Qu’est-ce que la popularité des dystopies dit de nos sociétés?

Par Walker Larson
17 mars 2024 11:04 Mis à jour: 17 mars 2024 11:04

Une surveillance totale. Des grilles de contrôle complexes. Une police de la pensée. Des lavages de cerveau. Des villes lugubres où les sentiments, la rébellion et la pensée sont aseptisés. Des moyens technologiques avancés qui contrôlent et punissent. Des purges contre les dissidents indésirables ou les membres de la communauté devenus inutiles au collectif.

Toutes ces images viennent à l’esprit lorsqu’on pense aux dystopies, des scénarios qui hantent les conscience moderne et qui, par conséquent, façonnent notre littérature et notre cinéma de manière profonde.

Mais pourquoi maintenant en particulier? Il y a seulement 150 ans, ce type de fiction était pratiquement inconnu. Aujourd’hui, les rayons des librairies en débordent et les salles de cinéma sont remplies de spectateurs avides de mondes dystopiques. Quelles sont les pressions culturelles, politiques et technologiques qui ont amené ces sombres imaginations du futur à la surface de notre société ? Et qu’est-ce que la prévalence du genre dit de l’état de la société en 2024 ?

Qu’est-ce que la dystopie ?

Dans son livre « Dystopie : une histoire naturelle », Gregory Claeys décrit la dystopie comme étant une « utopie ratée », ce terme souvent associé aux systèmes totalitaires du XXe siècle, et érigés sur la fausse promesse d’un paradis terrestre. « Ici, il s’agit typiquement d’un régime défini par une coercition extrême, des inégalités, des emprisonnements et de l’esclavage », écrit-il. « C’est un système souvent décrit comme un collectivisme devenu fou, bien que certains incluent des tendances conformistes dans les sociétés libérales. »

Le dictionnaire définit le terme plus simplement : « un monde ou une société imaginaire dans lequel les gens mènent une vie misérable, déshumanisée et effrayante ».

Parmi les éléments communs aux scénarios dystopiques figurent les gouvernements dictatoriaux, les technologies avancées et les cataclysmes mondiaux. Dans une interview accordée à Epoch Times, Peter Beurskens, professeur de littérature, souligne les principales qualités des romans dystopiques.

« Ils brossent le portrait d’un monde dans lequel des experts, souvent les élites de la société, adèptes d’une idéologie politique spécifique, conçoivent les interactions humaines d’une manière qui nie […] la nature humaine. En essayant de créer une utopie, les élites parviennent à créer des sociétés dans lesquelles règnent la tyrannie, la violence, la méfiance et le chaos. »

Le mot « dystopie » dérive de deux mots grecs : « dys », qui signifie « mauvais ou anormal », et « topos », qui signifie « lieu ». En somme, c’est « un mauvais endroit », bien qu’à la base il a été créé dans la perspective d’atteindre la perfection, l’utopie. Les récits dystopiques nous mettent d’ailleurs souvent en garde contre les dangers qui se cachent, sous forme embryonnaire, au cœur des utopies.

Le développement de la fiction dystopique

Pourtant, les visions apocalyptiques sont aussi anciennes que l’humanité elle-même, mais l’idée d’une société à ce point déshumanisante qu’elle constitue en elle-même une sorte d’apocalypse semble constituer un phénomène moderne. Les tendances technocratiques et totalitaires dans le monde réel se sont accrues depuis le siècle des Lumières.

L’écrivain et professeur Anthony Esolen a observé que « les dystopies ne sont imaginables que dans le sillage de la révolution industrielle, qui a rendu concevables la folie pathologique à grande échelle et le contrôle de la vie humaine ».

Le règne de la Terreur de Robespierre, de 1793 à 1794, est un prototype des purges totalitaires du XXe siècle et s’accompagne des concepts de surveillance, de violence et de suspension des procédures légales régulières, tout cela dans le but de mettre fin à une soi-disant « menace » qui pèse sur la collectivité. Lénine, Staline, Hitler, Mao et d’autres ont suivi une voie similaire, mais le développement rapide de la technologie leur a permis de le faire à une échelle dépassant de loin l’imagination la plus folle de Robespierre.

Dystopian literature began with the Industrial Age. “The Iron Rolling Mill (Modern Cyclopes),” 1875, by Adolph Menzel. Old National Gallery, Berlin. (Public Domain)
La littérature dystopique est née avec l’ère industrielle. « Le laminoir à fer (cyclopes modernes), 1875, par Adolph Menzel. Ancienne galerie nationale, Berlin. (Domaine public)

L’essor de la science et les progrès de la technologie depuis le XVIe siècle, et en particulier son accélération stupéfiante au cours des 200 dernières années, ont également joué un rôle dans le développement de ces récits. Au fur et à mesure que l’humanité créait des outils plus puissants, nous avons éprouvé de plus en plus d’appréhension face au caractère incontrôlable de ces outils, et de leur potentiel de destruction. L’intelligence artificielle en est l’exemple le plus récent.

