Sortir de l’engrenage de la violence

26 avril 2017 08:26 Mis à jour: 26 avril 2017 08:26

Chaque matin, Clarence Franklin se brossait les dents, se lavait le visage, enfilait ses plus beaux vêtements, puis prenait son téléphone et son pistolet automatique pour aller vendre de la drogue dans les rues d’Englewood, à Chicago. Six ans de prison ne l’avaient pas fait changer, six balles dans le corps non plus. Jusqu’à ce que, il y a deux ans, son meilleur ami soit tué. Clarence a alors commencé à réfléchir et à réaliser qu’il n’avait que deux chemins devant lui : être tué ou passer sa vie en prison. « Laquelle est-ce que je choisis ? », s’est-il demandé. « Aucune. »

Sur la seule année 2016, 260 personnes ont été tuées par arme à feu à Englewood, un quartier de 31 000 habitants du sud de Chicago. C’est trente fois la moyenne nationale américaine, et 200 fois, à population égale, le nombre d’homicides de la ville de Marseille. Dans tout Chicago, 784 personnes ont été assassinées l’année dernière, rappelle le Chicago Tribune : la ville n’avait plus été aussi meurtrière depuis les grandes vagues criminelles des années 70 et 90, au point de provoquer une réaction du président Donald Trump : « Si Chicago ne s’occupe pas de ce carnage, j’enverrai les fédéraux », a-t-il tweeté le 25 janvier dernier.

La culture des gangs

Dans les années 50, les premiers gangs de Chicago n’étaient pas des organisations fondamentalement criminelles, mais plutôt des groupements communautaires. Progressivement et avec l’arrivée de la drogue, ils se sont faits plus violents, plus organisés, jusqu’à devenir des professionnels du trafic ne reculant devant aucune exécution de sang-froid. Un code d’honneur minimal a cependant perduré, qui jusqu’à encore récemment, incluait le fait de tenter une discussion avant de sortir les armes, de ne pas tirer sur les voitures pour éviter les victimes collatérales et d’épargner les mères, grand-mères et enfants de leurs ennemis.

Les aînés étaient les chefs, ceux qui tenaient naturellement les rênes : suffisamment intelligents pour être encore vivants à l’âge de 30 ans, ils avaient ce que leur gang appelait la sagesse et tentaient de prévenir les conflits et exécutions – qui alertent la police et nuisent au commerce. Mais avec les grandes opérations policières des années 90, les chefs de gang ont été mis hors circuit. Aujourd’hui, des adolescents de 13 à 18 ans dirigent les quartiers, dégainant au moindre prétexte et tentant de conquérir de nouveaux coins de rue aux gangs rivaux. Avec leur multiplication, l’histoire des gangs, leur tradition et leur code d’honneur fondateur s’évanouit pour ne laisser que la recherche du prochain dollar à gagner.

Homes in the Englewood neighborhood of Chicago, on Feb. 2, 2017. (Benjamin Chasteen/Epoch Times)

« À l’époque, quand on voulait gérer un coin de rue, il fallait faire ses preuves », explique Charles Jones, ancien membre de gang qui travaille maintenant pour l’association de prévention de la violence CeaseFire (Cessez-le-feu). « Cela n’existe plus… il n’y a plus ce niveau de principe. Il n’est plus rare de voir des enfants de 13 à 18 ans aux commandes ».

« Cependant, à Englewood, la plupart des jeunes n’appartiennent à aucun gang », tempère Asiaha Butler, présidente de l’association des habitants d’Englewood. D’après elle, c’est seulement sur les territoires des gangs, parfois dans l’espace de quelques blocs d’immeuble, qu’à peine sorti de l’enfance, on doit rejoindre l’un d’eux.

Des maisons vides et des emplois aux abonnés absents

À Englewood, près de 80% des familles sont monoparentales, toute la responsabilité des enfants portant sur les épaules des mères. Ce scénario est typique, dans la plupart des villes américaines où vivent des communautés pauvres et victimes de la violence des gangs.

