Mohed Altrad : « Le succès, ce n’est que la permission de continuer »

5 juillet 2016 17:00 Mis à jour: 22 juillet 2016 11:21

En juin 2015, Mohed Altrad, à la tête d’une entreprise de service à l’industrie et la construction, est le premier Français à être élu meilleur entrepreneur au monde par Ernst & Young. Aujourd’hui, le chef d’entreprise consacre une partie de son temps à sa mission à la tête de l’Agence France Entrepreneur. Il partage le reste de son temps entre son entreprise, l’écriture, le Montpellier Herault Rugby dont il est le président, et sa famille de cinq enfants. Dans toutes ses activités, Mohed Altrad impose sa griffe. Pour cet exilé du désert syrien, le sens du collectif et des valeurs prime avant tout.

Du désert à l’entreprise internationale

« Pour les uns, le désert est comme une seconde naissance, il les accouche. Pour les autres, le désert est un vaste cimetière. Il les enterre ». Cette citation, tirée de L’Empire du silence de Jacques Lanzmann, figure en préface du recueil de la charte des valeurs du groupe Altrad.

Mohed Altrad est né en un jour inconnu quelque part dans le désert syrien, d’une mère violée par le chef du clan. Son frère, né dans les mêmes conditions, n’a pas survécu, et sa mère décéda peu après l’accouchement. « Vraiment, il n’y avait rien, comme du temps d’Abraham… rien à manger, avec un peu de chance, un peu de quoi boire. Ni électricité, ni bâtiment, ni état civil, cela n’intéresse personne ! », précise-t-il. Il n’avait pas d’autre avenir que celui de berger, auquel le prédestinait sa grand-mère qui l’a élevé.

Enfant, Mohed Altrad assistait à la classe au travers d’un trou dans le mur. Il apprend ainsi à lire tout seul, avant de pouvoir finalement rejoindre les autres élèves. Il sera aidé par son professeur, qui le soutiendra quand il partira faire des études en France. Arrivé à Montpellier avec 200 francs en poche, il décrochera plusieurs diplômes dont un doctorat en informatique. Brique par brique, l’homme construira lui-même son groupe.

D’abord ingénieur dans plusieurs groupes dont Thomson, il avoue avoir eu un choc en visitant une fabrique d’échafaudage à Florensac en 1985. « La découverte des usines de transformation et de traitement de l’acier, avec leur presse, leur machine d’emboutissage et leurs bains d’acide… cet univers de force pure que j’allais devoir m’approprier jusqu’à le maîtriser. J’ai fait mieux, j’ai appris à aimer le métier du bâtiment ». Mohed Altrad investit. Dès l’année suivante, le chef d’entreprise acquiert une nouvelle société. Il réinvestira l’ensemble de ses revenus dans Mefran. Près d’une centaine d’entreprises ou fonds de commerce seront rachetés dans toute l’Europe et formeront la mosaïque.

« Il faut savoir être courageux, ne pas abandonner face aux difficultés, c’est une vertu cardinale. »

Le goût du collectif marque la vision de l’entrepreneur, pour qui les acquisitions ne répondaient pas à un plan préconçu. Il ne cherchait pas le succès, mais ce succès l’a trouvé. « Mefran, Socform, Mib… », énumère-t-il, « ce sont autant d’êtres singuliers avec leur propre personnalité, ce sont les membres de notre famille ».

Construire le rapport à l’autre est au cœur des projets de Mohed Altrad. La politique de management du groupe s’inspire de principes : plutôt que d’adopter une structure pyramidale de décision, la holding fonctionne par un principe de coresponsabilité, laissant un grand espace de liberté aux filiales. Dans sa charte, le groupe indique vouloir mettre le client au cœur de son métier en proposant, par exemple, « de réduire leur investissement en capital pour se recentrer sur leur valeur ajoutée en sous-traitant de nombreux travaux éloignés de leur core-business  ».

Devant le jury international d’Ernst & Young, le chef d’entreprise a fait valoir le principe français de « personne morale », au cœur de la politique de management du Groupe. « Nous partons du principe que si vous voulez réussir dans votre branche, vous devez connaître votre métier. Après, une économie ne peut pas exister indépendamment de la cité, c’est une histoire d’hommes, de femmes, nous devons savoir ce que veut dire être solidaire, être chaleureux », indique-t-il.

« Dans une entreprise, il y a la question de la croissance mais aussi celle du bien-être des gens qui y travaillent. C’est une manière de transcender un produit banal tel que l’échafaudage ou la bétonnière. Ce que l’on crée alors est une construction, belle, incontestable  ».