Le professeur d’études américaines et expert en cinéma Tom Doherty, dans un entretien avec Brandeis Now, relève les profonds effets psychologiques et culturels que l’invention des armes nucléaires a eus sur les gens.

« Le développement de la bombe atomique, et en particulier la détonation de la bombe H en 1952, nous a fait comprendre que l’on pourrait tous mourir, que l’espèce humaine tout entière pouvait être anéantie. D’où la prolifération de films sur les catastrophes nucléaires, de scénarios d’invasion extraterrestre et de récits sur la fin du monde ».

Les livres et les films reflètent souvent les principales préoccupations mentales d’une société située à un certain moment de l’histoire. La préoccupation de l’Occident pour le progrès technologique, la menace du communisme et l’anéantissement nucléaire au milieu du 20e siècle a naturellement engendré des histoires en rapport avec ces potentialités.

A lobby card featuring Cyril Cusack (L) and Oskar Werner in 1966’s “Fahrenheit 451,” based on Ray Bradbury’s novel in which firemen burn books rather than put out fires. (MovieStillsDB)
Carte d’accueil montrant Cyril Cusack (à gauche) et Oskar Werner dans le film « Fahrenheit 451 » de 1966, basé sur le roman de Ray Bradbury dans lequel les pompiers brûlent des livres au lieu d’éteindre des incendies. (MovieStillsDB)

Le roman « Nous » de 1924 du dissident soviétique Evgeniy Zamyatin est souvent considéré comme le premier roman dystopique. Des classiques tels que « Le meilleur des mondes » (1932) d’Aldous Huxley, « 1984 » (1949) de George Orwell et « Fahrenheit 451 » (1953) de Ray Bradbury ont rapidement suivi. La prolifération de ces récits n’a pas seulement été le résultat de la vague technologique décrite ci-dessus, mais vient aussi, comme le souligne M. Beurskens, des idées délétères de personnalités telles que Marx, Freud, Darwin et Nietzsche, qui ont commencé à remplacer les notions traditionnelles de civilisation par des thèses arguant que l’humanité pouvait, par sa propre raison et grâce à son inventivité, façonner la société et en faire une utopie.

La fiction dystopique, en particulier pour les jeunes adultes, a véritablement explosé à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle, parallèlement à l’arrivée de l’internet, des ordinateurs personnels et des téléphones portables. Des livres tels que « Le Passeur », « Maintenant, C’est ma vie », « Hunger Games », « Divergent » et « Maze Runner » sont tous des romans dystopiques récents. Un certain nombre de ces romans ou séries de romans ont depuis été adaptés en films à gros budget.

Ce que les récits dystopiques nous apprennent

C’est à notre époque que ces récits d’un avenir terrifiant pour l’humanité connaissent une popularité jusqu’àlors inconnue. Pourquoi ? M. Esolen souligne que les récits dystopiques sont souvent des « exagérations de certaines caractéristiques de la culture ou de la politique actuelle ». Et c’est justement là que réside un indice de la popularité croissante de ce genre de fiction : plus les sociétés occidentales évoluent dans une direction collectiviste et technocratique, plus les scénarios dystopiques se multiplient et plus l’inquiétude grandit face à la possibilité d’un État technologisé et collectiviste qui tournerait mal.

La raison pour laquelle ces histoires inquiétantes attirent particulièrement les adolescents reste un mystère. Cela pourrait être lié au cynisme notoire des adolescents, en particulier en ce qui concerne la façon dont les adultes dirigent les choses ; dans les dystopies pour jeunes adultes, ce sont les adultes qui sont responsables de l’état des choses, tandis que les adolescents leur résistent héroïquement. Cela peut aussi venir du fait qu’ils n’ont que peu de contrôle sur ce qui se passe dans leur vie, et qu’ils sont en passe d’entrer dans un monde fait de décisions éthiques complexes,  les romans dystopiques pour ados sont justement remplis de dilemmes à surmonter.

(L–R) Actors Tucker Gates, Jennifer Lawrence, and Jon D. Brooks in a scene from “The Hunger Games,” which features teens as the main characters. (MovieStillsDB)
(Les acteurs Tucker Gates, Jennifer Lawrence et Jon D. Brooks dans une scène de « The Hunger Games », dont les personnages principaux sont des adolescents. (MovieStillsDB)

Mais il pourrait tout aussi bien y avoir quelque chose de plus grave : leur pessimisme face à l’avenir, face à l’état de notre civilisation et à l’état du monde. M. Esolen suggère que c’est « parce que leur monde est particulièrement dépourvu de joie et d’espoir ».