Les difficultés de ces mères seules sont largement connues et détaillées dans les multiples rapports rédigés à destination de la mairie ; elles sont la manne des gangs qui offrent protection et argent facile aux enfants.

« Je ne pouvais même plus emmener ma petite fille faire des courses. »

-Clarence Franklin, ancien membre d’un gang

Sans père, de nombreux garçons ressentent le besoin de devenir protecteurs de leur famille. Rejoindre un gang est dangereux, mais donne une sensation de protection apparente par l’intégration à un groupe. La mission simple et limitée de défendre son coin de rue devient alors un cadre de vie.

Pour Dwayne Bryant, qui travaille depuis plus de dix ans avec les jeunes de la ville pour leur donner confiance en eux, l’absence du père ne fait pas que supprimer un modèle, il coupe également l’enfant de son histoire familiale et de l’héritage qu’il pourrait revendiquer : « C’est une perte de fierté totale quand votre famille et vous-même avez été abandonnés », explique-t-il. Les mères seules glissent rapidement vers la pauvreté. Chicago a perdu un tiers de ses emplois manufacturiers entre 2003 et 2013, péniblement remplacés par la restauration et l’hôtellerie, qui restent concentrés dans le downtown, les beaux quartiers.

Dans le quartier d’Englewood, une femme reçoit un matelas et des fournitures données par l’association CeaseFire. (Benjamin Chasteen/Epoch Times)

Les économies personnelles ont toutes fondu lorsque la bulle immobilière a éclaté en 2008. Des prêteurs-prédateurs ont ciblé les populations les plus vulnérables dans les quartiers fragiles de Chicago : chaque bloc du quartier montre aujourd’hui ses maisons abandonnées, transformées en caches pour la drogue ou formant des points de rencontre pour les dealers. Plus d’un millier de maisons abandonnées sont ainsi détruites chaque année par la ville, et sans politique de reconstruction, sont vouées à devenir des terrains vagues. Un scénario qui se répète souvent, et qui retire l’espoir d’une renaissance dans ces quartiers pauvres.

Depuis près de deux ans, l’État de l’Illinois n’a pas pu adopter de nouveau budget, le nouveau gouverneur républicain Bruce Rauner et son Assemblée générale à majorité démocrate restant crispés sur leurs visions respectives. En conséquence de quoi l’État a dû couper les ressources des nombreuses associations travaillant avec les jeunes de la ville. Le programme périscolaire de Dwayne Bryant a été annulé malgré son succès pour réduire l’absentéisme et améliorer les résultats dans 14 écoles défavorisées de la ville. Les caisses de CeaseFire, qui emploie d’anciens membres des gangs comme médiateurs dans les quartiers, sont vides ; l’équipe d’Englewood est passée de 14 à 4 membres.

Où reste-t-il de l’emploi au sud de Chicago ? Dans le trafic de drogues, avec des acheteurs toujours plus pauvres et des doses toujours meilleur marché et plus toxiques – les décès de junkies se multiplient.

Isolement

L’un des pires problèmes dans ces quartiers dirigés par les gangs, disent les habitants et d’anciens membres de gang, est l’isolement : les gangs étant si nombreux, chacun ne contrôle qu’un espace de quelques blocs. Au-delà, le territoire d’un autre gang, sur lequel il est dangereux d’entrer. Leur monde se limite donc à un bloc d’immeubles et à un terrain vague, ce qui réduit dramatiquement la perspective – beaucoup des membres des gangs ne sont même jamais allés au centre de Chicago et n’ont rien connu d’autre que le crime et la violence de leur quartier.

Thomas Jefferson, ancien membre d’un gang qui joue maintenant le rôle de médiateur avec CeaseFire, se souvient de l’année où, enfant, il a rendu visite à un cousin en Californie. La famille vivait dans un bon quartier de banlieue, un monde qu’il n’avait jamais vu. Quand les enfants revenaient à la maison après avoir fait un tour en vélo, ils les laissaient sur la pelouse devant la maison. Thomas avait trouvé incroyable qu’on puisse faire cela et que les vélos ne soient pas volés. « Vous ne pouvez pas savoir ce qui est mauvais avant d’avoir vu le bien. Donc tout était normal », dit Chico Tillmon, un ancien des gangs d’Austin, à Chicago, qui travaille maintenant pour CeaseFire. « C’est seulement quand j’ai grandi que j’ai réalisé qu’Austin était un si mauvais quartier. » En 2016, 88 personnes y ont été tuées.