En 2015, Altrad signe l’acquisition du groupe néerlandais Hertel et de ses 70 filiales à travers le monde, ce qui lui permet de doubler de taille jusqu’à atteindre un chiffre d’affaires d’1,8 milliard d’euros fin 2015. Puis vient la récompense d’Entrepreneur Mondial 2015 en juin, ainsi que l’entrée au classement remarqué des milliardaires du magazine Forbes. Aujourd’hui, plus de 7 000 personnes travaillent directement pour le groupe, présent dans 16 pays. Entre le désert de Syrie et sa réussite actuelle, le chef d’entreprise confie avoir vu défiler l’équivalent de « 3 000 ans d’histoire ».

Sa mission au sein de l’Agence France Entrepreneur

En juillet, il est invité à l’Élysée. « Pas seulement pour prendre un café », ajoute-t-il. Aux côtés de François Hollande, il évoque les questions sociales, les banlieues, l’économie, la Syrie. Le chef d’entreprise apprécie la démarche du président, « quelqu’un de sincère, de très chaleureux ». Les discussions en restent là.

Le 10 octobre, Mohed Altrad reçoit un coup de fil. « Le chef de l’État va prononcer votre nom dans un discours », lui dit-on. L’entrepreneur aimerait comprendre la démarche, mais on dit qu’on lui expliquera. « C’est comme ça, le président décide, vous exécutez… » Le président nomme alors le chef d’entreprise à la tête d’un nouvel organisme, l’Agence France Entrepreneur, qui aura pour but le renforcement et la coordination de l’action nationale et locale dans le but de soutenir les créations, reprises et développement des entreprises, notamment dans les territoires fragiles.

« Il y a eu un discours dans un quartier sensible, il y avait une estrade où tous les ministres étaient présents. Je pensais que cela allait être rapide mais finalement, le président a prononcé un discours très institutionnel, long et détaillé. Quand c’est comme cela et que vous êtes là, derrière, au bout d’un certain temps, vous réalisez alors que vous faites incursion dans un univers qui vous est étranger », raconte-t-il. Sur un parvis de La Courneuve, dans le 93, le chef d’entreprise se voit désigné pour soutenir une politique de l’entrepreneuriat. Dix ans après les émeutes des banlieues françaises, la mesure est aussi symbolique que le lieu choisi : Mohed Altrad se tient à la frontière de deux mondes qui se parlent difficilement, les hommes politiques et la banlieue française.

Le groupe Altrad a racheté plus d’une centaine d’entreprises depuis 30 ans partout dans le monde.
Le groupe Altrad a racheté plus d’une centaine d’entreprises depuis 30 ans partout dans le monde.

On attend de lui qu’il commence en décembre. Sa réponse : « Le délai n’est pas réaliste ». « Être capable, dans l’absolu, cela ne veut rien dire, je voulais savoir si nous avions ou pas les moyens de remplir nos objectifs ». Mohed Altrad retrousse ses manches. Il multiplie les réunions, se penche sur les données du problème. « Le plus difficile, en entreprise, c’est de connaître ses clients. Ici, les personnes concernées, nous les connaissons, nous savons tous ce qui doit être mis en œuvre. »

« En France, si l’on dresse une cartographie du pays, on constate que plus de 11,5 millions de nos concitoyens vivent dans des territoires fragiles économiquement, des endroits où le chômage est particulièrement élevé. Sont concernés notamment les quartiers prioritaires de la politique de la ville et les zones de revitalisation rurale y compris en outre-mer. Les 1 500 quartiers prioritaires représentent à eux seuls environ 5,4 millions de personnes dont un grand nombre sont issues de l’immigration, de première, deuxième ou troisième génération. Leurs habitants sont trois fois plus pauvres qu’ailleurs. Dans ces quartiers, vous avez 26% de chômage, soit près de trois fois plus que la moyenne nationale », expose-t-il.

« 2,7 milliards d’euros sont injectés par l’État et les autres acteurs publics pour soutenir la création d’entreprise en France. Ils transitent par Pôle Emploi, par diverses associations, ou sous forme d’exonérations fiscales pour la création d’entreprises. Quand on regarde, sur le papier, tout cela semble fonctionner très bien. Mais au final, cela descend au compte-gouttes et seulement 2% du budget arrivent aux acteurs sur le terrain, donc évidement ça ne peut pas fonctionner », relève-t-il.

