Benjamin Morel : « Le vrai problème des démocraties occidentales n’est pas le fonctionnement des institutions, mais la capacité du politique à agir »

"On est face à un enjeu criant qui est celui de la limitation du politique par le droit et qui au bout d'un moment finit par induire une opposition entre le droit et le politique"

Par Julian Herrero
23 avril 2024 09:52 Mis à jour: 23 avril 2024 09:52

ENTRETIEN – Benjamin Morel est maître de conférences en droit public à l’université Paris II et docteur en Science politique. Il est l’auteur de « La France en miettes » aux éditions du Cerf. Il revient pour Epoch Times sur la décision du Conseil constitutionnel le 11 avril visant à rejeter le Référendum d’initiative partagée (RIP) présenté par la droite au mois de mars.

Epoch Times – Monsieur Morel, le Conseil constitutionnel a rejeté le Référendum d’initiative partagée (RIP) présenté par LR le 13 mars dernier. Un RIP souhaité par la droite pour réformer l’accès aux prestations sociales des étrangers. Quelle est votre analyse ? Comprenez-vous la décision du Conseil constitutionnel ?

Benjamin Morel – La réponse du Conseil n’est pas surprenante. Il y a deux sujets. Premièrement, il faut savoir s’il y a, en la matière, de quoi rejeter le RIP. Autrement dit, la question posée ici est de savoir si on rentre dans le champ de l’article 11 de la Constitution. À priori oui. Mais, ce n’est pas si évident parce que sur l’immigration, on a beaucoup de sujets qui ne relèvent pas de l’article 11. Tout ce qui relève du pénal ou du civil ne relève pas de cet article. Donc LR a vraiment ciblé son référendum sur des sujets économiques et sociaux. Sur ce point, le Conseil ne remet pas en cause le champ du RIP.

Ensuite, il y a une deuxième condition pour que le RIP soit valable ; le fait qu’aucune des dispositions qu’il contient ne soit contraire à la Constitution. Et c’est là-dessus qu’un problème est posé. Le texte est un bloc, si une seule disposition est inconstitutionnelle cela emporte l’inconstitutionnalité de l’ensemble. Ce qui est le cas du premier article de la proposition de RIP de la droite.

Certes, ces dispositions avaient déjà été proposées par LR dans le projet de loi immigration. Mais elles n’avaient pas été examinées au fond, car considérées comme cavaliers législatifs. Quand le Conseil considère que c’est un cavalier, il ne dit pas que c’est inconstitutionnel, il estime simplement que, puisque c’est un cavalier, il n’a pas besoin d’examiner plus avant et ; il ne va pas examiner au fond quelque chose qui de toute façon a vocation à disparaître du texte étant donné qu’il n’a rien à y faire. Ici le Conseil examine au fond et décide, ce qui était déjà prévisible en décembre, que dès lors que la limitation apportée à une allocation ne se justifie pas par son objet, elle n’est pas conforme au principe d’égalité.

La décision du Conseil signifie-t-elle que la politique migratoire est difficile à réformer en France ?

Ce n’est pas si évident. Si la politique migratoire est difficile à réformer pour des raisons constitutionnelles, elle l’est surtout pour des raisons conventionnelles. Si le RIP des Républicains avait été adopté, la question de la conventionnalité se serait posée. Mais dans ce cas précis, nous n’étions pas en face de quelque chose qui n’était pas imprévisible. C’est-à-dire que le principe d’égalité impose que les prestations sociales s’appliquent quel que soit votre statut. À partir du moment où votre statut ou votre temps de résidence sur le territoire ne sont pas la justification, cela n’entraîne pas de différence dans la vocation des prestations.

LR s’appuyait sur le fait que des différences existent par rapport à la durée de présence sur le territoire pour certaines prestations, notamment pour le RSA. Le problème, c’est que le RSA est un revenu qui est là pour permettre votre intégration sur le marché du travail.

Or, cette intégration est directement liée au temps que vous passez sur le territoire en question. Si jamais vous n’y passez pas beaucoup de temps, il est normal que vous n’intégriez pas le marché du travail. Il y a donc, selon le Conseil, un lien logique entre le pourquoi de la prestation et la restriction qui y est apportée. En outre, une allocation familiale, une allocation logement ou toute autre allocation de ce genre, dont l’objectif n’est pas votre insertion sur un territoire donné ne peuvent être restreintes. Il y a donc quelque chose d’assez surprenant dans cette histoire parce qu’au moment de la loi immigration, tout le monde savait que ça n’allait pas passer.

Dans une tribune publiée dans le Journal du Dimanche, l’avocat Pierre Gentillet a déclaré : « L’institution s’écarte progressivement de sa mission originelle pour devenir une autorité politique illégitime ». Qu’en pensez-vous ?

