Le poids de la dépendance: le «Sisyphe» de Titien

Atteindre l'intérieur : ce que l'art traditionnel offre comme réflexion sur nous-mêmes

Par Eric Bess
24 mai 2022 18:34 Mis à jour: 24 mai 2022 18:34

Parfois, nous nous retrouvons dépendants de substances, d’émotions et de modes de pensée qui nous empêchent de connaître un semblant de paix intérieure.

Je suis tombé sur un tableau de Titien représentant Sisyphe qui m’a fait réfléchir à la nature de nos dépendances.

Sisyphe déjoue deux fois la mort

Dans la légende grecque, Sisyphe était le roi de Corinthe, rusé et fourbe. Il a contribué à la prospérité commerciale de Corinthe, mais il a souvent refusé de montrer aux invités de sa ville la décence et l’hospitalité exigées par Zeus. Il allait jusqu’à tuer ses invités pour prouver qu’il était un roi à craindre.

Zeus était déçu par la cruauté de Sisyphe. Il est intéressant de noter que la colère de Zeus s’accentua lorsque Sisyphe révéla au dieu de la rivière Asopus l’endroit où Zeus avait enlevé la fille du dieu de la rivière.

Révéler les secrets du dieu, c’était aller un peu trop loin. Zeus a donc décidé qu’il était temps de punir Sisyphe. Dans une version de l’histoire, Zeus a demandé à Thanatos, la personnification de la mort, d’enchaîner Sisyphe dans les enfers.

Thanatos a capturé Sisyphe et s’apprêtait à l’enchaîner lorsque Sisyphe a demandé à Thanatos de lui montrer comment fonctionnaient les chaînes. Thanatos accepta de lui montrer et Sisyphe enchaîna rapidement Thanatos à sa place. Sisyphe a réussi à échapper à la mort.

Avec Thanatos enchaîné, les mortels ne mouraient plus. Il a fallu qu’Arès, le dieu de la guerre, rétablisse l’équilibre entre la vie et la mort. Arès a également piégé Sisyphe et l’a renvoyé à Thanatos pour qu’il reçoive sa punition pour la deuxième fois. Mais avant d’être renvoyé, Sisyphe préparait déjà sa deuxième évasion de la mort.

À sa mort, Sisyphe a demandé à sa femme de ne pas lui offrir les offrandes et sacrifices habituels exigés pour la mort d’un mari. Puis, dans les enfers, il supplia Perséphone, l’épouse d’Hadès, de le laisser retourner auprès de sa femme et de l’instruire sur la procédure d’enterrement appropriée. Le plan de Sisyphe a fonctionné, et il était de nouveau parmi les vivants, sans intention de retourner aux enfers.

Intervenant lui-même, Zeus s’est assuré que Sisyphe ne s’échapperait pas la prochaine fois qu’il entrerait aux Enfers. Sisyphe devait souffrir pour l’éternité en poussant éternellement un rocher jusqu’en haut de la colline, pour le voir retomber en bas de la colline après avoir atteint le sommet.

Un détail de Sisyphe du Titien. Huile sur toile, 2.4 m par 2.2 m. Musée du Prado, Madrid, Espagne. (Domaine public)

Le Sisyphe de Titien

Au milieu du XVIe siècle, Titien, le peintre italien de la Renaissance, a peint son interprétation de la punition de Sisyphe pour Marie de Hongrie, alors reine de Hongrie et de Bohême.

Le site web du musée du Prado révèle que Marie de Hongrie avait plusieurs tableaux de légendes grecques sur les murs de la grande salle du palais de Binche, ce qui indique « la cohérence d’un programme iconographique dont l’idée principale était de souligner la souffrance et le châtiment sans fin de ceux qui s’élèvent contre les dieux ».

Dans son tableau Sisyphe, Titien représente Sisyphe montant sur une pente abrupte. Il est couvert d’un mince tissu et ne pousse pas le rocher jusqu’au sommet de la colline, mais le porte sur ses épaules et sur sa tête, ce qui fait que ses épaules et sa tête penchent vers l’avant sous son poids.

