement le mal-être post-moderne. Pour simplifier, les contemporains seraient devenus des barbares parce qu’ils sont concentrés sur eux-mêmes, sur leur subjectivité et donc coupés de leur tradition et de leur source spirituelle.

Dans une partie de votre ouvrage consacré à l’investissement et à l’histoire, vous dénoncez ceux qui dissocient les mécanismes économiques, et notamment celui de l’investissement des cadres historiques et culturels. Une dissociation dont le résultat est l’amputation du champ d’appréciation de tout analyste. Pensez-vous justement que cette dissociation a été orchestrée pour des raisons idéologiques ou méthodologiques ?

Là encore, je ne porte pas de jugement général, Mais je propose en revanche des clefs d’interprétation de différentes sources. Sur cette dissociation, il y a une tentation naturelle des acteurs, des spécialistes, à favoriser la dissociation, dans la mesure où elle est en quelque sorte un instrument de pouvoir pour eux.

Le fait d’avoir un domaine de compétence acquis et une sorte de monopole sur un sujet est en soi un instrument de pouvoir. D’ailleurs, je ne parle pas tellement du pouvoir en tant que tel dans mon livre, bien que ce soit une force historique et une clef d’explication déterminante.

Le pouvoir sur le savoir explique la responsabilité de certains acteurs sur cette dissociation. Économiquement parlant, il y a aussi des individus qui ont un intérêt à chercher à fragmenter les disciplines. Il y a des métiers dont l’intérêt économique est de favoriser la complexité et qui se développent là-dessus. Ils alimentent des réglementations probablement inutilement complexes.

Dans le troisième chapitre de votre ouvrage, intitulé Investissement acte capital vous parlez d’un divorce entre philosophie et économie dont on a sous-estimé les conséquences. Quand ce divorce s’est-il produit selon vous ?

Il y a des ruptures historiques, mais il n’y a pas de causes prédominantes. Je pense à l’ascension de l’école de Chicago de Friedman des années 1950, mais également aux révolutions néolibérales de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher qui ont favorisé une vision jugée ultralibérale. J’ajoute que certains économistes dans les années 1940-1950 pointaient déjà les risques d’une autonomie de la science économique qui, par la suite, s’est incarnée par ce qu’on appelait l’école néoclassique. Une école néoclassique faisant disparaître l’école autrichienne qui, à mon sens, avait le mérite d’essayer de faire dialoguer les sciences entre elles.

Vous décrivez la réhabilitation de la culture générale comme un outil indispensable à tout discernement efficace dans les domaines, y compris l’économie. Alors, quelles solutions envisageriez-vous pour réhabiliter la culture générale ?

Je crois qu’il faut favoriser la liberté dans les cursus — l’éducation française est un cas particulier —, susciter une forme de liberté pour favoriser, dans la mesure du possible, la diversité des approches qui elle-même est censée favoriser le développement de la culture générale. Cela contribue davantage à la curiosité des esprits qu’un certain dogmatisme qui enferme dans des secteurs jugés acceptables. Il faut également susciter des lectures en partant du principe que la diversité, la liberté, la diversification des horizons de réflexion est quelque chose en soi d’assez vertueux.

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