Je ne partage pas vraiment cette analyse. Il y a beaucoup à dire sur la marge d’interprétation du Conseil. Je veux bien qu’on critique les juges, mais rappelons que le rôle d’un juge consiste d’abord à concilier des normes souvent contradictoires. Les droits fondamentaux ne sont pas forcément clairs.

Il y a quelque temps, j’ai eu une discussion avec des journalistes et des militants politiques sur l’intégration de l’environnement à l’article premier de la Constitution. C’était la grande idée d’Emmanuel Macron il y a trois ans. Et on me demandait ce que pouvez être les conséquences. En toute honnêteté, je répondais que je n’en savais rien parce qu’introduire un nouveau droit dans la Constitution implique de parier sur l’évolution d’un interprétation aux marges assez larges.

Par exemple, le jour où le Conseil devra concilier la liberté d’entreprendre avec le droit de l’environnement, que fera-t-il ? Le juge est-il responsable ? Et ce n’est pas lui qui a choisi d’intégrer le droit de l’environnement dans ces normes de référence mais bien le constituant.

Le Conseil constitutionnel est contraint d’interpréter deux valeurs de normes qui peuvent avoir des sens fondamentalement contradictoires. Et donc évidemment, il y a une marge d’appréciation. On a par ailleurs multiplier les voies de recours, notamment avec la création de la QPC (Question prioritaire de constitutionnalité, ndlr) sous Nicolas Sarkozy. Le rôle du juge est donc de trancher souvent, et entre des principes à l’application floue.

Mécontent par la décision du Conseil constitutionnel, le président du groupe LR au Sénat, Bruno Retailleau a affirmé : « Nous avons désormais la certitude que la lutte contre l’immigration passe par une réforme de la constitution ». Faut-il selon vous réformer la Constitution pour pouvoir changer la politique migratoire ?

Oui et non. Si on veut une réforme de fond, il y a probablement des principes constitutionnels qui doivent être jugés comme étant bloquants. Pour ma part, je ne prends pas de positions politiques ou idéologiques. Je ne dis pas qu’il faut le faire. Mais si on veut faire bouger un certain nombre de choses en matière de nationalité et de regroupement familial, il est vrai que la Constitution représente une limite.

Une limite qui est cependant relative ; les principaux problèmes ne sont pas constitutionnels mais conventionnels. Il y a une question de droit européen qui est beaucoup plus prégnante que celle du droit constitutionnel en réalité.

Et l’une des options proposées, notamment à droite, consiste à réformer l’article 55 qui pose la primauté du droit international, notamment du droit européen, sur le droit interne. C’est une possibilité qui passe par la voie constitutionnelle, mais cela induirait une crise avec l’Union européenne. Par ailleurs, ce n’est pas la seule façon de réformer le droit européen.

Par exemple, sur l’immigration, le Danemark bénéficie d’un opt-out, c’est-à-dire d’une exemption dans le cas de certains traités européens pour ne pas les appliquer, mais cela impliquerait de renégocier tous les traités. C’est moins problématique du point de vue du droit européen que de ne pas respecter les traités. En l’occurrence, cela n’impliquerait pas non plus de toucher à la Constitution.

Finalement, je crois que le problème de l’immigration n’est pas un problème de droit, mais d’application du droit. Si vous prenez l’exemple des OQTF, vous voyez que très peu sont appliquées.

La décision du Conseil constitutionnel peut-elle renforcer la crise de confiance et le décalage qui existent entre les Français et les institutions ? Selon un sondage CSA de novembre 2023, 76% des Français sont favorables à un durcissement des critères de naturalisation des étrangers. Un sondage du même institut, révélait un mois plus tard que 80 % des Français estimaient qu’il ne faut pas accueillir plus de migrants…

Je ne crois pas que cette décision va avoir un réel impact sur l’opinion publique. Les médias n’en ont pas énormément parlé. Le vrai débat avait eu lieu au moment de la loi immigration.

Néanmoins, je viens d’écrire un ouvrage sur la réforme des institutions, je ne vais donc pas vous dire que ce sujet n’est pas important. Mais le vrai problème aujourd’hui qui fait que toutes les démocraties occidentales sont en crise n’est pas le fonctionnement des institutions, mais la capacité du politique à agir, et là-dessus, les limitations par les juges et le développement de l’État de droit, représentent un enjeu double parce que l’État de droit, sur le principe, c’est bien, mais en temps de crise, par exemple avec le terrorisme ou la pandémie, il est fragilisé et souvent suspendu.

Et ensuite, sur un certain nombre de politiques, notamment migratoires, si vous avez un juge qui apparaît comme trop opposé au politique, il y a un risque à terme que cela impacte la démocratie et que cela fragilise l’État de droit lui-même. Donc, d’un point de vue plus structurel, on est face à un enjeu plus criant qui est celui de la limitation du politique par le droit et qui au bout d’un moment finit par induire une opposition entre le droit et le politique.

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