Le mille-feuille administratif n’effraie pas l’entrepreneur, qui demande, au terme de six mois d’un travail de fond, que l’agence puisse intervenir sur le budget de ces 2,7 milliards. « J’ai mon entreprise, ma famille, je ne recherche pas un job », indique M. Altrad, qui ne vise « que l’efficience ». En avril dernier, la présidence de l’Agence France Entrepreneur lui est confiée. La nouvelle agence est investie de nouvelles missions, elle devra en particulier déployer la stratégie nationale de soutien à l’entrepreneuriat, coordonner la mise en œuvre de l’action publique au niveau national et renforcer l’articulation des actions nationales et territoriales. Pour mener l’ensemble de ses actions, l’AFE bénéficiera d’un nouveau budget d’intervention de 20 millions d’euros.

Elle travaillera en synergie avec une quarantaine d’associations, comme Initiative France, France Active, l’Adie , BGE ou encore Planet Adam, association fondée par Jacques Attali.

Mohed Altrad réfléchit à « créer une BPI (Banque publique d’investissement) des pauvres, nommer un entrepreneur référent dans chaque secteur, utiliser la BPI et la Caisse des Dépôts comme relais ».

« Je rencontre des politiques tous les jours, je leur dis : « Il faut que vous alliez dans les quartiers voir les gens, les écouter » ». Dans la région de Montpellier, les trois quartiers difficiles lui sont bien connus. Il se rend parfois dans les établissements scolaires pour rencontrer les jeunes, répondre à leurs questions. « Je leurs dis que s’ils veulent être bons, ils peuvent réussir, gagner leur place. Mais en étant mauvais, on n’a aucune chance dans le système ». En 2002, Mohed Altrad a écrit Badawi (Bédouin), un roman qui a été mis au programme des collèges, lycées et lycées pro. L’histoire est celle d’un jeune bédouin, à qui il est interdit d’étudier, de choisir sa vie ou sa conjointe.

Auteur d’essais et de romans

Il finira par se faire remarquer de ses enseignants, qui l’accueilleront dans un pensionnat de Raqqah et qui lui ouvriront les portes du monde. Il vivra une idylle impossible et sera ingénieur pétrochimique. Le bédouin obtiendra un poste dans les Émirats du Golfe et verra de près un autre monde. Dans Badawi, l’histoire est proche à s’y méprendre de celle du chef d’entreprise. Le bédouin perd-il son identité, l’a-t-il conquise en se mélangeant aux puissants de ce monde ? La question des origines plane sur le roman. « Il n’était plus à Raqqah, il n’était plus le petit Badawi dont on pouvait se moquer. C’est juste, la puissance le fascinait. Mais déjà, lorsqu’il était enfant, elle l’avait fasciné, et intimidé aussi, surtout parce qu’elle lui paraissait inaccessible », écrit Mohed Altrad.

Il entend parfois dire : « La France est raciste ». « La France ne fait rien pour nous ». « C’est le message global, le sentiment. C’est tout simplement faux. Il y a des racistes en France, mais la France n’est pas raciste. C’est vrai qu’il y a beaucoup trop de pauvreté. Toutefois, quand on parle des obligations de la France – et elles existent – celles-ci ont leurs réciprocités, ce sont les devoirs qui en découlent. Il faut dialoguer », remarque-t-il.

« Il faut faire attention aux mots. Par exemple, on affirme, parfois même sous forme d’injonction, qu’il faut être solidaire ; mais il faut comprendre qu’une personne est solidaire parce qu’elle trouve un intérêt avec autrui, elle poursuit un projet qui est commun, alors qu’être généreux, c’est donner sans attendre en retour. Il faut aussi savoir être courageux, ne pas abandonner face aux difficultés, c’est une vertu cardinale », continue-t-il.

Jouer collectif dans le respect des règles, Mohed Altrad prend cela à cœur. Dans le Montpellier Herault rugby, dans lequel Mohed Altrad a investi 5 millions d’euros en deux ans, il y a une règle : pour devenir professionnel, il faut avant tout « réussir à l’école, dans ses études ». Le club a été éliminé en quart de finale du championnat cette année par Toulon, mais a tout de même remporté la Coupe d’Europe face aux Arlequins en juin.

« C’est le premier trophée mais pour moi c’est une première étape, une plateforme sur laquelle s’appuyer. Il y en aura d’autres, je vous le promets ! », déclarait alors Mohed Altrad dans la presse. Là encore, ce n’est qu’une étape pour l’entrepreneur, « une pierre qui s’ajoute à une autre pierre ». Dans la Charte du club, c’est écrit en gros pour ceux qui auraient des trous de mémoire : « Le succès, ce n’est que la permission de continuer… »

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