Selon M. Beurskens, « loin de fuir la noirceur [des récits dystopiques], ces jeunes y sont peut-être attirés parce qu’ils y trouvent le reflet du désordre moral de notre société actuelle ».

Les jeunes gens interrogés par Allissa Nadworthy pour NPR s’accordent à dire que le monde des romans dystopiques leur paraissent inconfortablement familiers – et fascinants.

Certains des étudiants de M. Beurskens se sont aussi prononcés sur la question.

« Quelque chose dans une réalité alternative où tout est soi-disant parfait mais où des mensonges sont cachés me donne envie de continuer à lire », a déclaré l’un d’entre eux. Un jeune de 15 ans a dit : « Le fait de devoir surmonter des obstacles, ça m’inspire ».

Il est vrai que de nombreux romans du genre se terminent sur une note d’espoir, avec la possibilité de restaurer un ordre social plus sain. Cela fait partie de l’attrait du genre. Mais, en même temps, cette soif d’espoir peut être le signe d’une tentative de se débarrasser d’un pessimisme ambiant.

Bien que les histoires dystopiques se déroulent généralement dans le futur et servent d’avertissement sur les voies que l’humanité ne devrait pas emprunter, elles parlent également de notre présent. Christopher Schmidt, dans un article de 2014 pour JSTOR Daily, estime que « ostensiblement situé dans le futur, le mode post-apocalyptique peut fonctionner comme une fenêtre sur le présent et comme une critique de celui-ci ». M. Doherty estime que notre amour des histoires dystopiques vient de la catharsis que nous ressentons en les lisant ou en les regardant, et de l’exutoire qu’elles offrent à la peur que nous ressentons lorsque nous sommes confrontés à notre mortalité, en particulier face à des catastrophes de grande ampleur.

Carrie-Anne Moss et Keanu Reeves dans « Matrix », où les gens vivent dans une réalité simulée créée par l’intelligence artificielle (MovieStillsDB)
Scène du film « Blade Runner 2049 » de 2017. Le film est une suite du film original « Blade Runner », qui se déroule dans un monde post-apocalyptique où des humanoïdes issus de la bio-ingénierie, connus sous le nom de réplicants, servent les humains survivants. (MovieStillsDB)

En fin de compte, la capacité des histoires dystopiques à analyser les événements actuels et à en prédire l’issue constitue peut-être leur plus grand attrait. En réalité, de nombreuses personnes d’horizons politiques divers regardent notre cicilisation actuelle avec peur et insatisfaction. Par exemple, les Américains ne sont que 23 % à penser que leur pays va dans la bonne direction. Si les produits culturels dominants d’une société (les livres et les films notamment) sont une indication de son état d’esprit général, alors la culture occidentale souffre vraisemblablement d’angoisses, de peurs et d’obsessions, et celles-ci sont profondément ancrées dans les esprits.

Certains vont même jusqu’à dire que nous sommes déjà entrés dans une ère dystopique. À la fin de son article, M. Schmidt écrit : « Vivons-nous déjà dans une ère post-apocalyptique, dans laquelle le gaspillage de la consommation et l’asservissement volontaire à nos technologies [sont] déjà arrivés ? ».

La toxicomanie, les obsessions pour tout ce qui touche au sexe, et le consumérisme de notre époque ressemblent à s’y méprendre au « Meilleur des mondes » d’Huxley. Un article de The Guardian fait écho au sentiment de M. Schmidt : « Big Brother est déjà présent dans nos vies :

« Avec Big Brother déjà présent dans nos vies en ligne, surveillant qui nous ‘likons’, ce que nous achetons et comment nous bloguons, vivons-nous en fait dans notre propre version de la dystopie ? » En effet, certains éléments dystopiques semblent déjà être en place.

Nos craintes de voir le reste de ces éléments de dystopie se mettre en place semblent nous suivre comme des ombres. Nous sentons venir le grondement sourd d’une catastrophe incertaine, comme un coup de tonnerre dans le lointain. Nombreux sont ceux qui pensent que la catastrophe doit arriver. Nous sommes aux prises avec un monde de plus en plus impersonnel, technologique, bureaucratique, scientifique et séculier. Nos histoires et nos chansons en sont le reflet.

À l’époque des Lumières, l’humanité a cherché à s’affranchir des chaînes supposées de la religion et de la tradition, en partie grâce aux progrès de la science, de la technologie et des nouveaux paradigmes politiques. Nous avons obtenu l’indépendance que nous recherchions tant, mais nous tremblons aujourd’hui devant les ombres des choses que nous avons créées. Comme nous l’ont appris le totalitarisme, le péril nucléaire et la saga sans précédent du Covid, notre existence moderne, éclairée et scientifique s’est révélée précaire et extrêmement fragile. On peut se poser la question de savoir si le jeu en valait la chandelle.

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