Pourquoi avons-nous toujours pensé que la Russie était une superpuissance militaire ?

Par Richard A. Bitzinger
17 octobre 2022 20:55 Mis à jour: 17 octobre 2022 20:55

La Russie continue de perdre gros en Ukraine. D’abord, elle n’a pas réussi à atteindre son objectif numéro 1 – d’occuper la capitale ukrainienne Kiev dans les premiers jours de la guerre, puis elle a été forcée à une retraite mortifiante de la partie nord de l’Ukraine.

Aujourd’hui, les succès remportés par Moscou dans l’occupation de la plupart des quatre régions (oblasts) du sud et de l’est de l’Ukraine – puis de leur annexion par des référendums fictifs – sont graduellement réduits à néant par les contre-offensives ukrainiennes. La guerre est loin d’être terminée et il faudra probablement des mois, voire des années, pour éjecter les forces russes du pays. Cependant, l’aventure militaire humiliante de Moscou (et donc de Vladimir Poutine) en Ukraine soulève la question suivante : pourquoi avons-nous toujours cru que la Russie était une superpuissance militaire ?

À première vue, la question semble se répondre d’elle-même. La Russie est un grand pays, avec peut-être un million d’hommes sous les drapeaux et deux fois plus de réservistes. Avant la guerre avec l’Ukraine, l’armée russe a déployé plus de 17.000 chars, véhicules blindés et pièces d’artillerie (avec peut-être quatre fois plus en réserve). On pensait que l’armée de l’air russe possédait près de 4000 avions modernes.

La Russie figure parmi les cinq premiers pays en ce qui concerne les dépenses militaires. Elle possède plus de 6000 armes nucléaires et le plus grand stock d’ogives et de bombes nucléaires au monde. Enfin, la Russie a hérité de l’Union soviétique un complexe militaro-industriel qui était l’un des plus grands et des plus avancés au monde.

Sur le papier, l’armée russe semblait être un mastodonte imparable. Il était surprenant que l’armée ukrainienne puisse résister, puis repousser une armée russe supposée être plus forte, plus nombreuse et plus moderne. Certes, les Ukrainiens avaient l’avantage de disposer d’un très bon armement occidental – comme, par exemple, d’armes antichars Javelin américain et NLAW anglo-suédois – ainsi que de mois d’entraînement et de préparation (dont une grande partie a été assurée par l’Occident).

Un militaire ukrainien est assis à côté d’un char détruit dans une position russe abandonnée près du village de Bilogorivka, non loin de Lyssytchansk, dans la région de Lougansk, le 17 juin 2022. (Anatolii Stepanov/AFP via Getty Images)

Plus que cela, l’armée russe a perdu. Elle était (et est toujours) composée de troupes démoralisées, bizutées, insuffisamment formées, mal dirigées en raison du manque de sous-officiers et d’officiers de grade inférieur (comme les lieutenants et les capitaines) et entravées par une mauvaise logistique.

Dans le même temps, une chape de corruption entache l’ensemble de l’armée. Les dépenses de défense russes ont peut-être été importantes au cours de la dernière décennie ou plus, mais une grande partie de ces dépenses a été détournée par des officiers véreux. En conséquence, les camions de l’armée étaient équipés de pneus chinois de contrefaçon bon marché (qui se déchiquetaient rapidement), les soldats mangeaient des rations alimentaires périmées et les commandants de chars d’assaut ne pouvaient tirer qu’un seul obus réel par an.

Pour leur part, les pilotes de chasse russes reçoivent peu d’entraînement, manquent d’armes à guidage de précision et n’ont généralement pas l’expérience d’opérations dans un espace aérien contesté.

Ce n’est certainement pas l’Armée rouge qui a déferlé sur Berlin en 1945.