Parler de choses positives est presque impossible dans ce type d’environnement, car personne ne veut écouter, dit Deandre Robertson, un jeune homme de 24 ans sorti des gangs d’Englewood. « Si tu ne parles pas de la façon de gagner le prochain dollar, ou quelque chose de ce genre… personne n’écoute ce que tu dis. »

 

Changer de vie

Robertson a grandi pauvre et sans père. Son parrain l’emmenait à l’église, ce qui ne l’a pas empêché de rejoindre un gang, de dealer et de se retrouver en prison. L’église, pourtant, l’a fait réfléchir. Il s’est mis à lire. « En lisant, j’ai compris », explique-t-il. « En devenant plus spirituel, je suis devenu humble. Mes oreilles se sont ouvertes et j’ai commencé à agir différemment. » À l’âge de 16 ans, il s’est assis et a pensé : « Je suis un hustler [arnaqueur] à la recherche d’argent. Ce que je fais me plaît, mais me mène à la prison. Cela ne marchera pas. » « Tout le monde est tellement en colère parce que tout le monde voudrait que les choses soient différentes », dit-il. « Mais comment espérer que les résultats soient différents alors qu’on continue à faire la même chose ? »

Il était sous mandat d’arrêt à ce moment-là. Il a décidé de tout changer. « J’ai regardé en moi », dit-il. Il a fait le séjour en prison qu’il devait à la société, puis est retourné à l’école. Il a ensuite trouvé un travail de vendeur.

Chico Tillmon, lui, a passé 16 ans en prison pour trafic de drogue. Sa mère lui a rendu visite en prison pour lui demander quand il allait se décider à changer. « Il fallait vraiment que je réfléchisse sur moi-même », dit-il, « car je ne voulais plus vivre comme cela. »

« Alors j’ai donné ma vie à Dieu ». Il a quitté le gang, bravant les regards et les paroles de ceux qui, autour de lui, pensaient qu’il était devenu fou. Mais, en voyant sa résolution, ses anciens « associés » ont respecté sa décision.

Après sa sortie de prison, il a été contacté pour résoudre un conflit entre gangs. Un dealer avait fait commerce sur le territoire d’un autre. Des coups de feu avaient été échangés, et des deux côtés, on préparait une revanche. « De qui s’agit-il ? », a demandé Tillmon. Il connaissait les dealers impliqués. « J’ai passé quelques coups de fil, je suis allé sur place, j’ai fait en sorte qu’ils s’assoient ensemble et les choses se sont réglées ». Peu après, il a été recruté par Ceasefire et a repris des études. Il finit actuellement un doctorat en criminologie.

Karl Mables et Janice Wilson devant les locaux de I Grow Chicago, le 3 février 2017. Après avoir été membre d’un gang, Karl Mables prépare son entrée dans la police. (Benjamin Chasteen/Epoch Times)

Être « flic » après les bad cops

Entre 2015 et 2016, les arrestations policières ont été divisées par deux, alors que les attaques armées sur policiers ont doublé. Ces deux chiffres sont la conséquence directe, disent les policiers ainsi que des experts, de la diffusion d’une vidéo de violence policière : en novembre 2015, un juge a ordonné la diffusion de la vidéo montrant un policier blanc abattant froidement un Afro-Américain de 17 ans, Laquan McDonald, qui tenait un couteau, et continuant à tirer plus d’une dizaine de fois sur l’homme au sol. La vidéo avait déclenché de multiples manifestations.

William Calloway, un activiste et ancien membre de gang qui avait exigé l’accès à cette vidéo, doute maintenant d’avoir bien agi. Il voulait, dit-il, que la police fasse son travail correctement mais ne pensait pas remettre en cause les officiers de police, qui craignent d’être accusés de racisme s’ils arrêtent trop d’Afro-Américains.