Le cadre de la composition s’impose également au corps de Sisyphe. Le sommet du rocher et les pieds de Sisyphe arrivent à la limite du haut et du bas de la composition, ce qui donne encore plus l’impression que le destin de Sisyphe est suffocant.

L’environnement est infernal. Des créatures étranges se trouvent en bas à gauche de la composition, et le feu et la fumée remplissent l’arrière-plan. Un serpent semble menacer les pieds de Sisyphe, comme si cette menace l’obligeait à se hâter vers le sommet de la colline.

Le poids de nos addictions

Trois éléments me frappent immédiatement dans ce tableau : le fait que Sisyphe porte le rocher au lieu de le pousser, le serpent qui le menace par en dessous et la nature imposante de la bordure de la composition. Examinons chaque élément pour voir quel sens moral il peut apporter.

Lorsque je vois Sisyphe portant le rocher au lieu de le pousser, je pense immédiatement à nos dépendances. Nos addictions commencent souvent par de petits intérêts ou désirs et, avec le temps, elles deviennent quelque chose qui échappe à notre contrôle.

Par exemple, ce qui peut commencer par une consommation d’alcool pour le plaisir peut se transformer en fardeau de l’alcoolisme, ou des paris sportifs occasionnels peuvent se transformer en saisie d’une maison. Nos dépendances peuvent également être subtiles : une pensée orgueilleuse ou un regard furtif qui induit des sentiments satisfaisants peut, avec le temps, devenir des sentiments dont nous avons besoin, comme si nous étions réellement dépendants.

Comme Sisyphe qui doit gravir la colline à plusieurs reprises, nous essayons de surmonter nos dépendances à plusieurs reprises. Nous nous poussons à la limite pour tenter de nous en libérer, mais nous rechutons ou nous découvrons que la dépendance est plus profonde que nous ne le pensions. Nous nous retrouvons alors à transporter à nouveau un rocher vers le haut de la colline.

Non seulement le rocher fait se contorsionner la tête et les épaules de Sisyphe sous son poids, mais il empêche également la lumière d’atteindre sa tête et sa poitrine, représentatives de son cœur et de son esprit. Le poids que nous portons en raison de nos dépendances peut consumer notre cœur et notre esprit, obscurcissant la lumière et l’empêchant d’entrer dans notre vie.

Que peut représenter le serpent près du talon de Sisyphe ? Comme tout le reste, le serpent n’est là que dans le cadre de la punition de Sisyphe. En menaçant son talon, le serpent l’empêche de se reposer, de trouver la paix.

Enfin, que peut représenter la position de Sisyphe par rapport à la bordure de la composition ? La bordure fait presque office de prison qui amplifie le manque de liberté de Sisyphe.

Non seulement le poids du rocher appuie sur sa tête et ses épaules, mais la bordure supérieure de la composition semble ajouter son propre poids, un poids si lourd que Sisyphe ne semble pas pouvoir se tenir droit s’il le voulait.

Les quatre côtés de la composition englobent tout ce qui est représenté. Pour moi, ils représentent l’effet de l’environnement sur Sisyphe. Ce n’est pas seulement le poids du rocher que Sisyphe doit continuellement porter, mais il doit aussi constamment faire face aux restrictions que lui impose l’environnement, et ces restrictions semblent l’empêcher davantage de connaître la vraie liberté.

Sisyphe a été condamné à souffrir pour l’éternité, mais qu’en est-il de nous ? Comment pouvons-nous identifier les véritables sources de nos dépendances ? Existe-t-il un moyen d’échapper aux dépendances qui encadrent nos vies ? Comment pouvons-nous trouver la paix dans les lourds fardeaux que nous portons ?

Les arts traditionnels contiennent souvent des représentations et des symboles spirituels dont la signification peut être perdue pour nos esprits modernes. Dans notre série « Atteindre l’intérieur : ce que l’art traditionnel offre comme réflexion sur nous-mêmes », nous interprétons les arts visuels d’une manière qui peut être moralement perspicace pour nous aujourd’hui. Nous ne prétendons pas fournir des réponses absolues aux questions auxquelles les générations ont été confrontées, mais nous espérons que nos questions inspireront un voyage de réflexion dans le but de devenir des êtres humains plus authentiques, plus compatissants et plus courageux.

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