Une fois de plus, nous revenons à la question initiale : pourquoi avons-nous pensé que les forces armées russes étaient autre chose qu’une version militaire du village Potemkine ? En particulier, pourquoi tant de personnes intelligentes, y compris celles qui faisaient partie des groupes d’experts prestigieux, ne voyaient-elles pas dans la machine de guerre russe le tigre de papier qu’elle est effectivement ?

On pourrait dire dans ce contexte qu’aucun analyste de la sécurité nationale n’a jamais perdu son emploi en exagérant une menace.

Il y a quelques années seulement, par exemple, les analystes de la RAND Corporation affirmaient que la Russie était en train de « passer un cap » en modernisation militaire. Pour sa part, l’International Institute for Strategic Studies (IISS), basé à Londres, affirmait dans son rapport, publié fin 2020, que les forces armées russes avaient bénéficié « de plus d’une décennie d’investissements et de réformes ».

L’IISS poursuivait en affirmant que « les dirigeants politiques russes ont désormais à leur disposition des forces armées conventionnelles bien équipées, constituées de professionnels plutôt que de conscrits » et que l’armée russe est « mieux équipée, avec des éléments (…) constituant une force maintenue à un niveau de disponibilité opérationnelle plus élevé qu’auparavant ». Par conséquent, « les efforts de modernisation militaire de la Russie donnent à Moscou un instrument militaire fiable pour poursuivre les objectifs de politique nationale ».

Un lanceur de missiles balistiques intercontinentaux russe Yars vu sur la place Rouge lors du défilé militaire du Jour de la Victoire à Moscou, le 9 mai 2022 (Kirill Kudryavtsev/AFP via Getty Images)

Pourquoi voit-on alors un tel manque d’analyse objective ? Bien sûr, le parti pris joue un rôle, tout comme le besoin d’être pertinent. Après tout, qui a envie de rédiger un rapport de 200 pages pour dire essentiellement « qu’il n’y a rien à craindre à ce sujet » ?

Cela dit, de nombreux indicateurs de la stagnation persistante de l’armée russe ont souvent été ignorés. Les dépenses de défense russes semblent importantes, mais elles restent inférieures à celles de l’Inde et à peine supérieures à celles de la France ou du Royaume-Uni. Et ce, sans prendre en compte le détournement de fonds.

La base de l’industrie militaire de la Russie est pratiquement mise à l’arrêt : le pays a développé peu de nouvelles armes au cours des trente dernières années. L’armée de l’air russe utilise toujours des chasseurs MiG et Soukhoï conçus à l’époque soviétique, tandis que la marine n’a pas mis en service de navire plus grand qu’une frégate depuis plus de deux décennies.

Certes, la Russie possède quelques équipements modernes, comme son missile de défense aérienne S-400. Toutefois, la plupart des « nouveaux » systèmes d’armes – tels que le char T-14 Armata et l’avion de combat de cinquième génération Su-57 – sont apparemment trop chers pour que Moscou les achète. Par conséquent, ces armes n’ont été produites qu’en petit nombre.

En fait, la Russie a longtemps été une puissance militaire assez médiocre – pratiquement un pays du tiers-monde doté d’armes nucléaires. Elle semblait robuste dans certains domaines (comme le nombre de troupes ou de chars), mais elle était beaucoup plus fragile en ce qui concerne des qualités moins quantifiables, telles que le moral, la direction, la formation et la logistique. Cela était bien évident pour beaucoup de gens – il ne suffisait que donner assez de valeur et de poids à touts les indices disponibles.

Richard A. Bitzinger est un analyste indépendant de la sécurité internationale. Il était auparavant chercheur principal du Military Transformations Program de la S. Rajaratnam School of International Studies (RSIS) à Singapour, et a occupé des postes au sein du gouvernement américain et de divers groupes d’experts. Ses recherches mettent l’accent sur les questions de sécurité dans la région Asie-Pacifique, notamment la montée de la Chine en tant que puissance militaire, ainsi que la modernisation et la prolifération des armements dans la région.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

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