Le commandant Kenneth Johnson du 7e district à Englewood essaie à présent une autre stratégie. L’été dernier, alors qu’il espérait exercer ses droits à la retraite, on lui a donné le commandement du quartier le plus dangereux du South Side. Il y a mis en place une police de proximité chargée de l’écoute et de la résolution des problèmes par le dialogue : organisation de matchs de basket, aide à la désintoxication pour les junkies, prise en charge des SDF… « Nous sommes au service de la communauté, nous devons donc en faire partie », explique Johnson. Il encourage donc ses policiers à parler aux gens pour favoriser un « engagement positif ».

Mais cette stratégie demande plus de policiers. La ville en recrute actuellement 900. Il faut aussi convaincre des flics endurcis, habitués à la méthode classique « contrôle-arrestation » et protégés par leur syndicat que cette nouvelle approche peut fonctionner. « Quoi qu’on fasse, il y a toujours des réticents », concède Johnson.

Janice Wilson, elle, a été convaincue. Elle a rendu visite à chaque commerce d’Englewood, créé un groupe de discussion entre policiers, dans lequel progressivement des citoyens se sont insérés. Les premiers groupes mixtes étaient nés. Les premiers signes sont là – même s’ils ne rentrent pas dans les statistiques : des gamins du quartier serrent Wilson dans leurs bras quand elle passe dans la rue et elle les connaît tous par leur prénom. 

Charles « Charlie Slim » Jones, travailleur social à CeaseFire

Natif d’Englewood, âgé de 43 ans, Charles est allé en prison à l’âge de 17 ans pour participation à un assassinat. Condamné à 20 ans, il a décidé d’étudier le droit pour « se sentir humain à nouveau ». Depuis sa sortie de prison en 2010, il travaille pour Ceasefire, une ONG non lucrative faisant de la prévention auprès des jeunes. « Les armes existeront toujours », d’après lui. « Nous devons changer le regard des jeunes sur la violence. S’ils pensent que tuer n’est pas un problème, cela restera toujours normal pour eux, nous devons les aider à changer cet état d’esprit ».

Thomas Jefferson, médiateur à CeaseFire

Ayant grandi à Englewood, Thomas Jefferson a pris la « mauvaise décision » de rejoindre un gang et de rentrer dans l’engrenage crime-prison. Durant son enfermement, il s’est aperçu que les membres des différents gangs pouvaient devenir amis. Quand il a demandé pourquoi, on lui a répondu : « Quand tu rencontres quelqu’un, tu finis par le connaître. » Cela lui a donné du recul et il a eu envie de changer. À sa sortie de prison, CeaseFire l’a aidé. Il travaille aujourd’hui à la création de ce type de liens et intervient auprès des voisinages de son quartier.

Asiaha Butler, présidente de RAGE

Quand une balle d’arme automatique a traversé sa maison en 2007, Asiaha a voulu quitter Englewood. Mais en voyant par la fenêtre des enfants jouer dehors, elle a décidé de rester et a créé RAGE (Resident Association of Greater Englewood). L’association organise chaque semaine un festival dans les zones les plus dangereuses du quartier pour créer des « espaces-tampons » sans violence. Elle a convaincu la mairie de Chicago de lui vendre les espaces abandonnés pour la somme symbolique d’un dollar afin de stimuler le développement du quartier.

 

 

 

Soutenez Epoch Times à partir de 1€

Comment pouvez-vous nous aider à vous tenir informés ?

Epoch Times est un média libre et indépendant, ne recevant aucune aide publique et n’appartenant à aucun parti politique ou groupe financier. Depuis notre création, nous faisons face à des attaques déloyales pour faire taire nos informations portant notamment sur les questions de droits de l'homme en Chine. C'est pourquoi, nous comptons sur votre soutien pour défendre notre journalisme indépendant et pour continuer, grâce à vous, à faire connaître la vérité.